On est en 2019. Après plusieurs mois à voyager en Europe et en Asie – à Hong Kong et en Chine –, je décide de retourner en Amérique latine. J’y ai traîné pendant un temps en 2015 et j’y suis déjà retourné pour voir des amis. À ce moment-là, après quelques contacts foireux dans la presse, je commence enfin à avoir un peu de boulot sérieux pour une agence. Je n’imagine pas que la révolte chilienne va bientôt exploser.
Quand j’arrive à Buenos Aires, je passe quelques jours à revoir des amis et à zoner un peu dans la ville. Je dors chez mon pote Nacho quand j’apprends que la révolte au Chili a éclaté. En moins de 48 heures je reçois un appel de mon agence, qui me demande si je peux y aller, sachant que je suis dans le coin. Tout est relatif… On est quand même à 1 500 kilomètres de là. Mais les premières images que je vois de la révolte me donnent envie, dans un mélange de peur et d’excitation, face à la violence et l’effervescence. Donc j’accepte. En moins de 24 heures tout est réglé, sac à dos fait, je suis prêt. Au revoir le trek en Patagonie, l’escapade en Uruguay et la plage de Mar Del Plata, les vacances vont prendre une autre tournure.
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Je ne sais plus trop pourquoi je décide de partir de Buenos Aires en stop au lieu de prendre un avion qui m’aurait de toute façon été remboursé. Sûrement l’envie de prendre la route avant d’y arriver. Je dis à mon agence que je peux m’y rendre en une semaine. Je traverse donc le continent d’est en ouest, d’un océan à l’autre, pour arriver au cœur de la révolte chilienne à Santiago. Je viens de faire un voyage de 4 jours sur les routes avec ma tente, mon matériel photo et j’ai pu tenir de longues conversations avec les gens qui m’ont avancé sur mon chemin. Je retiens surtout Rodrigo, un camionneur avec qui j’ai fait 850 kilomètres – et que je vais revoir plus tard en Argentine.
À mon arrivée au Chili, les choses deviennent vite très sérieuses. Au final, je suis pris dans un mouvement qui me dépasse et je vais beaucoup plus loin que mon taf de photographe de presse. Je perds rapidement la notion de neutralité même si je rends compte d’une réalité sans y participer. Entre les prisonnier·es politiques, la violence extrême des « carabineros », les dizaines et dizaines de personnes éborgnées ou mortes, je pense que je ne réalise pas où je me trouve. Chaque ville par laquelle je passe se fait retourner. Les combats entre les manifestant·es et les forces de l’ordre sont d’une violence inimaginable… La répression est violente et injuste, et ça va jusqu’à l’instauration d’un couvre-feu, avec l’armée dans les rues. Les péages sont brûlés, les banques incendiées. Le pays est à l’arrêt. L’état d’urgence est déclaré. Seuls quelques quartiers privilégiés et certaines campagnes sont épargnés.
Le slogan « Chile Despertó » (Le Chili s’est réveillé), est l’un des noms de cette révolte populaire. Le pays traverse une crise sans précédent qui puise directement ses racines dans la dictature de Pinochet. Même si l’augmentation du ticket de métro – qui est le déclencheur du mouvement – est annulée, les Chilien·nes ne s’arrêtent pas là, une réelle prise de conscience a lieu. Le peuple demande le changement de la Constitution, toujours la même depuis la dictature. L’augmentation du ticket de métro n’était que la goutte qui a fait déborder le vase…
Je passe donc plusieurs semaines à travers le pays, surtout du côté de Santiago et Valparaiso. Je rencontre beaucoup de Chilien·nes, avec qui je participe aux manifs. Tout le monde fait attention à moi sur la route comme dans les rassemblements. Je me fais souvent inviter à dormir, à partager un repas ou un moment. On me parle du nombre de blessé·es, des femmes violées par les forces de l’ordre, de la privatisation de tous les services publics… Les gens disent que plus rien ne sera pareil, que même si Piñera, le président en place, ne démissionne pas, le prochain devra prendre en charge tout ce qu’il s’est passé et se passe actuellement. Et juger les coupables. Les contacts sociaux ont changé depuis mon passage en 2015. Je retrouve un Chili uni dans toute sa fureur et sa splendeur. Le pays vit une transformation profonde.
