Culture

Frenetik et Jean Morel sur la place du freestyle dans la culture rap

Frenetik Jean Morel Grunt 44

L’un a fait des études de lettres, prolongé la contribution de Radio Nova au rap français et fondé la plateforme qui allait donner lieu à certaines des plus belles performances des rappeur·ses français·es, 1995 en tête de file. L’autre rappe depuis aussi longtemps qu’il s’en rappelle et a grandi en commentant scrupuleusement chaque freestyle de la Sexion d’Assaut.

Comme on n’a ni le même âge, ni les mêmes références, et que la notion de freestyle ne cesse d’évoluer au cours du temps, on s’est dit que la session Grünt de Frenetik au C12 à Bruxelles  – que le rappeur a lui-même qualifiée d’ « historique » – était l’occasion de discuter avec eux de l’un des exercices sacro-saints du rap. J’ai donc pull up ma meilleure imitation de Jamy pour, et poser la question à mes deux experts, Jean Morel et Frenetik : à la base, c’est quoi en fait, un freestyle ?

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Carte blanche

Le truc, c’est qu’aujourd’hui, entre un freestyle Booska-P, Planète Rap, Rentre Dans Le Cercle, Couvre Feu (RIP), Grünt, et un freestyle YouTube qui porte un hashtag suivi d’un numéro de série… La définition originelle du freestyle a tendance à se brouiller. Jean Morel se lance : « La terminologie du freestyle telle qu’on la connaît a toujours été complexe parce que chacun·e entend un peu ce qu’iel a envie d’entendre. Pour beaucoup de gens aujourd’hui, c’est un moyen détourné de dire qu’on avait pas les moyens pour faire un clip et qu’on a tourné un street clip ou enregistré un playback. Ou alors qu’on avait envie de faire un morceau qui n’a pas de refrain, ce qui a donné un 64 mesures pur et dur. » Du coup, outil promotionnel, impro de génie ou mise en scène absorbante ?

À vrai dire, aucune définition n’a jamais vraiment fait l’unanimité au sein de la communauté hip-hop. Alors que certain·es ancien·nes considéraient en effet qu’il fallait débiter ses meilleures punchlines off the dome, sans filet ni bouée de sauvetage pour se montrer à la hauteur de ses pairs, Big Daddy Kane et Kool Moe Dee précisent que dans les années 1980, freestyler signifiait simplement rapper librement, sans thème. En définitive, les manières de pratiquer cet art et d’en définir les consignes ont toujours varié, de la West Coast à la East Coast, de la France des années 1990 à celle qui a donné jour au compte @1minute2rap.

« C’est une sorte de carte blanche, une forme de morceau qui n’est pas organisée. Il n’y a pas de règles. » – Frenetik

Si la question fait résonner chez Jean des souvenirs de Cam’ron en train de compter ses billets sur MTV, chez Frenetik, c’est la ferveur du hic et nunc qu’il a tant l’habitude de sublimer qui surgit. « Un freestyle, ça fait plus kiffer, je pense que c’est parce que ça fait plus peur. Au studio, on peut enregistrer un morceau, recommencer, modifier les voix, fabriquer… Un freestyle, c’est toi et ta performance. C’est avant tout ce que tu dégages qui compte. C’est ce que je préfère parce que c’est le meilleur moment pour se différencier. Tout le monde ne peut pas assumer les freestyles. C’est une sorte de carte blanche, une forme de morceau qui n’est pas organisée. Il n’y a pas de règles. Tu peux tout dire, tout faire. »

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Que rapper

Et pour celles et ceux qui en doutaient (comme moi dans les heures les plus sombres des tops 10 Spotify, j’avoue), même s’il flirte parfois avec le concept d’entraînement – ou avec le Brouillon, dirait Frenetik – ou de divertissement, le freestyle n’en est pas moins un incubateur de carrière, encore aujourd’hui. « Pour moi, tout est parti d’un freestyle », m’explique Frenetik. « Même ma rencontre avec l’équipe Jeunes Boss. Ils avaient une chaîne radio, je voulais savoir si c’était possible de venir poser un freestyle. J’étais un gamin, j’étais dehors tout le temps, eux voulaient m’interviewer mais qu’est-ce que je m’en foutais, je voulais juste rapper ! »

Il y a quand même un truc qui m’intrigue : pour quelqu’un qui façonne tous ses morceaux à partir de freestyles, comment il a bien pu vivre la période zumba-mélo-autotune, c’était pas déroutant, ce sentiment que le public attendait autre chose ? « C’était le style du moment. Il y a trois ans, on se disait : ça va revenir. Les gens ne se sont pas lassés, ils avaient juste besoin de renouveau. Là, on rentre dans une ère de nouvelle old school. Il y a une génération qui a la mentalité du rap d’avant mais qui kiffe les freestyles, le texte, le message. » Jean Morel confirme : les fans de découpe ne sont jamais parti·es bien loin, lui le premier. Mais je ne vous l’apprends pas, avec la don dada mixtape, le succès de Freeze Corleone, l’arrivée de rappeurs comme Zikxo (dont le nom rend un hommage assez explicite Zoxea), l’heure est de nouveau au kickage.

