Que vous le vouliez ou non, en vacances, vous resterez toujours un touriste

Pour peu que vous ayez un emploi, et pour peu que vous ayez droit à des congés avec cet emploi, la période estivale est très souvent propice à une forme bien connue de ballet conversationnel, dès lors qu’on s’approche un peu trop de la machine à café. L’été dans l’entreprise, c’est le traditionnel temps des « Tu pars où ? », du « Qu’est-ce que tu fais pour les vacances ? » – et toute réponse s’éloignant un peu trop de l’énonciation d’une quelconque destination produira un certain embarras chez les interlocuteurs.

C’est un réflexe intégré par à peu près tout le monde : les périodes de non-travail, les vacances donc, ça se passe préférablement loin de chez soi. Et si vous avez cédé à cette injonction au mouvement, c’est sûrement avec l’idée de changer de décor pour y trouver un certain dépaysement.

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Une fois sur place, pourtant, le charme est parfois rompu par quelques petits détails : on aspire à se retrouver dans le boui-boui le plus authentique de Lisbonne avant de tomber sur un couple dont le Routard est posé sur la table d’à côté. Ou alors, à l’autre bout de la planète, au fin fond de la Nouvelle-Zélande, ne faire que croiser des coupe-vent Décathlon à 20 euros – soit exactement celui que l’on porte. C’est enfin se taper deux heures de route à travers le Rif marocain pour atteindre Chefchaouen et ses murs bleus, pour finalement se rendre compte que les trois quarts de la ville s’expriment en français ou en anglais.

On pense naïvement pouvoir se fondre dans l’Ailleurs, se perdre dans l’exotisme, pour au final être régulièrement rappelé à sa condition de touriste parmi les touristes. Le conditionnement touristique, celui qui fait que la quête d’authenticité est forcément perdue d’avance, a pris le pas sur les valeurs du voyage comme expérience de découverte. Pour comprendre un peu mieux l’étendue du malaise, on est allés poser quelques questions à Rodolphe Christin, docteur en sociologie et auteur de L’Usure du monde et du Manuel de l’antitourisme.

VICE : Selon vous, d’où vient l’idée que le tourisme est forcément le meilleur moyen d’occuper ses congés ?
Rodolphe Christin :
Effectivement, pour beaucoup, le tourisme est devenu une norme de comportement. Le fait de prendre des vacances, c’est une chose, mais le fait de partir en vacances en est une autre. Partir est extrêmement valorisé dans nos sociétés. Comme si les congés payés devaient obligatoirement être passés hors de son domicile, pour aller s’installer ailleurs pendant une période provisoire.

Est-ce que ça a toujours été comme ça, depuis l’apparition des congés payés ?
Non, cela s’est développé au fur et à mesure que la société de consommation a permis à un nombre de gens plus important de pouvoir dépenser de l’argent pour voyager pour le plaisir. Au départ, c’était une pratique sociale plutôt réservée aux gens qui en avaient les moyens : la noblesse, puis les bourgeois qui ont émergé de la révolution industrielle. Le voyage, le fait de partir « faire un tour », était une manière de parfaire l’éducation de la jeunesse des familles aisées, avant de passer aux choses sérieuses et d’occuper une fonction sociale.

Au fil du temps, ce désir de partir « faire un tour » s’est généralisé, répandu, au fur et à mesure que la société a permis à des gens de plus en plus nombreux d’acquérir l’excédent budgétaire nécessaire pour partir pour le plaisir.

Et pourquoi le voyage est-il donc si valorisé dans nos sociétés ?
Est-ce qu’on est encore dans une logique de voyage quand on va en vacances s’installer sur la côte espagnole, ou alors s’agit-il d’une simple transplantation dans un autre lieu ? En tout cas, dans le fait de se déplacer touristiquement, ce n’est pas tant le voyage qui compte que la destination. On achète un billet pour une destination : c’est la destination qui l’emporte sur le cheminement. Alors que, pour moi, dans la logique du voyage, c’est l’inverse : le cheminement, la phase de découverte, est au moins aussi important que le fait d’arriver à un point précis. L’écrivain Nicolas Bouvier disait ainsi, à la suite de Confucius : « Le voyage commence sur le pas de ma porte. » Dans la logique touristique pourtant, l’important, c’est la destination. Et le temps pour y accéder doit être le plus court, le plus confortable et le plus anodin possible.

