Cet article est extrait du numéro du « Jour malade »
À chaque fois qu’on me demande de présenter Rochdi, je procède toujours de la même manière. Je commence par décrire la partie sombre du personnage : un rappeur parisien hyper-hardcore dont l’univers est dominé par les références au diable, au porno, aux coins glauques de la capitale, au sexe, au viol et à l’ésotérisme. D’ailleurs, la plupart du temps, les données s’entrecroisent, comme quand Rochdi décrit une partie de sexe avec une personnification du diable – avec tous les détails inhérents à ce type de scène.
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Une fois l’univers de Rochdi, le rappeur, bien installé, je raconte alors le Rochdi hors rap. Celui-ci est thésard en philosophie de l’art, a enseigné à la Sorbonne, se réfère à Andy Warhol, et cite de tête Baudelaire ou Nietzsche. Avec un tel pedigree, il aurait pu choisir de devenir le énième rappeur chiant qui se la joue lettré pour impressionner un public de Terminale L et taper dans l’œil d’Audrey Pulvar. Heureusement pour tout le monde, sa partie sombre se démène en lui comme un symbiote pour faire surface, et ne manque pas de cracher sa bile dans le premier micro venu.
Néanmoins, résumer Rochdi à ce personnage contrasté, marqué par ces deux extrêmes – en somme, le rappeur diplômé et cultivé qui raconte des trucs hardcore – est aussi terriblement réducteur. En réalité, cette dichotomie fait l’impasse sur toute la richesse de son œuvre. Mais les raccourcis sont souvent une porte d’entrée idéale pour les univers
musicaux marginaux.
« J’arrive dans 10 minutes, je suis dans un état d’ébriété avancé. » Quand j’ai reçu ce message de Rochdi, j’ai compris que la soirée serait bonne. Rochdi est un grand bavard, mais pas le genre de relou qui monopolise la parole sans laisser le temps à son interlocuteur d’en placer une. Il est plutôt du genre à te poser des questions très introspectives et à te faire réfléchir sur toi-même, sans pour autant s’introduire sans consentement dans ton intimité – au sens figuré, s’entend, même si le sens propre serait tout aussi approprié avec un garçon comme lui.
« J’ai un rapport particulier à l’ébriété. Je ne peux pas boire deux bières, rentrer chez moi, me sentir un peu joyeux, et m’arrêter là. Soit je ne bois pas du tout, soit je bois vraiment, jusqu’à en avoir mal au crâne », me dit-il, une fois arrivé. Pourtant, malgré les yeux pétillants et un débit de paroles véloce, l’alcool ne semble pas perturber le rappeur. D’ailleurs, cette philosophie du tout-ou-rien ne s’applique pas qu’à l’alcool. « J’ai le même rapport avec ma musique, ajoute-t-il. C’est ce qui explique qu’elle soit si extrême. Mais aussi avec d’autres éléments de ma vie ; ma thèse, par exemple. Peut-être que je ne serais pas allé jusqu’au bout – car soutenir une thèse, c’est exténuant – si je n’avais pas ce besoin de faire les choses de manière un peu démesurée. » Cette personnalité excessive tend aussi bien à l’exalter qu’à le freiner, faisant de lui un être complexe et tiraillé. Non pas entre le bien et le mal, mais entre les nombreux chemins de vie qui s’offrent à lui.