« PNL a notamment beaucoup changé les mentalités. » – Jean Morel

Là-dessus, il faut le dire, les sessions freestyles Grünt donnent accès à un sacré observatoire des tendances — et à un excellent moyen de prendre la température de la concu’. « On a fait face à une évolution stylistique. Il y a eu une libération autour de l’autotune, des questions sur le refrain qui revenaient beaucoup. PNL a notamment beaucoup changé les mentalités. Les artistes avaient envie de faire autre chose, même s’il y a toujours eu des kickeur·ses. Mais c’est vrai que ça faisait chier les rappeur·ses de rapper sur du boom bap, surtout avec les flows actuels : rapper sur du 90 BPM quand t’écris des textes pour du 140, c’est compliqué. Mais est-ce que c’est pas là aussi que tu vois les bon·nes rappeur·ses ? Perso, j’ai passé des journées entières au téléphone à expliquer à des labels que oui, c’était cool qu’un rappeur belge reprenne Petit frère ! »

Le jeu de la biscotte

Même en période de jachère, ce sont justement des formats comme Grünt qui continuent de donner aux amateur·ices de freestyles de quoi s’en mettre sous la dent. Pourtant, Grünt n’a rien inventé – c’est pas moi qui le dis, c’est Jean : « On a fait la même chose que tout le monde auparavant, avec les moyens du bord, des micros et une caméra. Ça suffit à faire du rap, c’était le truc le plus basique et facile à créer. » Mais ça n’a pas empêché la chaîne de traverser les années en proposant du contenu qui, pour beaucoup, allait devenir culte et inspirer les artistes de demain. Donc j’en conclus avec mes deux invités qu’il n’y a pas meilleur tour de force que la joute verbale pour se faire respecter et prouver qu’on est le ou la meilleur·e.

Le truc, c’est qu’après m’être re-maté des séquences de battles et de cyphers par dizaines, cette manière de vouloir à tout prix se défier mutuellement ne m’évoque plus rien d’autre que des images sordides de circle jerk. Tous ces mecs regroupés en cercle, bite en main, pour se faire du bien certes, mais qui en profitent pour jauger lequel de leurs potes a la plus grosse et lequel tiendra le moins longtemps. Un cercle où la seule chose inébranlable demeure l’entre-soi masculin et son mindset de boy’s club.

« Les maisons de disques n’auraient pas continué à prendre le hip-hop au sérieux si elles avaient appris que le meilleur rappeur du monde était une fille de 15 ans. » – Kurtis Blow

Dans ma gamberge, je suis tombée sur cette interview de Roxanne Shanté sur laquelle je n’avais jamais cliqué auparavant. L’autrice du freestyle iconique « Roxanne’s revenge » (débité entre deux passages à la laverie sur une face B alors qu’elle n’avait que 14 ans et portait encore son appareil dentaire) y raconte comment l’expression female rapper serait née le jour où, après avoir éliminé tous ses adversaires, elle a été exclue du New Music Seminar Battle for World Supremacy à cause d’un 2/10 donné expressément par Kurtis Blow pour l’empêcher de gagner le concours. « Le hip-hop commençait tout juste à être accepté, à devenir mainstream, et les maisons de disques à proposer des deals. Et elles n’auraient pas continué à prendre le hip-hop au sérieux si elles avaient appris que le meilleur rappeur du monde était une fille de 15 ans » lui aurait justifié Kurtis Blow des dizaines d’années plus tard. Shanté, elle, raconte avoir perdu une part de son amour et de son respect pour le hip-hop ce jour-là. À croire que depuis toujours, le cercle des rimeurs a tendance à se refermer sur lui-même.

Il n’y a pas que sur l’absence des femmes que ma curiosité m’a stoppée nette pendant mon binge watching. Il y a aussi leurs portraits en creux, qu’elles soient présentes ou non. Le 4 février, le journaliste rap et fondateur du média Check Martin Vachiery tweetait : « Je suis en train de regarder des vieux battles des Rap Contenders. Malheureusement à part quelques classiques,  ça a beaucoup + mal vieilli que les Word’Up. Y’a des phases de viol et d’insultes de mères / sœurs / meufs impossibles à écouter aujourd’hui. » Inutile de vous dire que j’en pense pas moins. Et lorsque je demande à Jean s’il est seulement possible de faire un bon égotrip sans diminuer autrui — les femmes et la communauté LGBTQIA+, entre autres —, il n’a pas l’air tellement plus enthousiaste : « On n’entend jamais aucun rappeur dire : “je regrette cette phase”. »

« Les trouvailles stylistiques qui touchent à la dégradation de la femme sont nulles. » – Jean Morel

