Union Bhoys Saint-Gilles
Toutes les photos sont de l'autrice
Culture

6 mois avec les Bhoys de l’Union Saint-Gilloise

Un jour, dans la tribune, une femme m’a dit : « T’façon Maddie, t’es foutue : Union un jour, Union toujours. »

Un jour, dans la tribune Est du Stade Joseph-Marien, une femme m’a dit : « T’façon Maddie, t’es foutue : Union un jour, Union toujours. » Effectivement, dire que je n’ai développé aucune attache à ce club serait mentir ; mes images et mon récit en sont témoins. Aujourd’hui, grâce à mes photos, j’ai les deux pieds dedans. Depuis mon premier déplacement avec les ultras des Union Bhoys il y a plus de huit mois, j’ai monté un projet à leur image et je travaille aujourd’hui comme photographe officielle de l’Union Saint-Gilloise. 

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Pendant la deuxième moitié de la saison 2021/2022, j’ai suivi les Bhoys, lors des matchs à domicile mais surtout en déplacement.

3 décembre 2021, déplacement à Saint-Trond. Après quelques matchs à domicile, je prends enfin mon courage à deux mains et je chope une place pour un match à l’extérieur. Le jour J, j’ai la boule au ventre. Je connais absolument personne. Faut dire qu’ils ont une réputation de merde les ultras ; je m’imagine le pire, parano comme je suis. C’est bien mignon de ne pas croire aux clichés jusqu’au moment où tu dois t’y confronter… Je réfléchis à comment me saper ; il fait froid, il pleut, je veux être discrète. J’opte pour le jean, basket et la doudoune noire trop grande de mon coloc. J’ai aucune dégaine. 

Arrivée devant Chez Kathy, le bar en face du stade, je me faufile à l’intérieur pour trouver le capo des Bhoys, Kostas, qui doit avoir ma place. Je l’ai jamais vu, mais je finis par le trouver, lui, ses tatouages et sa grosse barbe ; il a la quarantaine. Il distribue les billets avec une meuf aux yeux très bleus. Je sens que c’est les organisateur·ices des déplacements ; les deux sont à mi-chemin entre l’excitation et l’exaspération de devoir gérer ce joyeux bordel. 

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Kostas a l’air étonné de me voir. Je me demande à quoi il s’attendait. En me donnant mon ticket, il m’invite à venir dans le bus n°2 pour qu’il « m’explique deux ou trois trucs ». En attendant le départ, je veux faire des rencontres. Je sors, et il y a du monde absolument partout dans la rue. Dans un moment de panique, je téléphone à un pote, qui me remotive : « Trouve un groupe de gens et explique leur simplement ce que tu fais là. C’est seulement pendant les déplacements que tu vas réussir à t’intégrer, à leur prouver ta détermination. » Après avoir raccroché, je fonce tête baissée dans le premier groupe de mecs que je vois. Ils sont sympas, la trentaine, c’est leur premier déplacement aussi. Ils sont déjà complètement bourrés et s’amusent de me voir intimidée et perdue - et ça me détend. 

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Je monte dans le bus avec eux, et la fête commence. Les Maes se vendent à 1 euro ; depuis l’avant du bus où elles sont stockées, ça se bouscule pour les récupérer. On m’en propose et j’accepte ce lubrifiant social avec plaisir (et rends la pareille plus tard). Un petit garçon derrière moi est la mascotte du bus, il doit avoir 8 ans et lance déjà les chants de l’Union. Je sors mon appareil et j’immortalise au flash cette euphorie. Les gens sont debout, fument et boivent, font des pogos dans l’allée étroite du bus. C’est une teuf itinérante sur l’autoroute, un vendredi soir d’hiver. Une fois arrivée sur place, je suis franchement éméchée et beaucoup plus téméraire. 

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À Saint-Trond, dans la tribune visiteurs, on nous parque dans un espace qui ressemble à un poulailler en hauteur, à l’étroit. J’aperçois Kostas en bas de la tribune et je me faufile pour lui demander qui je peux prendre en photo ou pas. Il a peine le temps de me répondre qu’il gueule le coup d’envoi et les tambours se mettent à tonner.

Je me rends compte évidemment trop tard que je suis au milieu du kop, ça craque des fumis rouges tout autour de moi. Mes yeux piquent et je prends des photos à l’aveugle. Une odeur de soufre, de bière et de tabac froid envahit l’atmosphère. Je sens un truc qui chauffe mon pied gauche, de plus en plus fort, et je comprends que ma pompe est en train de prendre feu. À la fin du match, j’ai l’impression de sortir de transe. Pas un seul gars ne m’a fait chier, ils sont là pour le foot et l’ambiance ; ils en ont rien à foutre des meufs.

