Les « Intermittent.e.s du désordre » : hackers de théâtre

Cela fait bien deux heures que les acteurs de la pièce Je suis un pays s’activent sur les planches du Théâtre de la Colline ce mardi 12 juin, quand un petit groupe issu du public débarque sur scène et prend la parole pour inviter le public à « poser un regard, non pas sur le monde, mais dans le monde ». Et inviter l’assistance à les suivre Quai de Valmy, lieu de refuge des migrants évacués il y a peu, où « la destruction, la souffrance et le cynisme promettent un spectacle hors norme. »

La pièce de Macaigne est si déconcertante et bordélique, qu’une bonne partie du public se demande si cet étonnant intermède ne fait pas partie du spectacle. Mais il n’en est rien. Derrière ce happening artistique se cachent les « Intermittent.e.s du désordre » – un jeune collectif de militants qui multiplie depuis un petit mois les actions dans les théâtres de Paris en « hackant » temporairement les représentations pour évoquer, pêle-mêle, la crise de l’accueil des exilés, les violences policières, la lutte des cheminots ou celle des étudiants…

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Si le mode d’action des Intermittent.e.s du désordre rappelle ces interventions impromptues d’intermittents du spectacle déboulant aux Molières ou sur des plateaux télé, ces jeunes aspirants comédiens se placent dans un autre cadre : ils agissent en tant que spectateurs ayant payé leur place. « L’idée est de libérer la parole, d’être une fenêtre, de montrer aux spectateurs qu’ils peuvent s’exprimer », explique Serge, un des membres des Intermittent.e.s du désordre. « Aller sur scène et lire un texte politique, c’était fort il y a 40 ans. Mais c’est devenu la norme. Et cette norme a tué la parole qu’il y avait derrière. Avec nos actions, on cherche une nouvelle façon de réveiller les gens », dit Louise, une autre jeune Intermittente du désordre.

« Comme le black bloc, on surgit d’un endroit où on n’est pas attendu » – Louise, membre des Intermittent.e.s du désordre

Militants actifs, le petit groupe s’est formé sur des bases principalement affinitaires, tout en partageant un socle politique commun. « On vient tous de milieux plus ou moins proches », explique Blaise, qui a baigné dans le théâtre toute son enfance. « D’un point de vue militant, on se retrouve tous sur le même terrain, que ce soit en manifs ou ailleurs. » Soucieux de redéfinir les méthodes l’activisme, ils comparent parfois leurs actions à celles du black bloc. « Comme le bloc, on surgit d’un endroit où on n’est pas attendu. Et puis, on n’a pas d’identité, du coup tout le monde peut prendre notre place », enchaîne Louise. Un besoin de diversification des actions né en réaction, toujours selon Louise, à la « folklorisation » de la lutte et à l’« épuisement de ses moyens historiques ».

Après la rue, les ZAD, les facs ou les lycées, la lutte sociale s’invite donc au théâtre. Avec comme arme, la prise de parole, et comme acteur principal, ce petit groupes d’étudiants – en université ou au sein des conservatoires de théâtre de Paris. À leur tableau de chasse, les Intermittent.e.s du désordre (en référence aux « professionnels du désordre » raillés par le président Macron) comptent désormais trois théâtres parisiens.

Tout est parti d’un évènement survenu dans la soirée du 7 mai dernier, pendant laquelle le théâtre de l’Odéon organisait une soirée baptisée « L’esprit de mai », afin de célébrer le cinquantenaire de mai 68. Alors que des intellectuels et soixante-huitards étaient invités au théâtre dirigé par Stéphane Braunschweig, des « dix-huitards » manifestaient devant l’édifice et souhaitaient s’inviter à la fête, afin de rappeler que la lutte sociale était toujours bien vivante en 2018. En guise de dialogue, la direction de l’Odéon a rameuté des CRS en nombre, qui ont distribué quelques coups de matraques, gazé abondamment la poignée de manifestants et réalisé plusieurs interpellations.

« On commémore mai 68, mais quand des gens continuent de lutter aujourd’hui, on les met à la marge » – Serge, membre des Intermittent.e.s du désordre

« Au cours de cette soirée, l’idée de l’Odéon était de commémorer mai 68 de manière super figée, donc de faire de mai 68 un musée », explique Pétunia, étudiante et membre des Intermittent.e.s du désordre. « Pendant tout le mois de mai, on a eu le droit à des commémorations de mai 68 sur le mode « C’est génial, y’a eu la révolution y’a 50 ans ». Mais quand des gens continuent de lutter aujourd’hui, on les met à la marge », abonde Serge, d’une voix douce.

