manifestation antiraciste asiatique
Société

« Il faut conscientiser et politiser la jeunesse asiatique »

On a parlé rap français, identités asiatiques et politisation de la jeunesse avec Frank Lao, auteur du livre « Décolonisons-nous ».
Gen Ueda
Brussels, BE

À travers près d’un millier de publications, Frank Lao couvre, analyse et relaye toutes sortes de propos et documents relatifs au racisme et à la colonisation. Sur le compte Instagram @decolonisonsnous, il partage des textes explicatifs, vidéos, memes et références littéraires ou culturelles qui viennent s’inscrire dans la lutte antiraciste – autant d’outils de pensée critique qui manquent dans l’espace médiatique dominant. 

Publicité

Après quatre ans d’activité, il décline son activité sur papier. Il vient de sortir son premier livre, Décolonisons-nous, aux éditions J.-C. Lattès – une autobiographie autant qu'un récit sociologique, qui ratisse large, entre inégalités sanitaires, violences policières, colonialisme, appropriation culturelle, entre autres. 

On s’est appelés pour parler du livre, mais aussi de ce qui a forgé son identité et des références qui ont cultivé son savoir.

VICE : Tu te souviens de la première fois que t’as eu une « conscience de race » ?
Frank Lao
: C’était assez tôt, dans l’enfance – dès l'école primaire, avec ce conditionnement, cet environnement où on est tout le temps en train de se chambrer sur nos origines, entre « Chinois », « Renoi », etc. J'ai grandi en cité, dans le 94, et j'étais le seul Asiate de mon école primaire. À cette époque, t’avais aussi Michel Leeb ou Les Inconnus qui passaient tout le temps à la télé. C'était normal qu'on se chambre sur ça, comme c’était normal de répondre par ce racisme. On assumait même que c'était raciste, il fallait être celui qui allait le plus en rire, pour montrer qu'on avait compris les codes et que ça nous passait au-dessus. 

Donc à travers cette forme de « culture » qui nous caricature, y’a un conditionnement imposé et on commence à englober nos identités dans ces clichés artificiels… 
C'est ça, c'est des choses qui nous dépassent. On parle souvent de construction sociale, c'est un terme un peu savant, mais c'est ça que ça veut dire. C'est toute une histoire qui nous a précédée et qui aujourd’hui nous dépasse, mais qui nous définit aux yeux d'une majorité de personnes. Après, c'est à nous de faire quelque chose de tout ça. On navigue et on essaie de se construire, de s'affirmer, pour la survie de notre identité individuelle. 

Publicité

Pour toi, cette construction passait par quoi ?
Ça a été le hip-hop, la culture de cité. C’est un environnement que j'ai perdu en déménageant. Quand j’ai perdu mon père, je me suis retrouvé dans le quartier dit « chinois » de Paris, dans le 13ème arrondissement. C’était pas forcément mieux au niveau de la question de la classe ou même des questions de ghettoïsation, mais c’était moins enclavé, du fait que ça se situait à Paris intra-muros. En tous cas, c'était un monde complètement différent par rapport à ce que j'avais vécu en cité et il a fallu que je trouve quelque chose pour me sortir de cette assignation raciale que la société me donnait. Et de la cité, j’avais gardé le hip-hop. 

T'écoutais quoi ? 
Beaucoup de rap français, tout ce qui passait à la télé et à la radio. Mes premiers souvenirs c'était MC Solaar, des trucs comme ça. Ça s’est enchaîné avec tout ce qui était assez mainstream, mais après ça j'ai creusé avec des mixtapes : Time Bomb, X-men, Booba, la Mafia K'1 Fry… Des sons des années 1990 dans lesquels ça parlait beaucoup de nos conditions, en tant que jeunes des quartiers populaires, mais aussi, en parallèle, de la race. Cette racialisation, j'en ai pris conscience à travers le rap, et ça été continuel tout au long de mon parcours. 

