En 2002, c’est la crise au Burkina Faso, après plusieurs années de soubresauts violents : une partie de la jeunesse ivoirienne sacrifiée cherche à oublier l’extrême pauvreté dans la quête vaniteuse du luxe, sous l’influence du mouvement du « coupé-décalé » créé par l’Ivoirien Douk Saga, et rentre au pays. Or, pour vivre dans l’opulence, il faut de l’argent, beaucoup d’argent – rapidement et facilement. Et certains apparaissent vite plus doués que d’autres pour s’en faire.
Ils se font appeler Rolex ou Bourgeois et font partie d’un de ces réseaux d’arnaqueurs qui vendent de l’amour illusoire aux Européennes sur Internet. Un « Je t’aime » se monnaye parfois 300, 500, jusqu’à 10 000 euros. Entre logiciels qui modifient les voix, fausses photos et comptes trafiqués, ils créent des profils d’hommes blancs, encaissent l’argent et dépensent immédiatement dans l’alcool, les fêtes, les bagnoles.
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Selon certains, ces jeunes hommes se vengeraient de ce que l’on appelle « la dette coloniale » en arnaquant des Occidentales. Joël Akafou réfute cette explication. Ce jeune réalisateur originaire de Côté d’Ivoire a bouleversé l’existence de plusieurs « brouteurs » , aujourd’hui rangés. Vivant entre Abidjan et Ouagadougou, il raconte cette expérience dans Vivre riche, présenté aux États généraux du film documentaire, à Lussas. C’est là-bas qu’on l’a rencontré.
VICE : Bonjour Joël. Pourquoi t’es-tu penché sur le sujet de l’arnaque ?
Joël Akafou : J’ai senti que cette thématique grandissait à Abidjan. De plus en plus de jeunes essayaient de s’échapper de la crise burkinabè de 2002 en rentrant en Côte d’Ivoire – un pays également en crise – pour démarrer une nouvelle vie. Au départ, les enfants s’amusaient, ils arnaquaient « juste comme ça » mais en réalité, très vite, on s’est rendu compte que les arnaques prenaient de l’ampleur. Pourquoi ? Tout simplement parce que de plus en plus de jeunes de ma génération mouraient à cause de cette crise et de ce qu’elle engendrait : la maladie, les accidents, la pauvreté. Ils mouraient parce que le mouvement du « coupé-décalé » – cette joie de frimer, de vivre endetté en permanence – bouffe de plus en plus de jeunes. C’est ce qui m’a poussé à raconter cette histoire. J’ai écrit le projet en 2014, j’ai tourné le documentaire en 2016 et il est sorti en 2017.
Dans Vivre riche, le personnage de Bourgeois déclare : « Arnaquer, ça demande un cerveau. » Tous ces hommes parlent de « clientes », de « cibles », possèdent des logiciels de truquage de voix, des stratégies de « broutage ». En quoi ça consiste ? L’arnaque, c’est un métier ?
C’est juste un jeu, qui rapporte à celui qui l’engage. Il prend les photos d’un Blanc, son opposé, et commence « le jeu d’amour sur Internet ». Il n’y a aucune stratégie, en réalité : ces jeunes se prennent simplement au jeu des arnaques, et en tirent parfois de grosses sommes d’argent. Effectivement, on ne va pas se le cacher, ils visent essentiellement des Européennes, là où il y a le plus d’argent.
Est-ce que ça peut arriver qu’un « brouteur » tombe amoureux de sa cliente ?
Oui, ça arrive ! Deux ou trois mois après le tournage, j’ai appris qu’un « brouteur » était tombé amoureux de sa cliente. J’ai même discuté avec cette dernière, qui savait qu’il l’arnaquait au départ ! Elle avait déjà été arnaquée deux fois par le passé. Ils ont échangé longuement et, un jour, il lui a dit en toute sincérité : « Je suis amoureux de toi. » Puis il a montré son vrai visage et lui a fait entendre sa véritable voix.
Au départ, un « brouteur » qui s’en sortait faisait partie de la classe bourgeoise : il pouvait gagner jusqu’à 10 000 euros par mois. Mais ça, c’était avant.
Selon certains, l’arnaque constitue une vengeance au regard de la dette coloniale à l’égard des pays africains. Est-ce simplement une excuse pour légitimer une activité illégale ?
Oui, tout à fait. Au départ, j’acceptais l’expression « dette coloniale » en pensant que ces hommes se vengeaient, effectivement. En réalité, c’est faux. Quand tu les fréquentes, tu te rends vite compte qu’il s’agit d’une excuse pour justifier l’arnaque. Ils en sont conscients, en plus. Si tu prends dix « brouteurs », rares sont ceux qui veulent continuer. Ils sont contraints d’arnaquer car la situation ne s’améliore toujours pas.
Et peut-on vivre de l’arnaque ?
Au départ, un « brouteur » qui s’en sortait faisait partie de la classe bourgeoise : il pouvait gagner jusqu’à 10 000 euros par mois. Mais ça, c’était avant. Aujourd’hui, un « brouteur » se fait maximum 2 000 euros par mois. La crise est partout, même les clientes n’ont plus de fric.
Le mouvement a évolué entre le moment où j’ai commencé le film, en 2014, et 2017. Certains jeunes, qui n’arrivaient plus à « brouter », ont déplacé leur quête d’argent et d’identité vers la traversée de la mer, qui est un autre fléau.