C’est donc plutôt l’Ailleurs qui est valorisé, l’exotisme…
L’écrivain Victor Segalen définissait l’exotisme comme « ce qui sort de notre tonalité mentale coutumière ». Si on définit l’Ailleurs comme un espace exotique, on peut se demander alors s’il s’agit toujours d’une motivation pour le touriste : aujourd’hui, le touriste va souvent se retrouver dans des lieux où il va rencontrer d’autres touristes, en des lieux conçus spécialement pour l’accueillir. On y attend une prestation donnée plus qu’une découverte culturelle, qu’une prise de risque personnelle ou qu’une exploration. La notion d’Ailleurs dans la pratique touristique doit donc être largement relativisée.

Par ailleurs, une fois sur place, on a l’impression de devoir rentabiliser son temps de vacances, de multiplier les activités pour être sûr de profiter du voyage. À quoi est-ce dû ?
C’est dû à une forme d’activisme du consommateur occidental, qui est issu d’une société où la productivité compte beaucoup. Il faut occuper son temps. On conçoit que le dynamisme revienne à être occupé 24 heures sur 24 – ou presque. Cette logique de productivisme se retrouve donc dans les vacances, où il faut profiter un max, faire le plus d’activités possible, sans temps mort. Tout ce qui vient ralentir ce rythme frénétique est perçu comme un accident. Puisqu’on achète une prestation, il faut la rentabiliser, et donc en faire un maximum dans un minimum de temps. C’est une logique de rendement qu’on retrouve dans le domaine économique. Le tourisme donne l’illusion qu’il met entre parenthèses ce temps-là, mais pas du tout, c’est un simulacre. On croit s’évader de son quotidien, mais ce n’est pas le cas.

Le management du monde règne : le monde touristique doit être rentabilisé. Tous les lieux doivent pouvoir intégrer le touriste et générer du chiffre d’affaires. Le touriste, lui, est pris dans une forme de contrôle social, une logique de flux. Il est orienté dans un système. Ce contrôle prend différentes formes : la signalétique, les guides, les lieux incontournables…

Finalement, le tourisme poursuit une logique de reconnaissance : on ne cherche plus à connaître mais à reconnaître. On va aller se confronter à des choses qu’on avait prévu de découvrir.

Le sociologue Yves Winkin parle d’« enchantement touristique » : la magie du tourisme fonctionne parce que le touriste ignore qu’il est pris dans une réalité extrêmement organisée. Alors que le tourisme vend une image d’émancipation, de rupture avec le quotidien, le touriste n’est en fait qu’un agent économique parmi d’autres, comme ses interlocuteurs sur place, qui sont autant d’agents économiques.

À une époque pourtant, le voyage était considéré comme une forme de contre-culture. La beat generation avait une pratique de la route où l’idée était de mettre à l’épreuve ses habitudes et ses certitudes. On allait à l’encontre du confort de la vie ordinaire en dormant dans des bagnoles ou dehors, en fréquentant des lieux louches, en s’adonnant à des pratiques borderline… Tout cela faisait partie de l’expérience du voyage comme rupture. C’était une manière de subvertir son mode de vie. Aujourd’hui, le tourisme ne fait plus cela. Au contraire, le tourisme est une manière de répandre un mode d’organisation économique jusqu’aux endroits les plus reculés de la planète.

Dans L’Usure du monde , vous évoquez une série de « non-lieux ». Comment servent-ils l’industrie touristique ?
Il y a plusieurs types de non-lieux. Il y a les non-lieux stéréotypés, comme les aéroports : des lieux sans qualités, ou dont la qualité est d’être banal, organisés sur une logique fonctionnelle. Il va être le même où que l’on soit, de Bangkok à Genève, de Singapour à Rio de Janeiro.

