Wokisme politique
Illustration : Samy Auzet
Société

Le wokisme ou le besoin permanent de tempête médiatique

Comment les réseaux sociaux et la presse, trop prompte à leur emboîter le pas, ont polarisé les débats et alimenté le concept.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR
SA
illustrations Samy Auzet

Cet article fait partie d'un dossier en trois parties dans lequel nous tentons d'analyser la frénésie médiatique autour de la notion de « wokisme » aujourd'hui, mais également des stratégies politiques et des nouvelles formes de luttes qu'elle englobe. Retrouvez la première partie ici.


Après avoir retracé l'évolution du « wokisme » à travers les âges, puis essayé d'analyser son appropriation dans le champ politique, il serait assez judicieux de se pencher sur ce qui a pu conduire à toute la frénésie médiatique autour du concept fourre-tout ces derniers mois. Et si nous avons essayé de pointer les diverses stratégies de disqualification de la part du pouvoir en place, il serait un poil malhonnête d'affirmer que le camp d'en face (si tant est qu'il en existe vraiment un) n'utilise pas parfois les mêmes procédés diffamatoires pour faire valoir sa voix. 

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Quand chacun perd son sang-froid

On a longtemps glosé sur les évènements de la fac d'Evergreen, temple supposé du « wokisme » aux Etats-Unis et laboratoire de ses dérives en tout genre, dans laquelle le professeur Bret Weinstein avait été forcé de démissionner en 2017 après s'être opposé à une journée interdite aux Blancs. Beaucoup ont également insisté sur le fait que d'autres professeurs d'université pouvaient perdre leur emploi suite à une parole malheureuse, ou que des carrières se retrouvaient brisées du jour au lendemain pour des faits d'importance secondaire. D'autres encore ont observé de plus en plus chez leurs étudiants ce qu'ils appellent « des réflexes de censeurs », à l'image de Laura Kipnis, professeur de cinéma à l'université Northwestern à Chicago. Dans un entretien accordé pour Libération le 29 juin 2020, lorsqu'il est question de la notion de culture du viol, l'universitaire déclare que l'obsession de protéger les femmes renforce les préjugés contre elles, les renvoyant à leur position de sexe supposé « faible », en produisant exactement l'inverse de ce qui est dénoncé au départ : « L'obsession pour un imaginaire mélodramatique d'impuissantes victimes et de puissants prédateurs [se fait] au détriment de qui l'on prétend protéger les intérêts, nommément les étudiantes. Et quel en est le résultat ? Elles se sentent plus vulnérables que jamais. » Sans parler de toute la paranoïa que cela génère sur les campus américains, alors que le nombre de viols, paradoxalement, ne faiblit pas.

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« Ces immenses machines à fabriquer de l’information sont alimentées (…) grâce à un carburant qui exploite les gisements émotionnels enfouis en chacun de nous et qui nous font réagir instantanément et instinctivement face aux injustices, aux humiliations, aux agressions » - Beaud et Noiriel

Certes, ces affaires et cette atmosphère délétère ont lieu avant tout aux Etats-Unis, mais un certain climat de défiance pour qui ne porterait pas la bonne parole est également à l'oeuvre en France. Des micro-évènements, le plus célèbre étant la censure de la pièce Les Suppliantes d'Eschyle à la Sorbonne en mars 2019, indiquent qu'il serait cependant assez simpliste d'en détacher une véritable tendance. Pour ma part (et pour parler de climat plutôt que de dégainer des chiffres), je n'ai rarement eu autant l'impression ces dernières années de me retrouver dans des discussions sans fin systématiquement hostiles, où il était surtout question de taper du poing sur la table, se lover dans son indignation vertueuse et prouver ainsi à son interlocuteur qu'il était irrévocablement du mauvais côté du manche. Dans Généalogie de la morale, Nietzsche parlait ainsi du ressentiment, cette « morale d'esclave » qui semble irriguer nombre de débats désormais : « Ils sont méchants, donc nous sommes bons. » Distribuer les bons et les mauvais points, agir comme un petit juge et se transformer en sous-préfet de police du langage pour se soulager de son éventuelle mauvaise conscience, toute cette rhétorique de l'identité blessée et du surmoi culpabilisant contribue à créer aujourd'hui ce que l'universitaire américain Jack Halberstam appelait déjà en 2015 « des petits réseaux érotiques pétris d’autosatisfaction ».

