une travailleuse du secteur du nettoyage dans un couloir et un sac poubelle ISS
Photo de Lou Lampaert
Société

Sous-traitance et maltraitances : la douleur des travailleuses du nettoyage

« Y’a pas un jour sans voir une femme, dans un coin, en train de pleurer. »

En Belgique, le secteur du nettoyage emploie près de 200 000 travailleur·ses, dont une majorité de femmes et de personnes d’origine étrangère. Selon Magali Verdier, chargée de travail avec les travailleur·ses migrant·es de la CSC (Confédération des syndicats chrétiens), il y aurait plus de 100 000 personnes sans-papiers résidant en Belgique et travaillant dans l'économie informelle, dont des milliers travailleraient dans le secteur du nettoyage.

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Evelyne est une ancienne femme de chambre. Sans-papiers au moment de son interview, elle fait partie du comité de la CSC et de la Ligue des travailleuses domestiques de la CSC. Elle nous parle de la sous-traitance et des maltraitances mais aussi de son militantisme, qu’elle a embrassé au sein de la Ligue.

Ce témoignage fait partie de la série de podcast Clean my Rights, réalisée par Lou Lampaert, Nadia Vossen et Juliette Cordemans. 

Je suis arrivée dans le nettoyage par hasard. Quand je dis nettoyage, c’est femme de chambre dans les hôtels. À cette époque-là, en 2020, je vivais à Bruxelles et je travaillais dans un hôtel à Rochefort, dans la province de Namur. J’étais employée par une grande entreprise de nettoyage, en sous-traitance.

Parfois, quand je repartais [du travail] le soir, on me disait qu’il y aurait 80 chambres à nettoyer le jour d’après. Et puis quand j’arrivais le lendemain, y’en avait finalement 150 – alors que le nombre de travailleuses est déterminé la veille, en fonction desdites « 80 chambres ». Donc, t’imagines, faire trois chambres en une heure… C’était impossible. J’ai coutume de dire que le nettoyage, c’est le plus grand des sports : tu te mets à genoux, tu t’abaisses, tu te mets à quatre pattes pour faire les lits… En plus, dans cet hôtel-là, y’avait des lits superposés. 

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J’ai arrêté de travailler en tant que femme de chambre, mais j’en garde encore des douleurs. J’ai consulté beaucoup de médecins, que ce soit pour ma jambe, mon poignet ou ma gorge. Aujourd’hui encore, par exemple, je tousse, à cause des produits de nettoyage qu’on utilisait. 

Imaginez-vous, ces filles commencent à 9 heures : elles partent à 5 heures de chez elles, et quand elles rentrent le soir, à 23 heures, elles doivent encore s’occuper de leur mari, de leurs enfants… Les femmes sont terriblement épuisées. Elles pleurent. Y’a pas un jour sans voir une femme, dans un coin, en train de pleurer. Souvent, tu dois laisser ton travail de côté pour prendre les collègues dans tes bras. Y’a beaucoup, beaucoup de stress. Derrière toi, y’a le directeur de l’hôtel, l’adjoint du directeur, la gouvernante, l’inspectrice de l’entreprise de nettoyage, tout ce monde qui te répète : « On veut les chambres, on veut les chambres ! » Donc tu travailles, mais tu travailles pas bien, parce que tu cours, tu cours et tu cours. 

Les gros problèmes que j’ai eu avec le sous-traitant, c’est le manque de matériel, le manque de respect et le manque de salaire, car on reste souvent impayées. Beaucoup de travailleuses se plaignent des sous-traitants parce que la plupart des entreprises de sous-traitance emploient des personnes vulnérables, comme les sans-papiers. Donc, les patron·nes se permettent tout. 

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Les patrons payent au nombre de chambres. Et le nombre de chambres à nettoyer varie en fonction des jours. Puis, les patrons payent avec l’argent qu’ils ont sur eux et parfois, ils ne payent même pas. Il faut savoir que normalement, une femme de chambre, lorsqu’elle est déclarée, touche 13 euros et quelques de l’heure. Mais les femmes de chambre non déclarées – c’est-à-dire la majorité d’entre elles – sont payées au nombre de chambres. Ça dépend de l'hôtel, de la tête de l’inspecteur·ice et de la tête du sous-traitant. Dans notre cas, le sous-traitant nous disait simplement : « Vous êtes payées 10 euros pour trois chambres », sachant qu’on devait faire trois chambres en une heure. Je crois que pour la plus grosse journée que j’ai faite, je ne sais même pas si j’ai atteint les 50 euros… 

Normalement, quand tu commences à travailler, on te demande ta pièce d’identité pour te faire un contrat. Eux, ils te demandent rien. Ils te disent: « Tu commences quand à travailler ? » Moi, j’ai eu mon job via le bouche-à-oreille. Les gens avec qui je travaillais [à Bruxelles] m’ont dit qu’un hôtel ouvrait à Rochefort. « Appelle untel. » Et tu commences à travailler, mais tu sais même pas pour qui tu travailles. Ils font quelques contrats à certaines d’entre nous, mais ce sont des contrats de deux ou trois heures seulement, au cas où il y a un contrôle – alors qu’elles travaillent de 6 à 22 heures. C’est n’importe quoi. 

