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Montage VISur les réseaux sociaux, le look « buchona » est très populaire auprès de celles qui veulent épouser la culture narco.
Santé

Vouloir ressembler à une femme de narcotrafiquant et mourir

À Sinaloa, certaines sont prêtes à toutes les opérations de chirurgie pour obtenir les courbes d'une « buchona », parfois au prix de leur vie.

CULIACÁN, Mexique - Lorsque Paulina Ramírez García s’est présentée au bloc opératoire pour une « mini » liposuccion dans la ville de Culiacán, elle avait une idée bien précise en tête. Elle pensait qu’aspirer un peu de graisse de son ventre et l’utiliser pour accentuer ses hanches et ses fesses l’aiderait à obtenir le look « buchona », convoité par les femmes de son État et illustré par des modèles célèbres tels qu’Emma Coronel, la femme du légendaire baron de la drogue Joaquín « El Chapo » Guzmán.

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« Buchona » est un terme local utilisé depuis des années pour décrire les femmes qui fricotent avec les narcos. Il en est venu à désigner par extension le corps auquel aspirent beaucoup de jeunes filles dans cette région, à la fois pour le prestige et le lien qu’il implique : des gros seins et des grosses fesses, associés à une taille fine, qui ne peuvent être obtenus que par la chirurgie. 

Le but n’est pas d’être une femme de narco ou une « buchona » mais d’en avoir l’air. « Pour de nombreuses femmes de Sinaloa, le but dans la vie est d’épouser un narco pour ce que cela implique - le style de vie, les vêtements, la maison, les voitures », explique Isaac Tomas Guevara Martinez, un psychologue social qui étudie la violence dans l’État de Sinaloa. « Pour de nombreuses femmes, Emma Coronel est le prototype du corps idéal. »

Mais l’opération subie par Ramírez García ne s’est pas déroulée comme prévu. Peu après son opération à 2 000 dollars (2 008 euros) en mars dernier, Ramírez García, âgée de 26 ans, a fait un choc septique. Pendant la liposuccion, le médecin a perforé ses organes internes à six reprises, y compris ses poumons et ses intestins, selon les autorités de Sinaloa et les membres de sa famille.

« Avant, les filles voulaient une quinceañera pour leur 15e anniversaire. Maintenant, elles demandent une liposuccion » - José Angel Angulo, oncle de Ramírez García, tuée par une opération de chirurgie esthétique.

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Le médecin qui a pratiqué l’intervention - le docteur Amayrani Adilene Rodríguez Pérez - n’était pas chirurgienne plastique qualifiée, mais généraliste, selon le procureur de l’État. Elle opérait dans l’une des dizaines de « cliniques » clandestines et sans licence disséminées dans tout Sinaloa.

Selon sa famille, Ramírez García a passé trois semaines à l’hôpital, le plus souvent intubée. La peau de son abdomen a complètement pourri, comme en témoignent des photos vues par VICE. Elle est décédée le 9 mars 2022, quelque 22 jours après son opération. 

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Dans la « clinique » à l'origine de la mort de Ramírez García. Photo : Deborah Bonello pour VICE.

Selon sa famille, Rodríguez Pérez, qui a été arrêté pour homicide, n’a pas rendu visite une seule fois à sa patiente durant son séjour à l’hôpital. Les avocats de la « chirurgienne esthétique » n’ont pas répondu aux appels et aux messages sollicitant des commentaires sur son affaire ou son cabinet. Une fois les charges réduites à « homicide involontaire », elle a été libérée sous caution dans l’attente d’une audience, prévue en novembre, au cours de laquelle elle décidera de plaider coupable ou non coupable. 

La culture « buchona » a explosé sur Instagram et TikTok, deux plateformes inondées d’images de femmes arborant leurs courbes chèrement acquises, et de conseils pré et post chirurgie. Ramírez García adorait les réseaux sociaux et la culture people, raconte son oncle José Angel Angulo, et comme d’autres femmes de la région, elle était obsédée par l’idée de ressembler aux corps qu’elle voyait sur Instagram et Facebook. « Avant, les filles voulaient une quinceañera pour leur 15e anniversaire. Maintenant, elles demandent une liposuccion », a poursuivi Angulo.

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Des dizaines de cliniques clandestines de chirurgie plastique ont surgi à un rythme « exponentiel » ces deux dernières années à travers Sinaloa, selon Randy Ross, un commissaire de l’agence locale de prévention des risques sanitaires, la Comisión Estatal para la Protección contra Riesgos Sanitarios, connue sous son acronyme espagnol Coepris.

L’agence recense actuellement 233 cliniques répertoriées dans l’État (elle n’a commencé à les répertorier que l’année dernière). Début septembre, soit six mois après la mort de Ramírez García, les inspecteurs du gouvernement en ont fermé 24 pour non-respect des normes élémentaires. Mais on ne peut pas réglementer ce que l’on ne trouve pas, et la grande majorité des cliniques comme celle qui est responsable de la mort de Ramírez García ne sont pas enregistrées auprès des autorités et opèrent dans l’ombre.

