Ibrahim Albassri
« N'ouvre pas une fenêtre qui donne sur une forêt de murs. » Photos: Guillaume Chauvin pour VICE FR

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Syrie

J'ai survécu à Saidnaya, la pire prison de Syrie

Ibrahim Albassri, 29 ans, a survécu à l’enfer entre les murs de la prison de Bachar el-Assad de laquelle personne ne sort vivant – ou presque.

En Syrie, ce nom suscite l’horreur. Saidnaya, la prison gouvernementale syrienne dont l'existence a récemment été révélée en France par l’émission Envoyé spéciale est qualifiée d’abattoir humain par Amnesty international. Mais le cauchemar de cet immense centre d’extermination construit en 1987 à 30km au nord de Damas ne date pas du printemps arabe ni de la guerre civile syrienne. La terreur s’est installée à Saidnaya le 5 juillet 2008. Ce jour-là, après une mutinerie au sein de la prison, les surveillants ouvrent le feu. Ils tuent des dizaines de détenus. Une chape de plomb est posée sur l’incident dont le monde n’apprendra l’existence qu’un an plus tard.

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La réputation de Saidnaya est taillée. Depuis le début de la révolte contre Bachar el-Assad, en mars 2011, tous les opposants au régime qui y sont emprisonnés sont torturés ou exécutés. Entre 2011 et 2015, plus de 13 000 détenus y furent pendus. Qu'ils soient politiciens, philosophes, écrivains, artistes ou hommes de lettres. C'est le cas d'Ibrahim Albassri, journaliste syrien qui a passé trois mois à Saidnaya. Agé de 29 ans, Ibrahim a travaillé pour TV5 Monde, Future News, une chaîne de télévision libanaise, et Arab News, quotidien anglophone publié en Arabie Saoudite. Il travaillait principalement sur la propagande de l'Etat islamique et du régime de Bachar el-Assad.

A sa sortie de Saidnaya, Ibrahim a vécu dans les territoires contrôlés par l'armée libre, puis en Turquie, où il a attendu son visa pour la France. Miraculé, il vit depuis trois ans à Strasbourg et pour la première fois, il a accepté de revenir sur sa détention à Saidnaya.

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Les années de guerre en Syrie.

VICE : Comment se retrouve-t-on à Saidnaya?
Ibrahim Albassri : C’est une longue histoire. Pour ma part, je n’y ai pas atterri tout de suite. Tout a commencé avec le printemps arabe. Etant journaliste, j’étais évidemment très impliqué dans le mouvement qui a démarré en Syrie au mois de mars 2011. Ça signifie donc que j’étais fiché par le gouvernement mais la peur d’être arrêté ne me décourageait pas. Le 12 juin, alors que j’étais tranquillement chez moi à Dier Ez-Zor [ville située sur les rives de l'Euphrate, au nord-est du pays, ndlr], quatre pick-ups se sont garés devant la maison familiale. Une vingtaine d’hommes armés d’AK47 en ont surgi. En pénétrant chez nous, ils se sont mis à insulter et à menacer tout le monde. Personne n’a bougé au moment où ils m’ont passé les menottes parce qu’on savait que si quelqu’un s’interposait, il perdrait ses dents voire plus. C’était ma première arrestation, j’ai été conduit au quartier général des services secrets militaires. J’y suis resté dix jours.

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Quelles étaient les conditions de détentions au QG des services secrets?
Au regard de ce que j'ai enduré à Saidnaya, ce n’était pas grand-chose même si c’était bien sûr très dur. En arrivant ils nous ont fait allonger entièrement nus sur le sol. Je sentais mon cœur battre dans mes tempes, et j’avais presque le souffle coupé tant la peur était grande. Les gardiens vociféraient des insultes en arrachant nos vêtements et cartes d’identité. Puis ils nous ont jetés dans des cellules de 4 mètres sur 2 où s’entassaient une vingtaine d’hommes de tous âges. A l’intérieur, nous étions plongés dans le noir intégral. Je ne voyais même pas mes mains. Il planait une odeur pestilentielle : un mélange de sang, de déchets organiques et de pue. Assis contre un mur, les genoux repliés contre mon torse, j’étais complètement terrorisé et un vieil homme de 65 ans m’a rassuré en me disant que ça allait aller. Les jours sont passés avec leurs lots de torture, d’humiliation, d’intimidation et d’interrogatoire. Le gouvernement savait pertinemment ce que je faisais et on m’a sommé de cesser mes activités « terroristes ». En sortant, mon corps était endolori, mais j'ai immédiatement repris la lutte. C'était plus fort que moi.