Les mouvements sont évidemment différents mais je ne peux m’empêcher de faire le lien avec les Gilets Jaunes en France, que j’ai pu photographier quelques fois avant de partir pour l’Amérique latine. Une augmentation du ticket de métro d’une part, celle du carburant de l’autre. L’histoire des Chicago Boys dans les années 1980 d’un côté, la privatisation à tout prix sous le gouvernement Macron de l’autre… Si seulement l’opinion publique française était restée du côté du mouvement des Gilets Jaunes.
« Plus le temps passe, plus j’ai du mal à simplement photographier le mouvement sans y participer. »
Dans les manifs, il y a ce qui est appelé la « Primera Linea » (première ligne) qui tient tête aux forces de l’ordre, ce qui permet derrière de retrouver des familles, des vieux, des artistes, des danses, des repas communautaires, des spectacles, des discussions dans la joie et le respect. C’est impressionnant de voir le soutien porté à une Primera Linea majoritairement composée de jeunes. Certaines personnes m’expliquent que c’est grâce à cette première ligne que beaucoup peuvent venir rejoindre le mouvement dans des espaces plus sécurisés à l’arrière.
Ma réflexion sur l’utilisation de la violence évolue en voyant le peuple chilien se défendre corps et âme pour arriver à de réels changements. Cette révolte chilienne n’est violente qu’en réponse au gouvernement et sa répression. Plus le temps passe, plus j’ai du mal à simplement photographier le mouvement sans y participer. Je me pose des questions sur mon travail, sur son éthique et sur ce que je veux de moi, au final…
Puis arrive le jour de mon anniversaire, le 30 décembre 2019. On est dans le centre de Santiago, quand les flics chargent. Je suis dans l’embrasure d’une porte quand ils passent une première fois. La deuxième, je me souviens juste d’une main qui arrive droit dans ma gueule. Quelques minutes plus tard, un objectif cassé et mes lunettes de protection défoncées, je suis sur le coin d’une rue avec des manifestant·es et des street-médics qui me soignent. Déboussolé, je reste dans la manifestation encore un moment avant de rentrer. À l’appart, je me lave le visage et je vois les dégâts. J’envoie une photo à ma sœur et à quelques potes, pour répondre aux messages d’anniversaire.
Quand je me réveille le lendemain, j’ai un mal de crâne pas possible. Je soigne un rien mon visage et je reste sur le lit, en me regardant dans le miroir de l’armoire pendant un très long moment. Je dois sortir faire des photos mais c’est impossible. Je suis en pleine crise existentielle. Je me demande ce que je fous là, au Chili, seul, à y faire des photos de manifestations et me mettre en danger pour chercher la photo qui sera publiée, tout en transformant la vérité et pour gagner une misère. J’en arrive à penser que je dessers ces gens que je rencontre et qui m’expliquent que la presse ment. J’ouvre mon ordi et tombe sur des articles à propos de la révolte dans la presse francophone. En les lisant, je m’énerve de la superficialité du contenu ou simplement des mensonges sur la situation.
« Je me cagoule et je participe finalement aux manifestations. Le lendemain, j’annonce à l’agence que j’arrête. »
Lostin, un tatoueur que j’ai rencontré à Valparaiso quelques jours plus tôt avec sa femme et ses deux enfants, m’envoie alors un message. Il me propose de le rejoindre chez lui pour me faire tatouer et manger une pizza pour mon anniversaire. Il s’en est souvenu, ça me fait grave plaisir. J’y vais, et il me fait une pièce magnifique sur le bras droit. Une session de 3 heures à discuter. Avec la tronche que j’ai, je lui raconte évidemment mon périple de la veille et toutes les réflexions qui me passent par la tête. Lostin m’écoute en silence avant de me dire qu’il ne comprend pas pourquoi je ne vais pas simplement jeter des pierres en manif pour passer ma colère et puis rigole. Il ajoute plus sérieusement que je passerais sûrement qu’un seul nouvel an au Chili durant une révolte historique et que c’est à moi de décider si je veux commencer l’année à bosser pour mon agence ou pas.