Comment tu te positionnais en tant qu'adolescent asiatique qui écoutait la Mafia K'1 Fry ? 
Au début c'était très « Vas-y, on parle pas trop de nous, mais je soutiens ». Je faisais des liens et je voyais à quel point ça pouvait me toucher, à travers des discours qui concernaient majoritairement mes potes Noirs ou Arabes. Forcément, je m'identifiais à ça mais je trouvais ça dommage qu'on ne parle pas de moi. Mais c’est aussi ça qui m'a poussé à écrire et à faire du rap, parce qu'il fallait que je représente qui j'étais. Après, si on creuse un peu, on se rend compte qu'on n'est pas aussi invisibles ou inactifs que ça. Derrière Time Bomb, c’est un Asiate [DJ Sek a cofondé le collectif, NDLR]. On fait aussi partie de la culture.

Publicité

Ouais, je m’étais toujours demandé qui était cet Asiate sur la photo de groupe.
C’est toujours des hommes de l’ombre. Le logo de la Mafia K’1 Fry, c'est un Asiate qui l'a fait, un ancien tagueur. En rap français, les Asiatiques c’est très underground, y’a KER de Ghetto Fabulous Gang ou Bolo, un Laotien…

Time Bomb, X-Men, sans oublier la B.O. de Ma 6-T va crack-er ; tout ça c’était assez politisé. Ça poussait plus loin que le simple constat du racisme. 
C'est toute la réalité de la cité et des quartiers populaires qui va se mélanger avec le propos politique du moment. Comme on disait tout à l'heure, la race, elle apparaît de manière prégnante. Je le cite dans le livre ; quand Hill G [Ill des X-Men, NDLR] rappe « Choquons nos ex-colons / Embrochés du cul au cou par des sexes trop longs », tout de suite, ça amène la colonialité, ça résonne avec toute une histoire coloniale. Et ça parle de race, forcément.

C'est ce que je fais depuis trois ou quatre ans sur Insta : revenir à la base pour dire qu’on oublie trop de parler de colonialité, qu’on oublie de parler de ce qui a été contemporain du racisme et surtout de ce qui a fait que le racisme a justifié cette entreprise coloniale et cette domination. À chaque fois que je postais un truc sur Insta, je voulais rappeler que c'était ça, l'élément central. C'est la pièce du puzzle qui va nous permettre d'avoir les clés pour être réellement antiracistes, et aller plus loin que le simple constat.

Publicité

C’est justement une pièce du puzzle que les forces réactionnaires veulent masquer. Comme quand ils disent que c’est la gauche qui parle de race et que « la race n’existe pas », ce qui leur permet de ne pas nommer le racisme. Tu dis dans ton livre que ce concept de race est précisément le produit de leur racialisation et de leur racisme. Comment t’as accédé à des références sur le sujet ?
Dans le rap, j’entendais des références à Malcolm X, Frantz Fanon, Aimé Césaire, etc. J'étais au lycée quand j’ai lu le livre Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire. À l'époque, j'aimais pas trop lire mais il était assez fin… et ça a été une grosse, grosse claque. Ce livre, c’est une des pierres angulaires de ma conscientisation de la question historique, raciale et sociologique. De là, j'ai commencé à voir le monde différemment. Ma grille de lecture était là. Mais ça veut dire qu’en tant que population minorisée, on doit faire un taf de dingue [pour accéder à ce savoir], face à une majorité qui nie, invisibilise, vit sa vie en tant que personne perçue comme blanche. Y’a toujours une résistance, parce que c'est lié à la honte, à la culpabilité, à la volonté de ne pas lâcher cette position dominante. 

Y’a un manque de savoir sur la question – bien qu'il est étudié succinctement à l'école.  En fait, à l'école, on te parle de colonisation, de décolonisation, puis d’indépendance, point. Et on passe à d’autres sujets, c'est fini. Rien concernant les conséquences sur les mentalités, la culture, les institutions… Donc il faut étudier soi-même, aller chercher. En tous cas, y’a aucunement une conscientisation sur la question de la race à l'école. On dirait que ce sont des faits révolus et ça permet aux forces réactionnaires de dire que la race, ça n'existe plus, « ça a été génétiquement prouvé ». Ça dévie du sujet tout le temps, sans revenir à l'essentiel qui nous concerne : là où on vit, où on élève nos enfants, etc. 