Généralement, les « brouteurs » fonctionnent en groupe : trois, quatre, cinq, parfois plus, tous derrière leur ordi à « brouter ».
Ces « brouteurs » veulent gagner rapidement pour dépenser sans attendre. Ils n’investissent jamais, contrairement à ce que promet Bourgeois à sa sœur en lui disant qu’il va s’acheter une maison. Ils vivent riches, certes, mais dans quel but ?
Tu sais, au départ, mon film s’intitulait Vivre riche, mourir vite. Mais finalement, ça n’avait pas de sens pour ce film. Le jeune qui fait ça ne veut pas « mourir vite », mais « survivre vite ». Le problème avec l’arnaque et le « coupé-décalé », c’est que tu gagnes ta vie sans l’assumer totalement – en te stabilisant, te posant. Quand les « brouteurs » se font 10 000 ou 20 000 euros, ils se payent une voiture pour frimer.
Peux-tu nous expliquer le lien que tu établis entre le « coupé-décalé » – qui est une simple danse à nos yeux – et les arnaques ?
Le « coupé-décalé » est bien plus qu’une danse : c’est un mouvement, avec un style vestimentaire propre. Or, pour pouvoir assumer ce mouvement, il faut de l’argent : le style « coupé-décalé », c’est le luxe, les voyages dans le monde, etc. C’est une vie de bourgeois, à l’image de la haute bourgeoisie française.
Les jeunes qui se saisissent de ce mouvement veulent en finir avec la mémoire de la guerre et de la crise. Seulement, pour ça, ils sont obligés d’arnaquer, car aucun boulot ne rapporte assez d’argent.
Connaissais-tu ces « brouteurs » avant de tourner ton film ?
En fait, mes premiers personnages, qui étaient des amis, m’ont lâché après trois mois de tournage. Ils avaient peur d’être découverts. Après ça, j’ai pris un peu de recul et ai fini par trouver la meilleure des histoires possible : celle de Rolex, de Bourgeois, de ce groupe-là. Généralement, les « brouteurs » fonctionnent en groupe : trois, quatre, cinq, parfois plus, tous derrière leur ordi à « brouter ». Avec ce groupe, j’ai compris que la véritable histoire de l’arnaque était là.
Parmi les protagonistes de ton film, plus aucun d’entre eux n’est dans le broutage aujourd’hui ?
Plus aucun. Rolex est reparti au Burkina Faso. Il essaye de gagner sa vie autrement. Aujourd’hui, grâce au film, il est entré en contact avec pas mal de gens. Du coup, il est devenu manager. Il s’apprête à ouvrir un magasin de chaussures. Ça commence à bien marcher pour lui. Navarro, lui, attend son ancienne cliente dont il est tombé amoureux – ils vont se marier. De son côté, Bourgeois vit à Turin.
Ton prochain film traitera d’ailleurs du voyage de Bourgeois.
Le film que je prépare évoquera l’immigration, en effet. Je suis encore en retard sur l’actualité, qui ne cesse de bouger. Aujourd’hui, la jeunesse passe par le désert, par la mer, par la Libye. Le « broutage » ne paye plus.
Bourgeois est aujourd’hui en Italie, après avoir risqué sa vie. Quand je lui ai dit par message : « Non, ne passe pas par la Libye », il m’a répondu : « Si, je vais essayer de traverser la mer. Mieux vaut mourir sur la mer que mourir devant ma mère. » À quel moment la jeunesse en arrive-t-elle à ce niveau-là ?
Je voulais montrer cette jeunesse africaine, qui porte le flambeau d’un continent perdu, d’une génération sacrifiée qui doit assumer la faute de ses aînés.
À la fin de Vivre riche, Rolex demande pardon à son père. Quelles relations ces arnaqueurs entretiennent-ils avec leur famille ?
Pendant le tournage, Rolex a eu une prise de conscience vis-à-vis de son père. Il s’est rendu compte que ce qu’il faisait n’était pas bien. À chaque fois qu’il revoyait les images, il prenait un coup. De son côté, quand il part de chez sa sœur, Bourgeois réalise également qu’il veut arrêter. C’est une jeunesse qui a besoin d’aînés, après avoir été en rupture avec la génération d’avant – notamment à cause du « coupé-décalé », qui s’est imposé et l’a bouffée.
As-tu rencontré d’autres réseaux d’arnaqueurs ?
J’en connaissais, oui. La meilleure histoire, c’était celle de ce groupe.
Quand j’ai effectué un sondage auprès de 20 groupes que je connaissais, j’ai fait le même constat. 85 % partagent la même histoire : des parents au chômage qui les poussent à s’occuper d’eux. Rolex doit aider son père, par exemple. C’est aussi ce qui motive Bourgeois à traverser la mer. Je voulais montrer cette jeunesse africaine, qui porte le flambeau d’un continent perdu, d’une génération sacrifiée qui doit assumer la faute de ses aînés.
La vraie dette coloniale que l’Afrique doit réclamer, c’est sa liberté. Si on la réclame, on n’a plus besoin d’arnaquer, on n’a plus besoin d’aller en Europe. On a juste besoin d’une identité.
*Une première version de cet article faisait mention de jeunes arnaqueurs burkinabè, or les arnaqueurs dépeints par M.Akafou sont principalement Ivoiriens. Nous nous excusons pour cette erreur.
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