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À ce titre, les réseaux sociaux, à tort ou à raison, deviennent les coupables tout désignés, et apparaissent comme des caisses de résonance de la perte de tout jugement rationnel, alors même que ces problématiques devraient être traitées avec tout le sérieux et l'application nécessaires. Soit deux notions que n'aiment pas beaucoup l'instantanéité et l'affrontement permanent que permettent aujourd'hui Twitter, Facebook et autres canaux de communication affiliés.

Médias et réseaux sociaux, main dans la main

Auteurs du livre (qui a fait couler pas mal d'encre) Race et sciences sociales en 2020, le sociologue Stéphane Beaud et l'historien Gérard Noiriel notent le parallèle entre des discours médiatiques de plus en plus polarisés et la révolution numérique qui advient dans les années 2000. Leur thèse est que les nouveaux moyens de communication accompagnent bien souvent dans l'histoire les changements sociétaux (et agissent main dans la main avec l'empire de la presse) : « Le développement extraordinaire de l’industrie médiatique a parachevé ce que Jürgen Habermas avait appelé la "colonisation du monde vécu". Ces immenses machines à fabriquer de l’information sont alimentées vingt-quatre heures sur vingt-quatre grâce à un carburant qui exploite les gisements émotionnels enfouis en chacun de nous et qui nous font réagir instantanément et instinctivement face aux injustices, aux humiliations, aux agressions. La ''fait-diversion'' de l’actualité politique, née avec la presse de masse à la fin du XIXe siècle, a atteint aujourd’hui son paroxysme, substituant de plus en plus à l’analyse raisonnée des problèmes sociaux la dénonciation des coupables et la réhabilitation des victimes. »

« Tout est réac, tout est systémique, l'intelligence fait moins vendre que la polémique » - Orelsan

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Est-ce que cela suffit à en conclure qu 'aujourd'hui, « tout est réac, tout est systémique, l'intelligence fait moins vendre que la polémique » comme le dit Orelsan dans son dernier album – et apporter ainsi à la discussion une bonne réponse de Normand ? C'est en tout cas un bon indicateur que le débat public, au lieu de se déployer dans un argumentaire plus ou moins appuyé, en est venu à se figer dans une frénésie permanente et incontrôlée - et donc à perpétuer l'ordre existant au lieu de le bousculer. Quant aux médias qui nourrissent la bête, la mutation récente du modèle économique du secteur du journalisme tend à montrer que ce n'est plus l'illusion de l'objectivité qui est à l'œuvre aujourd'hui, mais l'éclatement de catégories de lecteurs, de plus en plus caressés dans le sens du poil – quitte à les monter les uns contre les autres, comme l'indiquent Serge Halimi et Pierre Rimbert, dans un article du Monde diplomatique intitulé « Un journalisme de guerres culturelles » publié en mars 2021 : « De l’ère Brexit-Trump, l’élite du journalisme aura retenu cette leçon : l’exacerbation des divisions politiques — et surtout culturelles — alimente l’audience, mobilise les lecteurs et génère du profit. ''Les entreprises cherchaient auparavant à attirer un public le plus large possible ; elles s’emploient désormais à capter et à retenir de multiples fractions de lectorat, a résumé le journaliste américain Matt Taibbi. Fondamentalement, cela signifie que la presse, qui commercialisait naguère une vision de la réalité supposée acceptable aux yeux d’un large éventail, vend à présent de la division''. »