En terrasse d’un café du 8e arrondissement, mon interlocuteur enquille les bières blanches avec sérénité, évoquant tour à tour les dérives du rap-game, ses prochains projets, ou sa vision très personnelle (« presque paranoïaque », selon lui) à l’image, au rapport public-privé, et aux réseaux sociaux. « La place qu’ont pris les réseaux sociaux dans nos vies m’interroge. À l’échelle de l’humanité, c’est une vraie révolution dans les modes de vie. L’homo sapiens devient l’homo portabilus. » Avec son habitude d’aller au bout des choses, Rochdi pousse la réflexion en l’étayant par des références à sa thèse en philosophie de l’art : « Les réseaux sociaux et l’utilisation qu’on en fait, ont quelque chose de très post-warholien. »
Rochdi a un rapport à son image publique très conflictuel. Surtout pour un artiste. En général, un rappeur souhaite que sa musique soit accessible au plus grand nombre. Pas lui. « Ma place est dans l’underground. Pas ailleurs », lance-t-il. R-o-c-h se sent bien dans l’ombre, et la coupure pour la rapide séance photos, au milieu d’un parking souterrain à quelques pas du café, en est la meilleure démonstration. Peu à son aise, ne sachant pas où tourner le regard, le grand gaillard hardcore se transforme en lapereau pris dans les phares d’une voiture fonçant inexorablement sur lui. « Malgré ma paranoïa, t’as réussi à me convaincre de faire des photos pour un magazine… Bravo. »
De retour au café, et après avoir croisé Michel Cymes au feu rouge, Rochdi est reconnu par un groupe de jeunes filles à peine majeures : « Monsieur, vous êtes surfeur ? » lui demandent-elles. Avec ses cheveux longs, son polo aux couleurs du Napoli et sa barbe d’une semaine, le rappeur se prend au jeu. « Oui, d’ailleurs on est en pleine interview, mon ami est journaliste. Je suis professionnel, je surfe sur les plages du Sud-Ouest. » Et même s’il est parfait dans son rôle, ses instincts reprennent vite le dessus. « Vous êtes toutes les quatre très belles – et je vous le dis en tout bien, tout honneur. » Amusé par la situation, il a tout de même besoin de se rassurer et m’interroge : « J’ai pas la dégaine de Patrick Swayze, quand même ? » Je lui réponds que les cheveux, peut-être… « Aujourd’hui, les cheveux longs sont à la mode, dans la rue et dans le rap. PNL, SCH, etc. Mais quand j’ai commencé, j’étais un vrai marginal de ce point de vue. »
Si son style capillaire le place désormais dans la norme, Rochdi n’est pas pour autant rentré dans le rang. Son dernier album, L’Exorciste cénobite, est un objet bien particulier, qui ne ressemble à aucun autre album de rap. « Je l’ai construit comme un triptyque : trois enchaînements de six morceaux liés entre eux. Trois fois six : évidemment, c’est volontaire. » Mais n’allez pas croire que notre homme rend gloire à Satan à travers sa musique. En fait, c’est tout le contraire. La figure de l’exorciste est celle d’un religieux qui consacre sa vie à combattre le démon. Il en est imprégné, forcément, car il le côtoie au quotidien. Mais son existence entière est vouée à cette lutte. À travers ses références perpétuelles au diable et à la perversion, Rochdi exorcise ses propres démons, lutte contre ses tentations, ses faiblesses et ses excès.
Son univers est un enchevêtrement de faits réels inspirés de son propre vécu, et de phénomènes imaginaires. Mais la frontière est parfois si fine que l’on ne sait jamais vraiment ce qui est de l’ordre du vrai ou du faux. « L’auditeur ne le voit pas, mais dans mes textes, les choses qui peuvent paraître les plus choquantes, ou les plus scandaleuses, sont en réalité les faits réels. » Un titre comme « Une nuit à Chinatown part. 2 » est un bon exemple de cet état de confusion dans lequel est plongé l’auditeur : le texte commence comme le récit glauque mais divertissant du racolage d’un ami de Rochdi par une femme surgie de nulle part. La partie de sexe qui s’ensuit est décrite dans les moindres détails, avec gros plans et ralentis, comme dans tout bon porno. Jusqu’ici, tout va bien. Mais le texte s’achève sur la déconstruction cauchemardesque de ce qui semblait être une partie de plaisir : inquiétudes du personnage (« petit à petit, la panique arrive »), interrogations (« et si elle m’avait refilé le sida ? »), avant une conclusion qui introduit le mystique et le méphistophélique au sein d’un récit tout à fait réel : « et si ce soir, mon pote avait croisé le diable ? »
Rochdi pourrait raconter la dimension nietzschéenne de ces croisements entre réel et imaginaire pendant des heures. Le voile que la nature pose sur la réalité, les zones d’ombre – dans sa vie comme dans son rap –, les zones grisées de la réalité, que l’on complète par le théorique ou le fantasmagorique. Et puis, de temps en temps, il reçoit la photo dénudée d’une de ses conquêtes. Là, il se reprend à raconter dans quelle position il a pris tel ou tel succube, ou comment le sexe en plein après-midi lui donne une envie irrépressible de se remplir les tripes d’alcool fort.
Rochdi est un personnage contrasté. Rappeur dégoûté par le game, il se voit pourtant continuer longtemps dans la musique. Contrairement à ses pairs, il vit la musique comme une pure passion. Il n’y cherche pas la gloire, ni l’argent, pas même une quelconque reconnaissance. La lutte contre ses démons n’est pas terminée, mais la voie de la rédemption semble plus proche que jamais. Enfin, s’il apprend à mettre de côté ses excès : « Je vais en commander une dernière. Tu reprends un lait-fraise ? »