« Quand j’ai aperçu le grand bâtiment au loin malgré mon bandeau, les larmes ont commencé à monter. »

Ta liberté a duré combien de temps?
Pas longtemps… Le 3 août 2011, 200 000 manifestant battaient le pavé contre le gouvernement à Deir Ez-Zor et j’y étais évidemment pour quelque chose alors, le 7 août, quand je suis tombé sur un checkpoint, ça n’a pas fait un pli… J’ai décliné mon identité et en consultant ses fiches, l’officier a littéralement fait un bond. Il s’est jeté sur son talkie-walkie, il a saisi son arme et a exigé que je descende de mon véhicule. Il m’a violemment plaqué contre le capot et m’a menotté. C’était reparti. J’ai réintégré les cellules des services secrets, cette fois-ci gouvernementaux, pendant quelques jours.

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Quand as-tu été amené à Saidnaya?
Difficile de dater mon arrivée là-bas. Ils font tout pour qu’on perde la notion du temps. On est plongé dans l’obscurité toute la journée, on en sort uniquement pour les interrogatoires et on n’a ni montre ni téléphone. Tout ce dont je me souviens c’est qu’un jour, ils ont décidé de transférer une dizaine de gars dont moi. Après quelques jours dans la prison des services secrets, ils nous ont chargés dans les coffres des pick-ups. On a roulé six heures les yeux bandés. On se doutait bien qu’on allait à Damas mais on pensait à une autre prison, celle de l’aéroport Mezzeh, où des milliers d’opposants au régime sont emprisonnés dans les sous-sols.

Qu’as-tu ressenti en réalisant que c’était à Saidnaya que tu étais envoyé ?
Quand j’ai aperçu le grand bâtiment au loin malgré mon bandeau, les larmes ont commencé à monter. Je me suis dit que c’était fini, qu’on allait tous y laisser notre peau comme des milliers avant nous. Ils nous ont fait descendre de voiture et, instantanément, les gardiens ont commencé à nous brutaliser. Chacun d'entre nous était encadré par trois d’entre eux, ils nous insultaient et nous assenaient des claques derrière la tête. Lorsqu'on nous a ôté nos bandeaux, un mur de gardiens se dressait face à nous. Ils arboraient un sourire glaçant et nous ont lancé un « bienvenue à Saidnaya » en riant à gorge déployée. Je nous voyais, nous les quinze hommes diplômés et terrorisés face à cette rangée de policiers écervelés et assoiffés de violence. Je ne voyais pas d’issue.

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« Nous n'avions que des murs pour nous appuyer, rien et personne d'autre ».

La torture a immédiatement commencé?
Malheureusement oui… En arrivant à Saidnaya, les détenus bénéficient d’un comité d’accueil. Ils appellent ça le festival. A peine nous avaient-ils conduits dans la prison que nous entendions « le festival va pouvoir commencer ». Les gardiens ont saisi des câbles et des lanières de pneus et ont commencé à nous frapper. Il y avait du sang partout, on ne savait même plus d’où il sortait, ni à qui il appartenait. Tous les jours on entendait toutes sortes d’injures, des cris et des bruits sourds émanant des salles d’interrogatoires. En fait, ils ne cherchaient jamais à nous soutirer des informations, c’était de la pure torture gratuite sans aucun but autre que celui de nous briser. Quand ils nous obligeaient à nous déshabiller, ils prenaient par exemple un malin plaisir à nous frapper les testicules jusqu’à ce qu’on saigne abondamment de l’entrejambe.

« En matière de torture, c’est incroyable de constater comme l’homme peut être créatif »

Comment étaient les cellules?
Un peu moins sombres qu’au quartier général des services secrets de Deir Ez-Zor. On pouvait distinguer des silhouettes grâce au trou dans la porte, à travers duquel ils nous surveillaient. Elles faisaient environ 25 mètres carrés dans lesquelles cohabitaient 50-60 personnes. On devait dormir assis ou appuyés les uns contre les autres. Parfois, on dormait même allongé à tour de rôle. Je me souviens dès mon premier soir d'un mec avec un accent d’Alep qui s’est approché de moi et m’a demandé mon nom et le numéro de mes parents pour pouvoir les prévenir si je mourrais. Il a aussi exigé que je prononce la Shaa Da, (dernière phrase énoncée par les musulmans pour partir en paix). J’ai refusé parce que je n’avais pas prévu de mourir. Mais certains d’entre nous y passaient et parfois on devait garder le corps parmi nous quand un détenu rendait son dernier souffle pendant la nuit. C’était terrible, les nuits se succédaient sur une petite couverture dégueulasse et on finissait par tomber de fatigue malgré les cris et les supplications des personnes torturées dans les salles avoisinantes.

