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Des talibans patrouillent dans les rues d'Hérat, Afghanistan, après leur prise de pouvoir le 15 août. Photo : Mir Ahmad Firooz Mashoof/Anadolu Agency via Getty Images
Société

D’où vient l’argent des talibans ?

L'année dernière, le groupe a réalisé un chiffre d'affaires de 1,6 milliard de dollars, ce qui l'a aidé à prendre le contrôle de l'Afghanistan à la vitesse de l'éclair.
Pallavi Pundir
Jakarta, ID
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Dans les rues de Kaboul après la prise de pouvoir par les talibans, les Afghans couraient d'un distributeur vide à l'autre. Les prix ont grimpé en flèche, les États-Unis ont gelé 9,5 milliards de dollars d'actifs et Haji Mohammad Idris, un obscur fonctionnaire, a été nommé à la tête de Da Afghanistan Bank (DAB), la banque centrale du pays, pour régler « les problèmes des gens ». La nomination d'Idris reflète le système financier opaque mais sophistiqué que le groupe exploite depuis plus de deux décennies.

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Même dans l'un des pays les plus pauvres du monde, où près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, les talibans sont tristement riches. Selon les experts, leurs ressources ont été un facteur clé qui les a aidés à prendre le contrôle de l'Afghanistan à la vitesse de l'éclair.

« Le cliché veut que les talibans soient des djihadistes simples d'esprit qui vivent dans des grottes et opèrent à partir de là, explique Gretchen Peters, du Center on Illicit Networks and Transnational Organized Crime (CINTOC). C'est complètement absurde. » 

Les actifs financiers du groupe ont été présentés dans un rapport confidentiel commandé par l'OTAN qui a fuité l'année dernière et que nous avons pu consulter. Sur la base d'entretiens avec des sources au sein des talibans et du gouvernement précédent, le rapport estime les revenus des talibans à 1,6 milliard de dollars l'année dernière. L'objectif ultime du groupe, selon les auteurs du rapport, est de devenir « une entité politique et militaire indépendante » qui puisse survivre sans l'aide de ses partisans – gouvernements ou individus – en dehors de l'Afghanistan. 

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« Le cliché veut que les talibans soient des djihadistes simples d'esprit qui vivent dans des grottes et opèrent à partir de là. C’est complètement absurde. »

Comme les talibans ne publient pas de rapports financiers trimestriels, il est difficile de déterminer clairement les sources de cette richesse, mais de nombreux reportages suggèrent que la majorité provient des marchés noir et gris, notamment de l'exploitation minière illégale, du commerce de la drogue et de l'immobilier. Étonnamment, une part importante de leurs revenus – 15 %, soit plus de 240 millions de dollars – provient de « dons » généreux.

Certains de ces dons proviennent de riches mécènes du Pakistan et du Moyen-Orient et d'un « réseau d’individus, de sociétés, de mosquées et de madrassas dont il est de notoriété publique qu’ils financent les talibans et blanchissent de l’argent pour leur compte », selon un rapport du Conseil de sécurité des Nations unies (ONU) de 2019. Nombre de ces organismes de bienfaisance figurent sur la liste des groupes qui financent le terrorisme, y compris les talibans, établie par le ministère américain des Finances. 

« Des individus qui ont des activités commerciales légales dans les États du Golfe et au Baloutchistan blanchissent également de l’argent provenant du trafic de drogues pour les talibans », écrit l'ONU, ajoutant que « ces sources de revenus amènent systématiquement les talibans à nouer des contacts et des partenariats avec des groupes criminels organisés afghans ».

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Les particuliers seraient les plus gros contributeurs. L'une des épouses de Sirajuddin Haqqani, d’origine saoudienne, envoie un don annuel de 60 millions de dollars. Sirajuddin Haqqani est le leader du « réseau Haqqani », l'un des groupes armés les plus meurtriers au sein des talibans. Il est connu pour avoir mené des attaques très médiatisées contre les alliés occidentaux en Afghanistan et a été nommé en charge de la sécurité de Kaboul la semaine dernière. 

« Ces sources de revenus amènent systématiquement les talibans à nouer des contacts et des partenariats avec des groupes criminels organisés afghans. »

Le premier régime des talibans – caractérisé par l'interdiction des divertissements, des punitions sévères et un accès restreint à Internet – a été qualifié d'« âge des ténèbres ». Mais les rapports des services de renseignement américains ont montré que le groupe se débrouillait plutôt bien. 

« Pendant des années, les dirigeants talibans ont vécu dans des complexes coûteux au Pakistan, où ils se déplaçaient en Land Rover et envoyaient leurs enfants dans des écoles privées », dit Peters, ajoutant qu’en raison des idées fausses sur leur style de vie prétendument austère, « personne ne prenait la peine de suivre l'argent ».

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Les rapports du conseil de sécurité de l'ONU ont mis en évidence un réseau obscur de financement des talibans, notamment composé de riches donateurs internationaux. Photo : Muhammed Semih Ugurlu/Anadolu Agency via Getty Images

Le rapport de l'OTAN montre qu'en 2020 déjà, l'exploitation minière illégale rapportait 29 % des revenus des talibans, soit 464 millions de dollars, tandis que le commerce des stupéfiants rapportait 416 millions de dollars et les exportations, la zakat (impôt sur la fortune) et l'immobilier 480 millions de dollars. 

