L’entrée du bidonville est surveillée. Entre cinq et six hommes se tiennent là, quelle que soit l'heure. Ils scrutent la rue. Leurs yeux s’attardent sur chaque personne qui passe et cherchent à accrocher son regard. Ce sont les modous, les vendeurs de crack, substance qu’ils obtiennent en chauffant de la cocaïne avec de l’ammoniaque ou du bicarbonate de soude. Les jeunes hommes qui poireautent sur le trottoir ne sont que des vigiles. Une quinzaine de modous occupent en permanence la Colline. Quand la nuit tombe, c’est l’affluence. La zone environnante est envahie par les toxicomanes. Ceux qui peuvent acheter leur produit ne lambinent pas et repartent immédiatement. Les autres errent.Cet hiver, le principal camp de réfugiés se trouvait à gauche du boulevard de La Chapelle, près d’une déchetterie à la lisière de Saint-Denis. Sous l’échangeur entre le périphérique et l’autoroute A1 qui s’élance vers le nord de la France, deux cents personnes vivent alors dans des tentes posées sur le bitume. Nous sommes à une cinquantaine de mètres de la Colline du crack et personne ne vient ici sans une bonne raison. Le tourisme n’est pas vraiment apprécié. C’est un autre monde traversé par des rapports de force étrangers à la plupart des Parisiens et où d’autres règles s’appliquent. Il faut les connaître, car la moindre fausse note, un mot ou un geste déplacés autour de l’un des grands feux de camp, peut générer de vives tensions.« Quand la nuit tombe, c’est l’affluence. La zone environnante est envahie par les toxicomanes. Ceux qui peuvent acheter leur produit ne lambinent pas et repartent immédiatement. Les autres errent »
La clique de Kia a installé son campement à l’écart, dans un lieu plus difficile d’accès. Il faut dépasser la Colline, remonter par le versant opposé, de l’autre côté du pont, et traverser la bretelle qui relie l’A1 au boulevard périphérique. L’équipe vit en autarcie sur ce petit îlot jonché de déchets entre les files ininterrompues de voitures. Ils sont une dizaine à affronter les rudes nuits d’hiver dans trois tentes. L'abri principal dispose de deux chambres et d’un séjour, où Kia et ses compagnons préparent un thé extrêmement sucré. Un système astucieux, relié à la signalisation routière, alimente une rallonge qui distribue l’électricité dans le campement. Le feu entretenu contre la glissière de sécurité en béton permet de s’éclairer et de se réchauffer. Ce sont les seuls actes de piraterie auxquels se livrent ces damnés du nord parisien.Le campement n’est jamais laissé sans surveillance, les amis se protègent mutuellement. Ils ne descendent de leur perchoir que si la faim les y pousse. D’autres équipes les ont imités. Plus loin, derrière le terre-plein abrupt, on distingue encore des cabanes érigées par les toxicomanes entre les voies du périphérique. Les frontières du bidonville de crackés deviennent de plus en plus floues. En longeant la bretelle d’accès au boulevard périphérique, on atteint un second pont. Des dizaines d'accros aux cailloux vivent dessous, perdus au fond de la Colline. Une existence au ras du sol.« Dans leur quête désespérée, certains toxicomanes parviennent jusqu’au périphérique. Ils déambulent sur la route et tentent d’arrêter les voitures »
Ma relation avec l’équipe de Darius sera régulièrement réduite à néant par Reza*. Cet ancien compagnon de route des talibans, reconverti en petite crapule sans envergure dans le nord parisien, inspire la crainte et le dégoût aux autres réfugiés. Petit et chétif, Reza jouit néanmoins d'une solide réputation de tueur chez les habitués du camp. Quand il ne se défonce pas trop, il menace régulièrement toute personne étrangère à son univers microcosmique. Les membres des associations humanitaires fuient même sa présence.« Petit et chétif, Reza jouit néanmoins d'une solide réputation de tueur chez les habitués du camp. Quand il ne se défonce pas trop, il menace régulièrement toute personne étrangère à son univers microcosmique »
À quelques centaines de mètres de la porte de La Chapelle, les arrêts de métro Max-Dormoy et La-Chapelle se sont couverts d’affichettes. Les proches de Manon, 25 ans, la recherchent. La jeune femme n’est pas partie loin. Elle a sombré. Sa famille finira par la retrouver, mais d’autres la remplacent déjà sur la Colline. Le bidonville absorbe indifféremment les adultes comme les enfants. À travers le grillage, la lueur des feux de camp éclaire parfois des visages juvéniles. « Le soir, sur la Colline, tu vois des filles qui ont 13 ou 14 ans. Elles viennent de Stalingrad. Quelqu’un leur a donné du crack une fois et maintenant c’est terminé », constate également Darius que plus rien ne semble pouvoir choquer. Au crépuscule, La Rotonde dans le quartier de Stalingrad est le second spot des crackeads parisiens. C’est dans ce lieu de passage au cœur de Paris que le crack absorbe les âmes que l’on retrouve ensuite errantes autour de la Colline.Au début du mois d’avril, après des affrontements entre deux groupes de réfugiés, les autorités évacuent le camp de la porte de La Chapelle. Contrairement à ce que la presse locale a pu écrire, ces affrontements n’ont pas opposé des migrants afghans à des érythréens. Ces derniers menaient une vie discrète sur le camp et entretenaient peu de rapports avec leurs voisins.« Le soir, sur la Colline, tu vois des filles qui ont 13 ou 14 ans. Elles viennent de Stalingrad. Quelqu’un leur a donné du crack une fois et maintenant c’est terminé » – Darius, réfugié afghan