Choquée par la répression orchestrée par l’Odéon, la petite quinzaine d’activistes s’est alors rassemblée au sein des Intermittent.e.s du désordre pour rendre la monnaie de sa pièce à Stéphane Braunschweig, le directeur du théâtre de l’Odéon. Le 25 mai, lors d’une représentation de Tristesses d’Anne-Cécile Vandalem, ils étaient donc là, dans la salle, en tant que spectateurs. Puis 45 minutes après le début de la pièce, ils se sont levés à l’unisson pour étonner un chant ciblant la police et Braunschweig. Après une brève explication de leur démarche, les comédiens ont enchaîné sur une représentation plus lyrique, baptisée « L’esprit de Mairde » en référence à la soirée du 7 mai, dénonçant la passivité des « Assis ».

« Certains spectateurs ont commencé à gueuler qu’on était des nazis », se remémore Pétunia, tout en rappelant que d’autres les ont applaudis et que la metteuse en scène et les acteurs ont soutenu leur action. « Il y a quand même un type qui a dit : “Papi Hitler serait fier de vous“. C’est marrant qu’on se fasse traiter de fachos, alors qu’on s’exprime simplement en tant que spectateurs », rappelle Blaise. À la fin de la représentation, les Intermittent.e.s du désordre ont pu échanger avec le public dont les réactions étaient mitigées, mais certains se sont montrés réceptifs à leur discours.

Après le coup de l’Odéon, les Intermittent.e.s du désordre ont décidé de jouer un autre tour à Stéphane Braunschweig, qui montrait vendredi 8 juin à la Comédie française, sa mise en scène de Britannicus. Au petit matin, ils étaient allés placarder des affiches sur le théâtre historique annonçant leur pièce « Coucou Stéphane » qui se jouerait pendant la représentation de la pièce écrite par Jean Racine. Sentant le coup fourré, Braunschweig a alors demandé au speaker de la Comédie d’annoncer au micro si quelqu’un souhaitait s’exprimer avant le début de la représentation. Silence gêné dans l’assemblée : les Intermittent.e.s du désordre n’étaient pas là. Ils s’étaient « mis en grève », mais étaient bien présents à la sortie du théâtre pour distribuer des tracts aux spectateurs un poil interloqués quand ils sont excusés de ne pas avoir pu jouer ce soir-là – et proposé d’adresser à la Comédie Française des remboursements.

« C’est dans l’action que l’on pense et qu’on se teste » – Serge, membre des Intermittent.e.s du désordre

Content de leur coup et d’avoir réussi à faire tourner en bourrique Braunschweig – « pour que personne n’oublie ce qui s’est passé le 7 mai » – le petit groupe s’est vite penché sur sa prochaine cible : Vincent Macaigne, donc. Très participative, la pièce de Macaigne joue avec le public, qui devient à certains instants, partie prenante du spectacle. C’est la sincérité de la démarche de Macaigne – proposer au public de participer – que voulaient tester les Intermittent.e.s du désordre.

Après avoir annoncé qu’ils agiraient le jeudi 14 juin, Macaigne leur a envoyé un petit mail plutôt bienveillant, accompagné de son numéro de portable, afin qu’ils se rencontrent en amont de leur action. Mais les jeunes militants ne voulaient pas que le metteur en scène et ses acteurs se préparent à leur venue : ils se sont donc pointés deux jours plus tôt, ce mardi 12 juin. Après l’entracte, les Intermittent.e.s du désordre sont entrés en action en envoyant un texto à Macaigne : un simple « Coucou Vincent » annonciateur. Puis, l’un des membres du collectif est allé demander un micro au metteur en scène. Un peu paniqué, Macaigne a fini par accepter en faisant rallumer la salle et en annonçant que les « Intermittents du chaos » (avant de rectifier sous les cris de « Désordre ! ») allaient s’exprimer le temps d’une pause.

« En faisant rallumer la lumière et en prenant la parole à la fin de notre action pour se défendre, Macaigne a fait l’aveu de son hypocrisie, » tranche Louise après la pièce. « En fait, il n’est pas prêt à faire du théâtre participatif. Pourtant, je suis sûre qu’on aurait pu être en accord avec son spectacle. Ses acteurs auraient parfaitement su s’adapter. En revanche, c’est chouette que des gens aient pu penser que l’on faisait partie de la pièce. » Serge, de son côté, n’est pas ravi du rendu de l’action et regrette d’avoir permis à Macaigne d’encadrer l’intervention. Mais, sirotant une bière bien méritée, le jeune comédien finira par conclure, un brin philosophe : « c’est dans l’action que l’on pense et qu’on se teste ». Et de songer déjà aux prochaines actions du jeune collectif, qui, s’il tâtonne encore, a au moins le mérite de bousculer et essayer de réinventer les formes de l’activisme politique.