Pourtant lesdites phases de ruiner occasionnellement jusqu’aux meilleurs des freestyles (on se passera de l’hyperlien). « Combien de fois en écoutant un morceau je me suis dit : “C’est bien, c’est bien… Oooh pourquoi t’as dit ça mec ! Pourquoi cette misogynie crasse ?” C’est consternant. J’avais l’impression qu’on en avait fini avec la course au crade et à la surenchère à la beaufitude. En plus, ça donne des phases nulles. Les trouvailles stylistiques qui touchent à la dégradation de la femme sont nulles. Quand j’étais adolescent, à force d’écouter des phases qui disaient que les femmes n’en ont qu’après l’argent, j’ai pu me retrouver à penser que quand t’as de l’argent, tu peux tout avoir. C’est sordide. Tu finis par être matrixé quand t’entends que ça. » Comme le rappelle Jean, le rap continue d’être un genre avant-gardiste mais à trop s’approcher de certains sujets, « il reste en connexion modem pendant que tout le monde est passé à l’ADSL : personne n’a l’air de vouloir se poser certaines questions… » Avant de reconnaître que dans ses propres playlists comme dans ses émissions, les femmes n’ont quasiment jamais été conviées jusqu’alors.

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Genre historique

Pourtant, Frenetik le souligne, la pratique du freestyle, et par extension celle de la battle, ne devrait jamais avoir pour objectif d’écraser : « Moi, je fais de l’égotrip, mais c’est pas juste pour tailler untel ou unetelle. En général, les gens se réfèrent aux mêmes thèmes : “J’ai beaucoup d’oseille, des pétasses et des grosses voitures.” On leur a mis dans la tête que c’est ça qui marche. Mais il y a plus à dire. Dénoncer des choses de tous les jours, ça peut faire partie d’un freestyle. Moi, j’ai toujours un mot pour la police par exemple. » Et pendant que certains continuent d’emprunter la voie de ce que le rappeur belge appelle le « copié/collé de copié/collé de copié/collé », Jean Morel savoure tout de même quelques évolutions.

« Sans bataille d’Hernani, on ne fait pas avancer le mouvement. Les rappeur·ses se scrutent maladivement, mais se sont beaucoup libéré·es par rapport à ça aussi. Il y a dix ans, tu ne pouvais pas dire que t’étais fan de quelqu’un. Tu ne pouvais pas non plus faire de morceaux de love. » Du mimétisme à la création d’une identité unique et d’un propos nouveau, il n’y a qu’un pas. C’est ce que m’assure Frenetik : la compétition est saine, et si ton ou ta pote fait un truc lourd, et que tu cherches absolument à faire mieux, c’est avant tout « parce que tu le respectes et que tu l’estimes ». Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que pendant que vous et moi on a encore du mal à affronter notre coiffeur·se quand il s’agit de dire que l’eau est trop chaude, Frenetik, lui, monte sur le ring et crache des flammes comme si sa mère lui avait filé des Rode NT1-A à la place de ses biberons.

« Dès que je m’approche de la pièce où il y a le micro et les caméras, j’ai mal au ventre, mais je me suis rendu compte que c’est ça qui me permet de vouloir bien faire la chose. » – Frenetik

D’où il puise sa détermination et son éloquence ? « Au tout début, dans les battles, j’avais peur qu’on me clashe de ouf, qu’on me dise quelque chose que j’allais mal prendre et que ça finisse en bagarre. Donc à chaque fois, je donnais le maximum. Encore aujourd’hui, j’ai le trac, mais je m’en débarrasse pendant les 30 premières secondes parce que je ne veux pas qu’on voie que j’ai peur. Dès que je m’approche de la pièce où il y a le micro et les caméras, j’ai mal au ventre, je me sens pas bien, je réfléchis trop… Mais je me suis rendu compte que c’est ça qui me permet de vouloir bien faire la chose. Si j’ai pas le trac, ça veut dire que j’ai trop confiance, que je suis peut-être pas assez impliqué. Pour moi, il faut soit être tout feu tout flamme, soit en mode force tranquille. Le plus important, c’est de savoir s’adapter. » Car s’il y a un endroit où les imprévus ont toute leur place, c’est bien pendant les freestyles qui marqueront l’époque et les mémoires.

« C’est ça que j’aime dans la radio, c’est l’idée de pouvoir se péter la gueule. » – Jean Morel

Entre une anecdote sur la classe sans pareille d’Isha et l’amour du rap de Nekfeu, Jean Morel me décrit les coulisses des sessions Grünt : les moments de tension, les mains qui tremblent, l’adrénaline qui monte. La salle d’enregistrement qui se transforme en match de Ligue des champions, et les tirs contre son camp à portée de micro pour chaque protagoniste. C’est que les freestyles Grünt, eux, sont rec en one shot, et le moindre bégaiement pourrait rester dans les annales. « C’est ça que j’aime dans la radio, c’est l’idée de pouvoir se péter la gueule. » Se mêlent alors la possibilité de l’accident et celle des moments de grâce. Une prise de risque multichoix qui est loin d’avoir jamais découragé Frenetik : « Moi, je suis congolais, si je pouvais, je ferais des projets de 15 titres avec une seule prod’ ou des freestyles de 8 minutes sans pause. Ce serait tellement long qu’il y aurait beaucoup trop de pubs sur YouTube. »

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