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Les stades ont (de nouveau) fermé un petit temps à cause du Covid. Je suis passée voir les ultras dans un petit rade où ils regardent les matchs. C’est un ancien collègue de travail qui fait partie des Bhoys qui me donne rendez-vous là-bas, sans quoi j’aurais jamais été au courant. L’ambiance ressemble à celle d’une réunion de famille arrosée. L’objectif ce soir-là est de me présenter auprès des ultras ; j’ai envie de faire un projet photo sur eux dans les règles de l’art, avec leur accord. Souvent décrite comme étant une grande gueule, je fais clairement moins la maligne.

Je bois des bières avec ceux que je connais, et finalement, en fumant une cigarette, je réussis à en parler à l’un des gars. Il s’avère être plutôt ouvert à l’idée. Plusieurs présentations s'enchaînent. On me dit de ne jamais filmer le kop, ni les moments plus intimes, ni de publier sur les réseaux. J’insiste sur le fait que je veux rien faire dans leur dos. Je me marre bien avec certains d’entre eux, mais je m’attarde pas trop ; je sens bien que ma présence en laisse plus d’un dubitatif. Je paie une tournée et je m’en vais.

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19 février 2022, déplacement à Charleroi. Même si j’en ai fait d’autres depuis celui à Saint-Trond, j’arrive moyennement motivée pour ce match. C’est un entre-deux bizarre : je connais un peu les gens, mais pas assez pour être en confiance. Je prends sur moi pour paraître à l’aise, mais en réalité je trouve ça dur. Je me sens pas à ma place, j’ai l’impression de jouer un rôle en permanence. Je récupère mon ticket parmi les dernières ; c’est un samedi soir et j’aurais préféré le passer avec mes potes. Je me retrouve dans un bus très calme, avec des supporters plus âgé·es. Je suis frustrée de ne pas être avec des jeunes, Bhoys ou pas. Je sais qu'il faut pas que je le prenne mal, mais j’ai l’impression qu’on teste mes limites. Le trajet dure un peu moins d’une heure. C’est tellement calme que je fais une sieste.

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Arrivée au stade, je me remotive ; je sais qu’il vont craquer des fumis, je réfléchis à un angle optimal pour mes photos. Je suis aux premières loges d’un pyroshow flamboyant. Aussi, je découvre brutalement qu’il faut se couvrir le visage quand ça craque autant - erreur de débutante. À ce moment-là, j’envisage les ultras comme des esthètes, avec leurs combinaisons savantes de fumigènes et de strobos’ et cette ambiance délirante aux airs apocalyptiques. C’est un régal de photographier ça, faut que je sois vive.

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De retour à Bruxelles, on va boire des bières au Parvis. Un des gars m’approche, bien remonté. Il me demande comment et pourquoi il devrait me faire confiance sur ce projet photo. J’essaie de me justifier tant bien que mal, et je lui explique que je ne veux pas la leur mettre à l’envers, bien au contraire. Il a la tête dure. Il finit par me dire que si certains mecs sont accueillants, c’est bien parce qu’ils ont une idée derrière la tête. Sans dire les choses clairement, il sous-entend que c’est « grâce » à mon cul que j’en suis là.

Je me suis réellement questionnée pour la première fois à ce moment-là. Est-ce qu’ils m’acceptent parce qu’ils portent de l’intérêt à ce projet ou suis-je naïve de croire ça ? C’est pas la première fois que j’entendrai des trucs pareils - ni la dernière. Un patron, le père d’une amie, un prof m’ont aussi fait part de ce genre de remarques à ce sujet… J’ai la peau dure, comme la plupart des femmes d’ailleurs, vu qu'on ne nous laisse pas trop le choix. Le fait que ce mec pense que le seul mérite que j’ai d’être là soit purement lié au fait que je sois une femme me motive encore plus. En termes de photo, c’est le projet documentaire le plus ambitieux et prenant que j’ai jamais entrepris. Ça me paraît normal que tout ne se passe pas comme je l’entends. Il faut juste que je l’accepte et que je redouble d’efforts.