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Quels sont tes pires souvenirs?
Je ne les compte plus. Entre ce qu’on voit, entend ou subit. Le pire pour moi c’est quand ils m’ont mis debout dans une bassine et ont plongé un câble électrique dedans en me lançant, « je vais te faire danser le flamenco ». Mais il y a aussi la chaise allemande. J’étais allongé en boxer les mains derrière la tête avec un doigt qui dépassait. Ils installaient une chaise dessus et restaient assis longtemps jusqu’à ce qu’il casse. En matière de torture, c’est incroyable de constater comme l’homme peut être créatif. Il y avait par exemple ce chrétien dont les gardiens passaient leur temps à se moquer. Ils le surnommaient Jésus et du coup, ils ont eu l’idée de lui planter de vrais clous dans les paumes des mains. De manière générale la torture ne cessait jamais. Sur tout le monde, y compris les jeunes adolescents qui souvent se faisaient violer. Je me souviens même qu’un matin, en sortant de nos cellules, on glissait sur le sang. Il coulait une véritable rivière pourpre entre nos pieds et l’odeur était si prenante qu’on avait l’impression d’en avoir dans la bouche….

Mais alors comment t’en es-tu sorti?
Je suis un putain de miraculé. Il n’y a pas d’autres mots. Parce qu’une fois encore à Saidnaya, ils font vraiment ce qu’ils veulent de nous, on n’a aucune visite et personne ne sait où on est. De leur côté mes parents avaient commencé les recherches et grâce à une connaissance ils ont appris que j’étais emprisonné à Saidnaya mais il fallait 40 000 dollars pour m’en sortir. Le général qui promettait d’aider à ma libération comptait bien évidemment se les mettre dans la poche… Pour rassembler cette somme, un groupe s’est créé sur Facebook et des membres d’Amnesty se mobilisaient de leur côté. Me concernant, même si mon corps avait développé des aptitudes pour me permettre de survivre comme la perte de l’odorat, j’avais perdu 15 kilos et attrapé l’hépatite A. Je me sentais dépérir à petit feu… Et puis un jour, on est venu me chercher. Je pensais que c’était mon heure parce que d’autres avant moi s’était vu promettre une libération et s’était retrouvé pendu.

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« Si tu vois l'exil dans chaque visage, mais aussi la patrie syrienne. »

Comment s’est passée ta libération?
On m’a traduit devant un tribunal civil en me demandant de reconnaître certains chefs d’accusation et reconnaitre que certains aveux avaient été faits sous la torture. J’étais seul face à un juge horrible qui me traitait comme de la merde. J’ai écopé de 5000 dollars d’amende. Le jour d’après on m’a fait signer des documents et j’ai assisté à mon faux procès où on m’a indiqué que j’avais été condamné à 90 jours d’emprisonnement à Saidnaya pour avoir manifesté. Puis j’ai repris ma vie là où je l’avais laissée. Je suis rentré à Dier Ez-Zor, j’ai recommencé mes études et j’ai redoublé d’effort dans ma lutte contre Bachar jusqu’au 9 avril 2011.

A quoi correspond cette date?
Ce jour-là, les militaires sont revenus me chercher. Cette fois-ci, je n’étais pas chez moi alors ils ont tout cassé et réitéré les menaces à l’égard de mes parents. Mais personne ne savait où j’étais. Ils ont donc fini par partir. Depuis le 9 avril 2011, moi Ibrahim Albassri, je suis un fugitif en Syrie et j’ai rapidement dû m’enfuir de mon pays pour ne pas être exécuté. Evidemment, j’ai fait en sorte que tous les membres de ma famille soient du voyage pour les mettre, eux aussi, à l’abri.

Tout cela est maintenant derrière toi
Vivre ici en France est la plus belle chose qui puisse nous arriver à mes proches et à moi, depuis la guerre. D’un point de vue politique, tout n’est pas parfait bien sûr mais quand vous, les Français, souffrez parfois d’une mauvaise grippe dites-vous que nous, on se coltine un cancer depuis des décennies. C’est d’ailleurs ce que j'aimerais dire aux jeunes qui me racontent vouloir aller faire le djihad là-bas.

Louise est sur Twitter.