40 jours dans un abattoir industriel breton

Photo : Un abattoir de bovins, quelque part en France. Photo via l’utilisateur Flickr Éthique & Animaux L214.

Tous les ans, près d’un milliard d’animaux sont abattus en France – et récemment, nombre de voix se sont élevées pour décrier les conditions dans lesquelles vaches, veaux et autres bêtes comestibles se font massacrer avant d’atterrir dans nos assiettes. Par le passé, des auteurs tels que Stéphane Geoffroy se sont donné pour mission de raconter le quotidien d’un abattoir vu de l’intérieur et ont également rapporté les conditions déplorables que subissent leurs employés. C’est dans cette lignée que s’inscrit le livre Steak Machine de Geoffrey Le Guilcher, qui a passé six semaines dans un abattoir de Bretagne – qu’il a rebaptisé Mercure pour protéger ses collègues éphémères.

Pour mener à bien son infiltration, le journaliste s’est rasé la tête et fait appeler par son deuxième prénom, après avoir profité des conseils de ce qu’il décrit comme les « maîtres de l’infiltration en abattoirs ». Dans son livre publié le 2 février aux Éditions Goutte d’or, il évoque tour-à-tour ses conditions de travail, ses réflexions sur la maltraitance animale, ou encore ses soirées sous LSD en compagnie de ses camarades d’infortune. Depuis sa sortie, le livre a eu le temps de se faire interdire de rayon dans les espaces culturels Leclerc, comme le révélait Ouest-France : l’abattoir dans lequel a travaillé l’auteur en étant potentiellement une filiale.

Nous vous en livrons ici le premier chapitre, où il parle notamment de son embauche en tant qu’intérimaire et de son premier séjour à l’abattoir. – Julie Le Baron


L’auteur, avant et pendant son enquête. Toutes les photos sont publiées avec son aimable autorisation

UN TROU DANS LE CRÂNE DE MARGUERITE

Vais-je réussir l’entretien d’embauche ? Ou vomir et rentrer à Paris ? Le dernier jour où J’avale de la viande est-il arrivé ? Ces questions tournent dans ma tête à mesure que je m’approche de l’abattoir.

Je quitte un rond-point, la route en descente m’offre une vue panoramique sur la ville-usine nichée dans une cuvette. De gigantesques rectangles gris s’empilent les uns à côté des autres, à perte de vue. Ici, Mercure (1) a colonisé près de deux millions de mètres carrés de terrain. Les seuls mouvements détectables, outre une colonne de fumée, sont des flux de voitures qui avancent lentement. De loin, les véhicules dessinent de petites artères en mouvement ; le monstre respire.

J’arrive devant une sorte de poste de douane. « Albert comment ? » La dame de la cabine me demande de patienter. J’ai dû tricher sur mon identité. Je ne voulais pas que mon recruteur découvre mes travaux de journaliste en fouillant sur Internet. J’ai donc donné à l’agence d’intérim mon second prénom : Albert.

La dame me tend un plan du site industriel. Je dois me rendre à la chaîne-bœuf et demander à voir un chef. Un feu vert brille, la barrière s’ouvre. Une odeur de mouche brûlée entre par la fenêtre de ma voiture. Je longe des parkings et de longs entrepôts grands comme des hypermarchés. Ça sent de plus en plus bizarre, mélange de barbecue et de purin. Je me gare, inspire un grand coup et sors.

Le bruit d’une tronçonneuse géante me déchire les oreilles. Je dépasse un abri en tôle faisant office de coin fumeur et arrive à une porte vitrée. Je tambourine, un type avec un casque vert m’ouvre et m’indique l’itinéraire pour accéder à la salle de pause à l’étage. Il n’y a plus de relents de merde comme dehors, juste une odeur de sang frais. La même que chez un boucher, en plus forte, plus épaisse. Je gravis des marches et entre dans la salle de pause. Là, j’interpelle deux types en combinaison blanche. Le plus jeune porte son casque blanc de travers. L’autre, la cinquantaine, a une charlotte bleue sur les cheveux et un visage de croque-mort, livide et creusé de sillons. « Bonjour, je suis intérimaire, je cherche un chef. »