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3 mars 2022, déplacement à Courtrai. Il faut un peu plus de deux heures de route pour aller jusqu’en Flandre-Occidentale. Je connais beaucoup de gens maintenant, je fais partie du paysage - idéal pour une photographe. C’est un samedi, fin de matinée, soleil plein, j’attends avec les autres le départ des bus devant le Club House. Y’a une grosse enceinte portative qui balance du Charlotte de Witte à pleine balle. Certains gars arrivent à l’arrache ; ils sortent du lit, les yeux encore gonflés de sommeil, rougis par la soirée de la veille.

Un ultra - particulièrement attaché à l’idée de me détester, et de me le faire savoir régulièrement - m’interpelle avant qu’on monte dans le bus. Il a vu sur ma main le chiffre 1, qui indique que je peux monter dans le bus des Bhoys (consécration). Il m’ordonne de ne prendre aucune photo dans le bus. Je lui réponds en rigolant qu’il faut qu’il se détende, et que non, je ne prendrai pas de photos. En rentrant dans le bus, plusieurs ultras sortent leur téléphone et font mine de le photographier. Ils se foutent de sa gueule, l’ambiance est détendue. J’ai presque l’impression d’être acceptée.

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Il n'y a que trois bus pour ce déplacement. C’est donc la première fois que je monte dans celui des ultras, dans lequel j’étais pas tolérée jusqu’ici. Je me pose à côté d’un des gars, un peu plus jeune, que je connais bien, au milieu du bus. Le fond est réservé aux anciens. Je remarque aussi une meuf que j’avais jamais vue avant. Elle vient à l’Union avec son mec depuis un petit bout de temps mais c’est son premier déplacement. Cette « alliée » sera présente à tous ceux qui suivront.

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C’est mon déplacement préféré de la saison. L’ambiance est encore plus folle en comité réduit. Parce que je suis beaucoup plus à l’aise avec le groupe en général, j’ai accès à une proximité nouvelle avec eux. Je peux les shooter de très près, faire des portraits et des images où l’on voit que je suis vraiment dans le vif du sujet. Des vieux qui me reconnaissent me filent des bières, à tel point qu'à certains moments je me retrouve avec un gobelet dans chaque main - impossible de faire des photos. Les ultras qui étaient carrément hostiles au début ne me calculent plus, c’est très bien, et j’évite au max de les shooter.

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Le lendemain, je reçois une photo de ma nouvelle pote sur Instagram, c’est un screenshot du résumé vidéo à la télé. On nous voit toutes les deux, côte à côte, en train de chanter dans la tribune. Je réalise maintenant que c’est un vrai plaisir d’y aller, je n’ai plus cette sensation de travailler. Ils m’ont eu. J’aime l’ambiance, les gens, l’excitation des trajets allers et le chaos des trajets retours. Et le sentiment d’avoir été plus ou moins admise.

Pour le dernier jour de la saison, plus personne n’en avait rien à foutre du match. On savait tou·tes que l’USG allait finir deuxième de la Jupiler League, qu’on allait pouvoir monter sur le terrain au coup de sifflet final. C’est le mois de mai, les beaux jours sont là, le soleil brille, la saison a été incroyable. Les ultras craquent une dernière fois, et puis l’heure est à la fête sur le terrain, au Club House, dans les gradins, puis finalement sur le Parvis. À cette occasion je parle avec un des gars de la communication de l’Union, qui fait les vidéos. Un des ultras, devenu pote, lui dit qu’il faut absolument que le club m’embauche. Je fais comme si de rien n’était mais ça me touche.

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Quelques semaines plus tard, je reçois un appel du club ; plus précisément de la personne qui deviendra mon boss. Il me propose un essai. Mais quelques semaines après avoir été embauchée, un des mes « collègues » a eu des propos déplacés à mon égard. En apprenant que j’ai été engagée comme photographe, il a dit à plusieurs personnes qui travaillent à l’Union qu’il me connaissait et qu’il savait que je « m’étais fait passer dessus par tous les ultras ».

Le truc est remonté jusqu’à mes oreilles alors que j’étais avec quelques ultras pour discuter du fait que j’allais écrire cet article. J’étais consternée par la violence gratuite et misogyne du mensonge à mon égard. Quelques jours plus tard, sans que je ne demande rien à personne, j’ai appris que certains des gars étaient allés lui mettre un coup de pression. M’imaginer qu’au début, on disait que j’étais là simplement parce qu’on voulait mon cul, et qu’aujourd’hui je sais que je peux compter sur certains de ces mecs pour me faire respecter - peu importe les différends - me donne l’impression de boucler la boucle.

Ces photos feront partie d'une expo organisée à Bruxelles pour les 125 ans de l'Union Saint-Gilloise. Suivez Madeleine sur Instagram pour rester au courant. 

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