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Encore ici, on voit que le journalisme mainstream contemporain, qui vit avant tout de sa dépendance envers ses lecteurs-abonnés (et non plus uniquement envers ses actionnaires comme c'était le cas par le passé), fonctionne de concert avec les réseaux sociaux, en venant leur manger dans la main, et en s'excusant dès qu'un twittos en vient à pleurer son mécontentement. Prenant l'exemple du New York Times, les auteurs poursuivent : « Plutôt que ses ''vieux'' lecteurs, qui considèrent encore le journal comme une entité éditoriale à part entière, le New York Times s’emploie à séduire des ''communautés'' qui reçoivent sur les réseaux sociaux les liens d’articles isolés, détachés du reste de l’édition du jour, mais correspondant étroitement à leurs attentes. Sur chacun des sujets qui les mobilisent, ces petits groupes accueilleront tout faux pas par une tempête de tweets indignés. »

Si l'on on veut rester dans les anglicismes à la mode, cette manière de séparer ce qui nous arrange au détriment de la vérité a un nom : le « cherry picking » (« cueillette des cerises », ou « picorage » en français), procédé rhétorique qui consiste à mettre en avant des faits ou des données qui donnent du crédit à son opinion en passant sous silence tous les cas qui la contredisent. Internet apparaît alors comme une soupape de décompression, mais surtout un déversoir à frustrations qu'alimente un certain entre soi communautaire, où non seulement les paroles divergentes vont être proscrites et bannies, mais où un système pervers d'humiliation généralisé va faire son apparition au sein même de communautés qui peuvent par ailleurs partager les mêmes convictions politiques.

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Dans un autre article du Monde diplomatique intitulé « La gauche cannibale, un syndrome universitaire », l'auteur Rick Fantasia analyse les modalités sociales de la propagation de l'humiliation en ligne, phénomène qui n'a selon lui pas grand-chose de nouveau, et qui va même jusqu'à rappeler certaines pratiques cultuelles moyenâgeuses : « Le but de la justice par la honte semble être le plaisir que l’on prend sur Internet à être en compagnie d’autres personnes qui sont d’accord avec nous. […] Ce mécanisme rappelle le charivari médiéval, un rite d’humiliation publique destiné à censurer un comportement transgressif ou à faire respecter les coutumes locales. Les charivaris ciblaient le plus souvent des membres de la communauté qui avaient contracté des mariages jugés socialement inacceptables, ou qui avaient commis un adultère. Lors de cette parodie de sérénade, la victime défilait à travers la ville, souvent contrainte de monter un âne à l’envers et de porter des vêtements grotesques, sous les huées de villageois exprimant leur hostilité dans une cacophonie de bruits rudimentaires. »

Mais une fois qu'on a dit que les biais de confirmation et autres tentatives d'intimidation idéologique n'étaient pas l'apanage d'un camp ou d'un autre, ça nous fait une belle jambe. Car lorsqu'on parle de censure ou de cancel culture aujourd'hui, on oublie souvent quels sont les acteurs sociaux qui portent ces revendications. Et si certaines des luttes sociétales nouvelles nous montrent quelque chose, c'est avant tout que celles et ceux qui les portent n'avaient pas voix au chapitre jusqu'ici. Renvoyer dos à dos les uns et les autres occulte alors le déséquilibre de pouvoir qu'il existe entre les deux parties. Comme le dit la sociologue et écrivaine Kaoutar Harchi à la revue Regards le 13 octobre 2020 : « Quand on parle de groupe minoritaire, c’est la question d’un groupe qui dispose d’un moindre pouvoir. Et quand un groupe social dispose d’un moindre pouvoir ça veut dire qu’il est dans une situation de moindre capacité. » Car au-delà d'une éventuelle « prise de pouvoir » des minorités qui ferait peur au bourgeois blanc endormi depuis trop longtemps, il faudrait pouvoir déterminer pourquoi ces questions restent tout à fait inaudibles dans le champ médiatique aujourd'hui.

La première partie de la série est à lire par ici. 

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