Jean-Luc Feixa « Strange Things Behind (Belgian) Windows »
Toutes les photos sont de Jean-Luc Feixa
Culture

On ne se lassera jamais de ces trucs que les gens mettent à leur fenêtre

La Belgique est un musée à ciel ouvert.
Gen Ueda
Brussels, BE

Si vous habitez au rez-de-chaussée, ça craint parfois niveau intimité mais vous n’avez pas étouffer vos bruits au risque de déranger votre voisin·e d’en-dessous. Vous n'avez pas non plus à vous briser l'échine en montant vos courses ou d’autres trucs lourds. L’été, il ne fait pas trop chaud comme sous les combles et vous avez peut-être même un jardin. Vous êtes donc une personne plutôt chanceuse. Mais surtout, s'offre à vous la liberté infinie de poser ce que vous voulez sur le rebord de votre fenêtre – celle qui donne sur la rue – et de le montrer au monde.

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Jean-Luc Feixa (33 ans) est un de ces artistes néo-bruxellois pour qui la Belgique est devenue un vaste terrain de jeu pour sa pratique photographique. Installé ici depuis quelques années, il a parcouru le pays de long en large pendant trois ans, le temps d’immortaliser 160 fenêtres (au moins) ; et ce que les gens y exposent. Le livre, produit final de cette étude sociologique, s’intitule « Strange Things Behind (Belgian) Windows ».

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VICE : Le livre est sorti pendant le confinement, c’est une drôle de coïncidence.
Jean-Luc : Exact ! Le livre est même sorti seulement quelques jours avant le début du confinement. Librairies et magasins fermés… Pas de bol. Je pensais que le sujet allait passer complètement inaperçu et puis finalement, cette crise a mis l’accent sur cette vérité : les fenêtres sont de véritables vecteurs de communication, que ce soit pour faire passer des messages de soutien au personnel soignant, vendre des masques ou exprimer ses états d’âmes. Ces espaces vitrés ont apporté une véritable bouffée d’oxygène et de créativité. C’était toute l’idée de base de ma série.

« Je suis convaincu que certaines personnes abandonnent des objets derrière leur rideaux, sans autre but que de les ôter de leur vue. C’est une sorte d’installation d’art brut non voulue. »

T’as parcouru les rues belges pendant trois ans, jusqu’où s’est géographiquement étendu ton exploration ?
D'Arlon à Ostende, en passant par le bassin de Charleroi, les patelins aux frontières avec les Pays-Bas, les grandes villes… Je ne compte pas les kilomètres, mais je pense avoir bien ratissé le plat pays. Presque chaque week-end, j’ai arpenté une nouvelle ville ou zone ; et je continue. Bref, si un·e commercial·e nous lit, je peux lui enseigner les meilleurs spots de Belgique pour vendre de nouveaux châssis de fenêtre.

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Habituellement on décore son intérieur pour soi-même. Comment tu perçois le fait que ces gens placent à leur fenêtre des objets que tout le monde voit excepté eux ?
Je pense qu’il y a une réelle fierté à montrer sa ou ses passion(s), et aussi un vrai désir d’échanger. Ça a par exemple été le cas du couple totalement fan d’Elvis. Le fait de créer un mausolée à sa mémoire témoignait de leur réel amour pour le King. Il suffisait de leur poser des questions sur le sujet et iels pouvaient t’en parler pendant des heures.

C’est la même chose pour la photo des mineurs dans la banlieue de Charleroi. J’ai un peu discuté avec la personne qui a affiché sa collection face au terril et lui-même était très fier de la présenter. Evidemment, tout n’est pas intentionnel. Je suis convaincu que certaines personnes abandonnent des objets derrière leur rideaux, sans autre but que de les ôter de leur vue. C’est une sorte d’installation d’art brut non voulue.

Dans le livre, il y a très peu de fenêtres avec des messages politiques, pourtant ils ne sont pas rares dans nos rues. C’était un choix ou c’est juste souvent très nul esthétiquement ?
Mon but premier était de photographier des objets loufoques, incongrus et d’éviter les écriteaux ou les message bruts derrière les fenêtres pour ne pas me retrouver avec des milliers de photos de slogans. Donc c’est un choix purement délibéré. Mais ça ferait une bonne idée pour un autre bouquin !

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La plupart de ces objets sont donc placés pour être vus. Mais les photographier, c’est autre chose. T’as jamais eu de soucis avec les gens ; ou au contraire, t’as peut-être déjà eu des discussions avec eux à ce propos ? 
Jamais eu de problème, mais je faisais aussi en sorte de ne pas m’attarder pour éviter de ressembler à un cambrioleur en repérage. J’ai rencontré beaucoup de monde au cours de mes balades, ou après, au moment de la parution du livre. Toutes les personnes que j’ai rencontrées se sont montrées très bienveillantes. C’est notamment le cas du propriétaire du fabuleux renard empaillé situé à Saint-Gilles qui un jour a trouvé la photo de son canidé dans un magazine australien qui parlait du sujet… Une personne super sympa et qui utilise sa fenêtre comme un véritable espace de création ; très provocante et très intéressante.

