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Instagram est entré dans l’ère du laid

Entre zooms crapuleux et selfies lo-fi, les feeds ont vu triompher un anti-esthétisme « moche mais pas trop » devenu la nouvelle norme du cool.
Daisy Jones
London, GB
Instagram moche
Nouilles et sac en plastique tirés du compte Instagram de l'auteur. Photos : avec l'aimable autorisation de l'auteur.

Une chambre d’hôtel hors de prix, le fruit d’une récente séance photo ou un cappuccino parfaitement exécuté placé en évidence à côté d’un magazine ouvert, voilà le genre de contenu qui aurait pu défiler sous votre pouce en parcourant le compte Instagram de votre mannequin, acteur ou musicien préféré. Mais aujourd’hui, vous avez plus de chances de tomber nez à nez avec une plaque d’immatriculation random, une photo de burger prise au flash ou un truc creepy comme un pigeon mort écrasé sur le bord de la route. Que diable s’est-il donc passé ?

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Spoiler : il semblerait qu’Instagram soit entré dans l’ère de la laideur.

Cela fait un petit moment que nos feeds Insta sont volontairement devenus le bastion du moche — tant chez les célébrités et influenceurs que chez nous, simples mortels. Il est loin le temps des brunchs magnifiés par l’application VSCO ou, pire, des phénomènes célestes filtrés et saturés à l’excès (coucou, couchers de soleil surnaturels).

À la place, notre attention s'est peu à peu déplacée vers des trucs plus bizarres, non filtrés. Pensez à la star de The Crown, Emma Corrin, et à son close-up sur un pissenlit sorti de nulle part. À l’actrice de Atypical, Bridgette Lundy-Paine, et à sa capture d’écran de tacos hyper pixellisée. Ou encore à Cara Delevingne et sa photo floue de GPS. Pas besoin d’aller jusqu’à Hollywood, ceci dit. Il vous suffira d’un coup d’œil rapide sur l’Insta de vos potes pour y croiser croûtes de genou et gros plans bien dégueulasses de kebabs à moitié mangés.

Selon Jane Macfarlane, directrice artistique de l’agence créative The Digital Fairy, cette ambiance « anti-esthétique » pourrait tout simplement être la progression naturelle de cette décharge de photos inintéressantes qui a pullulé au début de la pandémie — cette époque bizarre où tout le monde avait absolument besoin de communiquer la moindre étape de son quotidien à la planète entière.

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« Cette anti-esthétique intentionnelle renvoie à des références cachées, à des private jokes et à un esprit anarchique qui sont plus difficiles — voire impossibles — à simuler » - Mark Bage de Not Studio

« Le “photo-dumping” a eu tellement de succès que des comptes entiers basés sur l’inesthétique ont vu le jour », explique-t-elle. « Ces clichés servaient à immortaliser les moments insipides ou banals de nos vies, ceux-là mêmes qui n’avaient pas beaucoup d’importance à nos yeux avant le confinement. C’est également un bon moyen visuel pour fanfaronner : “hé regarde, même avec des photos mal cadrées et non filtrées, ma vie a encore l’air plus cool que la tienne”. Après la pandémie, les photo dumps ont continué à revendiquer fièrement cette esthétique de l’inesthétique, intégrant mèmes et screenshots en tous genres. »

Mais… pourquoi ? Pourquoi donc ce passage progressif d’un contenu tiré à quatre épingles à des images à la désinvolture assumée, pour finalement atterrir dans le carrément bizarre ? D’après Macfarlane, il s’agirait moins d’une « tendance » en soi que de l’évolution de notre usage général d’Internet. En ligne, les jeunes semblent privilégier l’authenticité à la recherche constante de perfection.

« Les gens s’habituent à des plateformes comme TikTok qui célèbrent un style de contenu plus brut et individualiste », explique-t-elle. « L’esthétique Insta qui nous tenait en étau n’est plus pertinente aujourd’hui. La tendance de contenu inesthétique in-your-face donne l’impression que les créateurs rejettent les diktats *feed-goals* traditionnels. »

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Mark Bage, PDG de l’agence créative Not Studio, est d’accord pour dire que cette nouvelle laideur témoigne d’un désir d’être authentique et de se démarquer. « Cette anti-esthétique intentionnelle renvoie à des références cachées, à des private jokes et à un esprit anarchique qui sont plus difficiles — voire impossibles — à simuler, explique-t-il. Elle offre à votre entreprise ou à votre image de marque une protection contre les copycats et les fakes. »