Il y a aussi des non-lieux qui se situent dans la périphérie de ces lieux-là, et dans lesquels on ne s’arrête pas parce qu’il n’y a rien à y voir – en apparence en tout cas. Paradoxalement, c’est peut-être dans ces non-lieux-là que se réfugient des événements, des gens significatifs de l’époque dans laquelle on vit. L’auteur Jean Rolin, dans Zones, s’est par exemple intéressé à un espace coincé dans un échangeur autoroutier à Paris. Il voulait aller voir qui vivait là. Il est tombé sur des S.D.F., des prostituées : c’est peut-être dans ces lieux sans qualités qu’il y a des choses à découvrir, pour ceux qui cherchent à explorer des espaces en apparence anodins. Peut-être que les prochains voyageurs seront des découvreurs de grandes surfaces ou de parkings périphériques.

Il y a encore les non-lieux stéréotypés du tourisme, où l’on cantonne les touristes. Ces non-lieux forment une sorte de circuit qui enferme les touristes, avec comme seul but de les faire consommer. Ce n’est plus la logique de « tracer sa route » mais celle du circuit balisé. Finalement, le tourisme poursuit une logique de reconnaissance : on ne cherche plus à connaître mais à reconnaître. On va aller se confronter à des choses qu’on avait prévu de découvrir. La logique des « séjours all inclusive », par exemple, exprime un désir d’enfermement. On se retrouve dans un lieu stéréotypé avec des gens qui nous ressemblent. Ce sont des lieux où tout accident dû à l’exotisme, au fait d’être ailleurs, doit être banni. Quelque part, la logique du tourisme devient une forme d’anti-voyage, de refus de l’imprévu.

Les évolutions récentes du tourisme – avec les vols low cost qui démocratisent les destinations plus lointaines, ou AirBnB, qui détourne la logique hôtelière – ont-ils permis de « mieux » voyager ? Ou est-ce une réponse de l’industrie touristique pour se faire passer pour plus « authentique », moins élitiste ?
Le low cost fait voyager encore moins cher, et permet à de plus en plus de monde de partir à l’étranger. Donc, on est toujours dans l’idée que le déplacement pour arriver à sa destination doit avoir le moins d’impact possible sur la partie touristique, en étant le moins cher et le plus court possible. Il n’y a donc rien de très original là-dedans, ça fait toujours partie de la logique industrielle du tourisme.

Pour ce qui est d’AirBnB, on retrouve la démarche capitalistique de base : AirBnB reste une entreprise qui cherche à faire de l’argent. Mais là, elle joue sur l’auto-organisation, donc effectivement, cela va un peu à l’encontre de l’achat de prestations de services tout compris. Entre les lignes, on trouve en quelque sorte une recherche plus originale de la part du touriste, qui veut être l’acteur de son séjour. Mais AirBnB ne cherche pas non plus à s’affranchir de la logique marchande. Par contre, certaines initiatives sans échange monétaire classique existent, comme la location de logement via des monnaies parallèles par exemple, à l’instar des systèmes d’échanges locaux (SEL).

Et vous, personnellement, comment tentez-vous d’échapper au tourisme ?
Vous savez, un poisson rouge n’échappe pas à l’eau de son bocal. Difficile de ne pas être un touriste à l’époque du tourisme de masse. Il faut vivre dans son époque, bon gré mal gré. Donc, je n’échappe pas vraiment au tourisme : personne n’y échappe dès lors qu’on voyage pour le plaisir. Je suis un touriste comme les autres, et ça me permet d’observer les autres touristes, de les critiquer, et de m’auto-critiquer en passant. Je pense que si on veut s’affranchir des réflexes conditionnés du tourisme, le meilleur moyen est de partir plus rarement, et d’y consacrer plus de temps et de vigilance.

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