« Venant du Sud de la France, j’ai toujours eu l’image d’une Belgique froide et austère, en particulier la Flandre. Ce voyage de trois ans m’a permis de découvrir un pays complètement différent de ce que j’imaginais, et de mieux m’intégrer. »

En tant que Français installé à Bruxelles, est-ce que ce projet et tous ces petits éléments que t’as photographiés ont changé ta manière de voir le pays ? 
Venant du Sud de la France, j’ai toujours eu l’image d’une Belgique froide et austère, en particulier la Flandre. Ce voyage de trois ans m’a permis de découvrir un pays complètement différent de ce que j’imaginais, et de mieux m’intégrer. Très bigarré en terme de culture, très ouvert et très loin des vieux clichés qui collent à ce territoire et à ses habitant·es. Je pense vraiment que de nombreux·ses Belges sont des artistes né·es et qui s’ignorent.

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« L'or même à la laideur donne un teint de beauté. » – Nicolas Boileau, homme de lettres français du 17ème. (Extrait du livre)

Les pages du livre présentent parfois des citations en rapport avec les photos. C’est des références qui te sont personnelles ? Je veux dire, c’est aussi un peu une façon de parler de toi à travers les fenêtres des autres ?
Certaines oui, dont Beckett et quelques écrivain·es, mais d’autres sont venues en cherchant de bons mots pour le livre. Je voulais absolument accompagner les photos d’une citation pour donner ma grille de lecture sur la fenêtre, ce que je ressentais en la voyant et aussi susciter le questionnement ou la critique. Je serai ravi qu’on me dise qu’une citation tombe complètement à côté par exemple, et qu’on en discute.

Il y avait donc le moment de la prise de vue et puis le temps plus long ou je passais en revue chaque photo, regardant chaque détail, réfléchissant à leur signification. Même si elles sont prises de divers·es auteur·es, dont des poètes·ses et des acteur·ices, ces citations sont donc très personnelles et représentent un prolongement important du travail purement graphique.

Beaucoup de tes projets photo comme « Hexie Hao », « Mist and dust », « Tamar » ou encore « Au Gré des lignes » sont en noir et blanc. Ici, je suppose le choix de la couleur était évident.
Effectivement, la couleur s’est imposée d’elle même. Isolés, la plupart des objets sont vraiment lumineux et je voulais montrer ces couleurs qui « flashent » et qui témoignent aussi d’un large éventail de passions. Outre le choix de la couleur, je voulais un sujet qui soit simple à photographier techniquement, quitte à avoir parfois un côté amateur avec mon reflet dans les fenêtres. Je m’en fichais car le véritable sujet ce sont tous ces musées personnels. J’ai souvent photographié avec mon téléphone par exemple et le travail de post production a été réduit au minimum.

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Et alors pourquoi cet attrait pour le noir et blanc dans tes autres séries
Je travaille normalement en noir et blanc, argentique. J’aime cette technique tout simplement car elle me permet de construire un monde et des histoires situés entre rêve et réalité. Mes sujets sont très personnels, au temps long. Ce sont des sortes de carnets d’errances qui sont bien éloignés d’un pur travail documentaire ou journalistique. En ce sens, le noir et blanc est parfait parce qu’il brouille les pistes. On ne sait jamais bien dans quelle ville on se situe, en quelle année… Puis j’adore l’argentique pour tous les accidents et heureux hasards qui en découlent. Une pellicule ou un tirage est toujours plein de surprises. C’est un matériel presque vivant, difficile à dompter. Ce n’est pas lisse et policé comme des pixels…

Pour en revenir aux fenêtres, tes photos montrent des maisons en briques rouges ou en béton et qui ont du vécu. Certaines fenêtres sont décrépies. Tu crois qu’on va un jour voir ce genre d’installations personnelles dans les nouveaux quartiers aseptisés, aux fenêtres de ces studios neufs totalement similaires ? Ce serait plutôt insolite…
C’est une bonne question qui rejoint une autre problématique que je n’ai jamais su totalement élucider. Les personnes vivant dans des quartiers plus pauvres exposent-elles plus de choses à leur fenêtres que celles résidant dans des quartiers riches ? Et bien, je n’ai pas la réponse car chaque ville semble avoir une logique différente. À Anvers ou sur la côte par exemple, j’ai fait beaucoup de photos dans des quartiers neufs, ou assez récents, dont les appartements affichent un prix au mètre carré très élevé. À Bruxelles, c’est différent. De vieux quartiers situés à Saint-Gilles, à Etterbeek, ou près de la place Sainte-Catherine fourmillent de choses.

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Finalement, peu importe l’habitat, c’est surtout la volonté du partage qui semble guider l’exposition d’un objet. Et bien entendu la taille des fenêtres, grande de préférence et avec un rebord pour poser un objet. C’est un donnée à prendre en compte. Donc si les appartements des nouveaux quartiers disposent de ces éléments, je peux continuer à faire mon projet pendant des lustres.

Plus de photos de Jean-Luc ci-dessous et sur son Instagram.

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