« Les cliniques sont difficiles à détecter parce qu’elles ressemblent à des maisons normales, il faut donc qu’elles soient signalées par les habitants » - Randy Ross, commissaire à la Coepris.

VICE s’est rendu dans la « clinique » où Ramírez García a subi sa liposuccion. C’est un bâtiment blanc, simple et tout à fait discret installé sur le bord d’une route à la périphérie de Culiacán. Les fenêtres et les portes en verre miroir sont recouvertes de barres de fer noires. Il n’y a aucun signe visible de ce qui se passe derrière ces portes, une caractéristique commune de ce genre de cliniques clandestines, affirme Ross.

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« Les cliniques sont difficiles à détecter parce qu’elles ressemblent à des maisons normales, il faut donc qu’elles soient signalées par les habitants », a expliqué Ross. Mais les signalements restent rares et le gouvernement ne tient pas le compte des décès causés par des complications liées à ce type de chirurgie, selon le docteur Rafaela Martinez Terrazas, chirurgienne plastique certifiée qui travaille à Culiacán depuis près de vingt ans.

Elle décrit la mort de Ramírez García comme « la partie visible de l’iceberg » et affirme devoir fréquemment réparer les dégâts causés par ces établissements, notamment les plaies infectées et autres complications causées par des cliniques comme celle à laquelle Ramírez a eu recours ou d’autres similaires. « Il n’y a aucun moyen de savoir combien de femmes meurent de cette façon », ajoute Martinez Terrazas.

Les médecins réputés comme Martinez Terrazas ainsi que les charlatans qui opèrent dans l’ombre répondent à l’énorme marché de la chirurgie plastique dans un État célèbre pour la beauté de ses femmes ainsi que pour son histoire et sa culture narco.

La demande pour le corps « buchona » est très élevée, malgré les risques, car le look est une sorte de symbole identitaire, un synonyme du style narco dans un État où la culture du trafic de drogue est normalisée. Au moment de fêter l’indépendance, le gouvernement de Sinaloa a payé un musicien pour qu’il joue ses célèbres narco-corridos (des ballades mettant à l’honneur les trafiquants de drogue) lors des célébrations officielles sur le zocalo de Culiacan.

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« Sinaloa a un style très marqué par cette culture narcos. Ces femmes ressemblent à des poupées. Elles ont une taille et des seins que l’on peut rarement obtenir naturellement » - Belem Angulo, 26 ans, a eu recours à la chirurgie esthétique.

Le look lui-même est caricatural et exagéré. Le but n’est pas d’obtenir un résultat « naturel » ou de faire oublier que l’on a eu recours à la chirurgie. L’opération est assumée comme un signe extérieur de richesse, et le physique idéal est donc aussi une manifestation du statut social de la femme ou de son partenaire. 

« Sinaloa a un style très marqué par cette culture [des narcos]. Ces femmes ressemblent à des poupées. Elles ont une taille de Barbie. Elles ont des seins fermes que l’on peut rarement obtenir naturellement », partage Belem Angulo, une jeune femme de 26 ans qui a également eu recours à la chirurgie esthétique.

Janet Martinez Quintero, 38 ans, décrit la femme d’El Chapo, Emma Coronel, comme « une artiste ». Martinez Quintero dirige une entreprise qui aide les femmes d’autres pays à venir à Sinaloa pour se faire opérer à Culiacan. Elle a déclaré avoir elle-même subi plus d’une vingtaine d’interventions chirurgicales. « Nous avons les meilleurs chirurgiens plasticiens du monde », affirme-t-elle.

Les réseaux sociaux ont suralimenté et amplifié la subculture « buchona », en exposant les femmes de tous horizons et de toutes classes sociales à un contenu sur la beauté de ce type de corps. Ce n’est plus seulement la réserve de la narco-royauté de l’État. Tapez Emma Coronel, ou le mot « buchona », sur Instagram et des dizaines de comptes apparaissent montrant des femmes aux courbes impossibles. 

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Un type de système pyramidal connu localement sous le nom de « cundinas » a même vu le jour pour permettre aux femmes à faibles revenus d’accéder aux traitements de ces cliniques clandestines. Les membres d’un groupe versent une somme d’argent fixe chaque mois, et chaque participant se fait opérer à mesure que les fonds s’accumulent. Ces groupes s’adressent généralement à des femmes jeunes, explique Angulo.

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Une bougie, dans la maison de Paulina Ramírez García à Eldorado, Sinaloa. Elle est décédée trois semaines après une opération de chirurgie pratiquée par un médecin non assermenté. Photo : Deborah Bonello pour VICE.

Les femmes versent une somme toutes les deux semaines et, en fonction de la date à laquelle elles ont adhéré au programme, elles auront un jour l’occasion de se faire opérer. Parfois, les opérations proposées sont moins chères qu’avec d’autres médecins haut de gamme, mais souvent les femmes sont attirées par ces programmes parce qu’elles n’ont pas les moyens. « C’est une façon d’économiser », poursuit Angulo.