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C’est simple, toutes les femmes de chambre sont étrangères. Personnellement, dans tous les endroits où j’ai travaillé, j’ai jamais rencontré une femme de chambre belge. Si t’en vois une, c’est la patronne. Parmi les filles qui travaillent dans les hôtels, beaucoup viennent de l’Europe de l’Est. Elles, ce sont des machines. Ces femmes-là arrivent au travail le matin, elles disent pas un mot. Les seules pauses qu’elles prennent, c’est pour fumer leur cigarette. Elles devraient être valorisées, et pourtant c’est loin d’être le cas. Ce sont elles qui sont violées. C’est les filles d’Europe de l'Est qui subissent le plus de ces violences au travail, au sein des hôtels en tout cas. 

Un jour, j’ai tout cassé. Dans une chambre, j’ai tout balancé. Après, je suis tombée dans les pommes. Je me suis retrouvée par terre et les personnes autour de moi me versaient de l’eau dessus. J’étais pas la seule dans ce cas. Moi-même, j’ai versé de l’eau sur beaucoup de mes collègues. 

Ce sont des femmes qui n’ont pas le choix. Elles se disent toujours : « Je préfère avoir 10 euros pour acheter du lait à mes enfants que d’avoir rien du tout. » Elles souffrent en cachette, et pourtant elles reviennent le lendemain. Certaines ne reviennent pas… Mais beaucoup reviennent. 

Je sais pas comment décrire ce monde-là. C’est un monde que j’ai découvert… et qui me rebelle énormément. Et je me demande comment on peut vivre dans un monde où les gens ne voient pas cette réalité. 

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Un jour, pour avoir la paye du mois, on est allées devant la maison du sous-traitant. Ce jour-là, en quittant l’hôtel à Rochefort, moi et toutes les filles dans la voiture, on a dit au chauffeur : « Tu nous ramènes pas à la gare. » On lui a demandé s'il savait où le sous-traitant habitait, et il nous a dit que oui. Alors on lui a dit : « Tu te gares devant chez lui et tu l’appelles » C’est ce qu’il a fait. Il a appelé le sous-traitant et lui a dit : « Je suis avec toutes les filles, elles disent que si tu les payes pas, elles travaillent pas demain. » 

Ici, les patrons ont tous les pouvoirs. Les personnes sans-papiers ou sans contrat qui sont embauchées ne peuvent pas se plaindre. Moi, j’ai eu le courage de porter plainte, mais les autres ont refusé, par peur, tout simplement. On a coutume de dire que tu pars en tant que victime et que tu reviens comme détenue ou bien tu te retrouves en centre fermé. C’est exactement ça. 

Un jour, y’a eu une manifestation. En marchant, je me disais « Evelyne, t’as souvent vu ça à la télé, aujourd’hui t’y es ! » Il faut savoir que je suis casanière, donc avant, je voyais les manifestations au JT, et c’était tout. Je me disais que je pourrais aller assister aux trucs antiracistes, à telle action… mais j’étais dans mon canapé, en disant ça ! Et là, pour une fois, j’étais sur place. J’étais tout devant, je tenais la banderole, les pancartes. J’étais trop contente. Je me suis dit que c’était le début de quelque chose, et ça été le début de quelque chose ! Ce jour-là, tout a changé pour moi. 

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C’est comme ça que j’ai rencontré la Ligue des travailleuses domestiques de la CSC. La ligue, c’est un groupe de femmes travailleuses domestiques qui se battent pour leurs droits, et qui essayent de trouver des solutions à leurs conditions de travail et à l’exploitation qu’elles subissent au travail. La ligue des travailleuses domestiques, c’est un peu la ligue des travailleuses exploitées. 

L’impact que la Ligue a eu dans ma vie, c’est de me faire rencontrer des chouettes femmes. Parce que toutes ces femmes-là sont belles. Et puis, ça m'a donné un but, un grand but. Les rencontrer m’a fait devenir une autre femme, et m’a fait comprendre que l’union fait la force. C’est une évidence : toute seule, tu peux rien faire. 

Si on devait retenir une chose, c’est celle-ci : quel que soit le travail qu’on te donne, la personne qui t’emploie doit te donner les moyens pour bien exercer ton travail. Et elle doit te payer à la fin. Te donner une assurance, parce qu’il y a des accidents tous les jours. Payer ton salaire, parce que même quand y’a la souffrance, quand y’a le dur labeur, quand t’es bien payé·e à la fin, « ça essuie ton front », comme on dit chez moi. 

Evelyne et ses camarades de la Ligue continuent de se mobiliser pour faire entendre leurs voix et faire respecter leurs droits. Leur lutte vise à améliorer leurs conditions de travail et de vie, mais également à visibiliser leur métier, indispensable dans notre société. 

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