Vanda Felbab-Brown, spécialiste des finances des talibans à la Brookings Institution, explique que l'argent, en particulier celui provenant du Moyen-Orient, est difficile à suivre. « Les transferts de fonds ont été importants pour les insurgés talibans, dit-elle. Ils déterminent l'avenir de certaines factions au sein du mouvement et contribuent aux négociations internes. Les États-Unis ont essayé de les contrer et ont réussi dans certains cas, mais n'ont pas pu les arrêter complètement. »

Peters, de son côté, dit avoir trouvé des preuves que les talibans blanchissent également de l'argent aux États-Unis et au Royaume-Uni. 

De précédents rapports des Nations unies ont révélé que la tradition séculaire de la « hawala » – un système de transfert d'argent informel dans les pays arabes et en Asie du Sud par le biais d'un intermédiaire – est largement utilisée par les talibans. Ces systèmes sont faiblement surveillés par le gouvernement afghan. Les Nations unies ont suggéré qu’il fallait obtenir davantage d'informations sur les comptes bancaires des talibans, les hawalas et les facilitateurs financiers.

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« Les services de renseignements américains et leurs alliés ont complètement échoué à comprendre comment les talibans gagnent de l'argent, comment ils le cachent et comment ils l'utilisent. »

Il y a eu quelques progrès. L’Afghan Threat Finance Cell, qui relève du Trésor américain et du ministère américain de la Défense, a été créée en 2008 pour surveiller le financement des talibans. Elle a révélé plusieurs cas de corruption de haut niveau, notamment des liens entre les talibans et le précédent gouvernement afghan. 

Mais selon Peters, cette surveillance est toujours insuffisante. « Dans un effort de guerre qui s'est davantage distingué par ses erreurs stratégiques que par ses réussites, les services de renseignements américains et leurs alliés ont complètement échoué à comprendre comment les talibans gagnent de l'argent, comment ils le cachent et comment ils l'utilisent », dit-elle.

Haroun Mir, directeur du Centre afghan de recherche et d'études politiques, a raconté à NPR qu'il avait un jour demandé au ministre des Affaires étrangères de Bahreïn ce qui pouvait être fait pour mettre fin aux flux d'argent en provenance des pays du Golfe et à destination des talibans. Le ministre aurait répondu qu'il n'y avait « aucun mécanisme dans la région permettant de surveiller le transfert des fonds de charité ». 

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La mauvaise nouvelle pour les talibans est que leurs finances fonctionnent bien pour un groupe d'insurgés, mais pas pour une instance dirigeante. Selon les analystes, les méthodes « sophistiquées » de gestion financière qui les ont alimentés jusqu'à présent pourraient ne plus suffire. Selon Felbab-Brown, les dons individuels conviennent bien pour faire fonctionner une insurrection, mais ne suffiront pas pour faire fonctionner un État. 

Les talibans sont connus pour leur système complexe de collecte de la zakat, ou impôt sur la fortune, sur tout, y compris sur les cargaisons et les camions d'aide étrangère entrant dans le pays. En ce moment même, à l'aéroport de Kaboul, certains médias rapportent que des représentants talibans soutirent de l'argent aux personnes qui tentent de prendre l'avion. 

« Les talibans ont une expérience limitée des systèmes financiers internationaux, explique Felbab-Brown. Ils ont une certaine expérience de la dissimulation d'argent sur des comptes bancaires et de l'évasion du système financier international. Mais la plupart de leurs transactions se font en argent liquide. Ils n'ont pas d'expérience des politiques macroéconomiques de l'Afghanistan, ni l'expérience nécessaire pour diriger la banque centrale. »

Mercredi 25 août, l'ancien directeur de la Banque centrale, qui a fui Kaboul à l’approche des talibans, a écrit dans une colonne qu'aucun financement interne ne peut battre l'aide internationale qui a permis à l'Afghanistan de fonctionner pendant des décennies. Il a ajouté que les spéculations concernant la Chine, la Russie et le Pakistan qui investissent dans le pays pourraient ne pas être exactes. 

« Les talibans n'ont pas d'expérience des politiques macroéconomiques de l'Afghanistan, ni l'expérience nécessaire pour diriger la banque centrale. »

« Même si de tels investissements arrivent, ils ne pourront pas remplacer la puissance financière combinée des principaux organismes donateurs bilatéraux et multilatéraux, écrit-il. Les talibans doivent négocier avec ces partenaires s'ils espèrent pouvoir accéder aux réserves internationales ou recevoir des fonds des donateurs. Cela nécessitera l'adhésion aux normes mondiales de gouvernance et d'éducation des femmes, entre autres. » 

Les analystes craignent qu'avec la détérioration de l'économie afghane, ce soit le peuple afghan qui en souffre le plus. Les pays du G7 doivent maintenant décider de reconnaître le gouvernement taliban ou de le sanctionner. Leur accorder la légitimité, selon le président américain Joe Biden, reviendrait à leur offrir « une aide supplémentaire en termes d'assistance économique, de commerce, et de toute une série de choses. »

Compte tenu de l’état de l'économie afghane, une sanction générale pourrait ne pas nuire aux talibans autant qu'au peuple afghan, selon Felbab-Brown. Mais combiner l'aide à la préservation des droits de l'homme est un « fantasme qui ne se produira pas ». À la place, elle recommande de limiter l'aide afin d'éviter les pires restrictions aux droits de l'homme. « Au lieu de lever toutes les sanctions d'un coup, il faudrait débloquer une partie de l'argent du FMI ou de la Banque mondiale pour une politique spécifique souhaitée par les talibans, explique-t-elle. Les talibans peuvent survivre aux pressions et à l'isolement. Mais dans un pays déjà ravagé par la pauvreté et la malnutrition, les sanctions feront mal à la population. »

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