« La chirurgie esthétique s’est tellement normalisée ici qu’on a tendance à oublier que la liposuccion est une opération risquée » - Belem Angulo.

VICE a contacté deux contributrices de « cundina » via Facebook, mais elles ont disparu au bout de quelques jours et n’ont pas donné suite aux rendez-vous organisées pour discuter de leurs activités et des opérations qu’elles proposent. Ces programmes ne sont ni officiels, ni réglementés par une quelconque autorité. Ils n’ont pourtant aucun mal à trouver un public. 

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« La liposuccion est une chirurgie risquée. Il faut y réfléchir soigneusement et se renseigner sur les [médecins] avant de se faire opérer. Mais la chirurgie esthétique s’est tellement normalisée ici qu’on a tendance à oublier cet aspect », ajoute Angulo.

Une femme de 29 ans, qui a grandi à Sinaloa et a demandé à être appelée Kendra, raconte avoir subi sa première liposuccion il y a trois ans, également dans une clinique clandestine. Elle s’est également fait refaire le nez et injecter du Botox dans les lèvres. Elle savait que la clinique n’était pas réglementée mais a quand même pris le risque. Elle n’a pas eu de complications post-opératoires.

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"Kendra" had plastic surgery in an unlicensed clinic in her search for the "buchona" body. Photo: Deborah Bonello for VICE World News.

« Plus jeune, je ne me reconnaissais pas dans ce désir d’une taille minuscule et d’un gros cul. Ce n'est pas comme ça que j’avais été élevée », confie-t-elle à VICE. « Plus tard, j’ai vu que mes amies commençaient à aller chez ces médecins. Celles qui avaient la taille la plus fine avaient plus de succès que les autres. Pareil pour les gros seins. C’est là que j’ai commencé à me dire que, plus grande, j’aurai moi aussi des gros seins et des grosses fesses. C'est devenu un peu comme un rêve pour moi. »

Les télénovelas sur les barons de la drogue de Colombie et du Mexique, comme Munecas de la Mafia (Poupées de la Mafia) et Narcos Mexico, ont eu une influence énorme, tout comme le genre des ballades narco-corrido qui glorifient les trafiquants de drogue.

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« Les conditions de travail étaient loin de ce que la loi sur la santé impose pour ce type de chirurgie et l’établissement ne respectait pas les mesures sanitaires nécessaires. » - Sara Bruna Quiñónez Estrada, procureur.

La culture autour de cette image est si forte que des femmes comme Ramírez Garcia sont prêtes à prendre le risque de se faire opérer à bas prix. Sa tante, Arely Ramírez Garcia, raconte qu’on a conseillé à sa nièce de ne pas se faire opérer, mais qu’elle l’a quand même fait. Ce que Ramírez Garcia ne savait pas, c’est que son « chirurgien » ne l’était pas vraiment et que la clinique n’était pas aux normes.

VICE a appris que deux autres femmes, en plus de Ramírez García, ont souffert de complications suite à des traitements de liposuccion dans le « cabinet » de Rodríguez Pérez. Les conséquences auxquelles Rodríguez Pérez va devoir faire face pour avoir prétendument dirigé sa clinique clandestine restent à déterminer, et seront décidées par le système judiciaire incertain de Sinaloa.

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De gauche à droite, Fabiola Ramírez Garcia, la tante de Paulina, sa grand-mère Dolores Garcia et une autre tante, Arely Ramírez Garcia montre une photo de Paulina, à Eldorado, Sinaloa. Photo : Deborah Bonello pour VICE.

La procureure générale de l’État, Sara Bruna Quiñónez Estrada, a déclaré qu’elle et ses procureurs avaient été déçus lorsque les charges d’homicide retenues contre la « chirurgienne » ont été ramenées à un homicide involontaire par un juge. « Nous avons fait appel », a indiqué Quiñónez Estrada.

« Pour commencer, la médecin n’était pas certifiée, elle n’avait pas de spécialisation [en chirurgie plastique]. Les conditions dans lesquelles elle travaillait ne respectaient pas ce que la loi sur la santé impose pour ce type de chirurgie. L’établissement ne respectait pas les mesures sanitaires nécessaires. Ça fait beaucoup », a-t-elle expliqué. 

Rodríguez Pérez pourra donc rester chez elle jusqu’à ce qu’une décision soit prise dans les mois à venir, ce qui est inacceptable pour la famille de Ramírez Garcia. Dans la modeste maison d’un étage où elle a grandi dans la petite ville d’Eldorado, à environ une heure de route de la capitale Culiacan, sa grand-mère Dolores Garcia, âgée de 72 ans, garde des photos de sa petite-fille entourées de bougies sur un autel de fortune.

« Ce n’était pas une chirurgienne plastique, c’était un médecin pirate ! », dit Garcia, qui pense que la place de Rodríguez Pérez est en prison. « Pour que d’autres filles innocentes ne tombent pas dans le même piège. »  

America Armenta a contribué à ce reportage.

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