Il reste pourtant difficile de présenter le style inesthétique comme autre chose qu’une forme d’esthétique réfléchie, du moins en partie. De nombreux posts anti-esthétiques peuvent paraître bizarres, désinvoltes ou un peu dégueu, mais jamais vraiment moches moches. On ne verra jamais personne poster une photo de son double menton ou de ses mycoses de pieds. On aura plus de chance d’apercevoir le visage non maquillé d’une personne déjà séduisante de base, ou de deviner le look hyper stylé de quelqu’un grâce à son selfie ridiculement zoomé dans un miroir. Comme l’a déjà expliqué Macfarlane, l’anti-esthétique consiste aussi (surtout ?) à prouver au monde entier que « même si je suis très bizarre et peu filtré, ma vie reste super cool et intéressante ».

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Il est probablement utile de souligner que l’anti-esthétique n’est pas seulement une tendance propre à Instagram. Comme me l’a confié Macfarlane, la laideur est partout. Pensez à l’engouement pour les pulls tricotés maison, à la renaissance fulgurante des Crocs, et à celles et ceux qui passent des heures à se créer des cernes sur TikTok.

« Arborer des pièces auparavant ostracisées parce que trop laides peut offrir un sentiment de non-conformisme et de pureté », ajoute-t-elle. « Avec une technologie de plus en plus pointue, surgit chez certains l’envie de revenir à des méthodes plus “lo-fi” pour capturer du contenu. Il y a un engouement certain pour la caméra frontale de nos smartphones et les zooms extrêmes, sans oublier ceux qui achètent des appareils numériques peu chers pour réduire la qualité de leurs images. »

Dylan Holden-Sim, 22 ans, est ingénieur logiciel. Son feed est un mélange aléatoire de mèmes, de photos vraiment bizarres et de selfies crasseux. Il est d’avis que même s’il s’agit d’une esthétique volontaire, elle agit comme un antidote aux publications trop léchées du passé. « Le “curated feed”, c’est devenu le genre de contenu sponsorisé par les marques de tisanes amincissantes. Le pendule est juste en train de revenir dans l’autre sens. »

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« Il y a une sorte d’authenticité à accepter et à mettre en lumière la laideur du monde » - J Whitehead

Mais, dit-il, « l’anti-posting est quand même toujours fondamentalement ancré dans le cadre transactionnel de l’utilisation d’Instagram. Shitposter ne va pas m’empêcher d’aller voir le nombre de likes sous ma photo. Pour l’anti-posteur, Instagram reste le CV social qu’il a toujours été, mais avec un “JE NE SUIS ABSOLUMENT PAS M. TOUT-LE-MONDE” écrit en grand à travers son feed. »

J Whitehead, 26 ans et testeuse de jeux vidéo, ne poste que rarement des selfies. À la place, elle poste des trucs un peu weirdo comme un tas d’ordures, un oiseau mort dans un cendrier ou des frites dispersées par terre. « La perfection et les flux manucurés me semblent tellement faux », explique-t-elle. « Il y a une sorte d’authenticité à accepter et à mettre en lumière la laideur du monde. »

Elle me confie qu’elle passe pas mal de temps à chercher du contenu bizarre à poster, et que c’est une activité bien plus fun que de choisir méticuleusement une palette de couleurs parfaite. « Je pense qu’en ce qui me concerne, je suis en partie attirée par ça parce que ça ne me demande pas beaucoup d’effort. On possède plus de temps pour être présent dans le monde. C’est un peu de là que vient mon feed ; un désir d’être présente. »

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Si la plupart des personnes avec lesquelles j’ai discuté avaient des idées légèrement différentes sur l’origine de cet “ugly feed”, toutes semblaient s’accorder sur le fait que les jours d’Instagram sont comptés. L’anti-esthétique pourrait bien être la dernière frontière de la plateforme. « Instagram va devenir (est déjà devenu !) une décharge de bots et de pubs à l’attention des anciens jeunes, comme Facebook l’est depuis sept ou huit ans », conclut Mark Bage.

Il ajoute que « pour l’instant, il est assez rafraîchissant de voir des créatifs embrasser la laideur comme une forme de contre-culture. C’est un bon terreau pour de nouvelles idées, dans un espace qui tendait de plus en plus à l’homogénéité. »

Alors oui, si vous publiez encore de belles photos de vos plats étoilés hashtag foodporn, arrêtez ça tout de suite. Postez plutôt un paquet de chips écrasé sur le trottoir.

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