Je rejoins ensuite un groupe de gars que j’avais rencontré via une amie que j’avais hébergée en Belgique et chez qui j’avais passé Noël. On va peindre un mur ensemble dans le centre, avant d’aller en manif. On fait des slogans en rapport au mouvement, on boit quelques bières et on part. Je n’ai presque pas pris de matos avec moi. En quelque sorte, j’ai pris ma décision : je vais passer la nuit du Nouvel An avec eux dans les rues de la capitale. La Plaza de Italia, au centre de la ville, qui a été rebaptisée Plaza de la Dignidad depuis le début de la révolution, est noire de monde. Entre groupes de jeunes, familles, repas partagés, feux d’artifices, jams improvisées, je déambule en faisant quelques photos. Je finis par aller dans les rues avoisinantes avec mes potes, rejoindre les combats de la Primera Linea face aux forces de l’ordre. Entre lasers, fumées, cris, lancers de pierres, j’ai du mal à me repérer dans ces rues sombres. À minuit passé, je finis par ranger mon appareil. Je me cagoule et je participe finalement aux manifestations jusqu’à l’aube.
Entre groupes de jeunes, familles, repas partagés, feux d’artifices, jams improvisées, je déambule en faisant quelques photos. Je finis par aller dans les rues avoisinantes avec mes potes, rejoindre les combats de la Primera Linea face aux forces de l’ordre. Entre lasers, fumées, cris, lancers de pierres, j’ai du mal à me repérer dans ces rues sombres. À minuit passé, je finis par ranger mon appareil. Je me cagoule et je participe finalement aux manifestations jusqu’à l’aube.
Le lendemain, j’annonce à l’agence que j’arrête. Les jours qui suivent, je continue à accompagner les gars en manif et dans diverses actions dans la ville avec juste mon appareil photo argentique dans la poche. Je me sens libre, faisant partie intégrante de quelque chose de plus grand. Je ne suis pas Chilien mais je me sens envahi par ce sentiment d’injustice et de luttes communes, et je me sens surtout à ma place. Au-delà des problèmes politiques intérieurs du Chili, le néo-libéralisme mondialisé et les inégalités qu’il engendre concernent tout le monde. C’est une lutte commune qui dépasse les frontières des États-nations.
Après quelques jours, je décide de retourner en Argentine, toujours en stop. Je sens que j’ai fait mon temps au Chili. Pour ma dernière soirée, on se retrouve avec tous les gens que j’ai rencontré à boire des bières et fumer. L’ambiance est festive et joyeuse, avec une pointe de tristesse. Tard dans la nuit, un de mes amis qui est tatoueur revient sur l’idée qu’on avait balancée de se faire tatouer « Resistencia ». Il dit que je ne peux pas partir sans ce tatouage. J’ai mangé deux pizzas, bu une dizaine de bières et fumé je ne sais plus combien de pétards quand il se met à me le dessiner à main levée sur le bide. Quelques minutes plus tard je suis en slip, couché sur la table de la cuisine, pour la séance de tatouage la plus douloureuse de ma vie…
Le lendemain, je me lève à l’aube en gueule de bois et j’attrape mon sac pour partir vers Mendoza, en Argentine. Je passe encore quelque temps à voyager, notamment à Buenos Aires, avant de me faire rapatrier à cause du Covid.
Après le référendum du 25 octobre 2020 qui a permis l’écriture d’une nouvelle Constitution plus juste et plus inclusive, le peuple chilien a aujourd’hui voté pour un nouveau président. À 35 ans, Gabriel Boric est le plus jeune président élu de la planète. Il vient du parti de gauche Convergence Sociale et a battu l’extrême droite machiste, ultralibérale qui voulait revenir vers certaines mesures de l’époque dictatoriale. Le peuple ne sera pas sorti dans la rue pour rien…
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