Publicité

Comment tu vois les choses par rapport à tes enfants ?
Je vais les guider vers une certaine recherche de la compréhension du monde dans lequel ils évoluent, mais seulement en faisant office de porte d'entrée vers des savoirs beaucoup plus larges. C’est pas une question individuelle ; c’est toute l’histoire des diasporas noires, nord-africaines, vietnamiennes, etc., qui va leur donner des clés de réflexion. J'essaie juste d'apporter ma pierre à l'édifice. C'est une transmission. De mon vivant, je verrai peut-être pas le bout du tunnel mais eux vont participer à tout ça, ils vont voir ce qui a existé avant et ce qu'il va falloir faire exister après. 

Tu t’es posé ces questions avant de faire des enfants ?
Pas directement, mais je pense que ça s'est imposé, vu le parcours que j'ai eu par rapport à la conscientisation des injustices. Je me suis dis qu'il allait falloir que je les prépare indirectement. 

Ils ont quel âge ?
9 et 7 ans.

À cet âge-là, comment tu trouves l’équilibre entre le fait de les préparer et de préserver leur innocence ?
Déjà, je vais pas les surcharger. Je vais attendre que des cas se présentent pour leur en parler. Après, ils sont curieux et me posent parfois des questions, auxquelles je réponds. Mais il faut qu'ils apprennent à leur manière, dans le respect de soi et des autres. Quand je leur fait lire des bouquins, j’ai une sélection de livres qui entrent dans le cadre de l'empouvoirement tout en étant adaptés à leur âge – sur telle histoire ou telle résistante antillaise anti-esclavagiste, par exemple.

Publicité

Tu vas présenter ton livre dans des librairies ? C’est des moments parfois précieux pour le public. Dans un autre article, je me souviens d’une femme asiodescendante qui parlait d’un déclic quand elle avait été à la présentation du livre de Joohee Bourguin, et que c’était la première fois qu’elle voyait autant d’Asiatiques dans une salle – y’en avait quatre. 
J’ai prévu des petites tournées, ouais. Il faut conscientiser et politiser la jeunesse asiatique, parce qu’il y a aussi cette force que tu peux voir en face, la politique de droite. T’as pas mal de figures [asiatiques et asiodescendantes] qui parlent de sécurité, par exemple, et qui vont s’inscrire dans des agendas politiques plutôt de droite ou de centre-droite. Donc y’a un intérêt à montrer la diversité des pensées, à se structurer, s’organiser politiquement et culturellement. 

Je me posais aussi la question du fait de rester ancré·e au sein de sa diaspora. Tu penses que ça dépolitise, d’une certaine manière ? J’ai l’impression qu’en tant que minorité, c’est surtout en étant isolé·e au sein de la majorité qu’on peut éveiller une certaine conscience.
Peut-être ! Après, c'est une autre façon de résister en soi. Moi, j'ai connu les deux. Quand je suis arrivé dans le quartier chinois, je voyais de manière négative le fait de n'être qu'avec des Asiatiques. Mais, petit à petit, je m'y suis fait et j'ai retrouvé ce que j'appelle dans mon livre « une chaleur communautaire », qui m'a permis de reconstruire un certain amour de moi-même. Finalement, c'est aussi un acte politique. C’est ce que d’autres vont appeler « communautarisme ». C’est dans la chaleur communautaire que je vais trouver des représentations amicales et des revendications nouvelles. Je suis d'origine sino-laotienne, et le côté noich’ c'est teochew. Y’a pas mal d'immigration teochew dans le quartier où j’habitais et, entre potes, on sortait des mots en teochew, alors que j’avais jamais revendiqué ça. Dans mon microcosme, c'était devenu des mots stylés. Et c'est ce qui faisait qu'on se soudait entre nous. Dans la classe, on était majoritairement Asiates et on sortait des mots comme ça. Y’avait une certaine inversion par rapport à ce qui existait dans la société à l'extérieur.

Donc je pense que se retrouver entre nous, c'est une force politique qui nous permet de survivre dans un environnement qui nous est majoritairement hostile sur le plan racial. C'est peut-être ça aussi, la force de tous les festivals qui s'organisent partout. Et si on arrivait à y ajouter une dimension plus politique à travers des talks, des invitations de personnalités ou en mettant en avant des sujets qui éveillent les consciences sur la question raciale, ce serait encore mieux. Ça va nous servir en tant que groupe dans la société et ça va faire changer les mentalités.

VICE Belgique est sur Instagram et Facebook.