Le jeune me dit de ne pas bouger, il va m’en trouver un. Dans la pièce, des automates distribuent des sandwichs, des sucreries, des sodas et du café. Sur deux murs, des casiers métalliques affichent des prénoms. « Ce lieu est désormais non-fumeur », annonce un écriteau. Un chef finit par pousser les portes battantes. Contrairement aux ouvriers, il porte un casque rouge. Didier Dubois (2) – son nom est inscrit sur sa blouse tachetée de gouttes de sang – me tend la main. Il est petit, plutôt mince. Sa tête ronde et ses lunettes rectangulaires lui donnent un air de comptable. Je lui emboîte le pas jusqu’au service vétérinaire. Une femme l’interpelle : « Aux porcs, y a eu un accident aujourd’hui. » D’un coup de menton signifiant « OK », le casque rouge ferme l’échange, puis la porte de notre vestibule.

Il s’assied en face de moi, une feuille blanche entre les mains. Je n’ai pas pensé à prendre un CV. Pas grave, dit-il, on va le recomposer oralement. Alors…

—  Albert Le Guilcher, qu’avez-vous fait auparavant ?
— J’étais dans le bâtiment, maçon dans une petite entreprise en banlieue parisienne.
— Combien de salariés dans votre entreprise ?
— Sept. C’est moins qu’ici non ?
Le chef rit.
— On est 3 000, environ 2 000 sur ce site. Ça travaille 24 heures sur 24 ici.
— Ça fait du monde.
— Vous n’avez jamais eu d’expérience dans l’agroalimentaire ?
— Non, mais mon père est éleveur de moutons.

Cette partie du CV, en apparence anodine, constitue peut-être ma clef d’entrée ici. Ce conseil, ce sont les grands maîtres de l’infiltration en abattoirs qui me l’ont soufflé.

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À gauche : l’auteur en tenue d’ouvrier, à droite : son casier à Mercure

Un mois plus tôt, j’ai rencontré les deux personnes qui ont déclaré la guerre à la filière française de la viande. En deux ans, avec une vingtaine de vidéos montrant des mises à mort violentes d’animaux, ils ont fait fermer temporairement – ou définitivement – plusieurs chaînes, récolté deux millions d’euros de dons en 2016 et déclenché une commission d’enquête parlementaire sur les abattoirs français.

Dans un café parisien de la rue des Martyrs, Sébastien Arsac bidouille une caméra sur un trépied. L’engin est destiné à faire suivre, en live sur Internet, l’actualité de L214, l’association qu’il a fondée avec sa compagne, Brigitte Gothière, elle aussi assise devant moi.

Brigitte doute de la trouvaille de son compagnon, surnommé « Seb gadget ». Cheveux argentés, Dr. Martens en cuir végétal aux pieds, elle mange son petit déjeuner vegan improvisé : tartines et confiture. Pas de beurre, produit tiré d’un animal exploité, donc synonyme de spécisme. Le spécisme est le fait de considérer l’homme comme un animal supérieur à tous les autres. L’antispéciste se bat contre ce principe et ce qui en découle : l’expérimentation sur les animaux et leur exploitation par l’industrie. Proposer du beurre à un antispéciste équivaut à lui préparer un steak tartare ou lui offrir une paire de chaussures en vrai cuir.

Le visage pâle et cerné de Sébastien est désormais épinglé avec des fléchettes dans les bureaux de tous les directeurs d’abattoirs. Il le regrette car il ne peut plus se faire embaucher pour dérober des images. Enchanté par mon projet d’immersion dans un abattoir industriel breton, Sébastien me conseille d’ajouter sur mon CV que je suis fils d’éleveur. « Ils aiment bien car ça veut dire que tu ne crains pas le sang. » Un jour, une agence d’intérim avait surligné cette information sur son CV en ajoutant un « + » dans la marge.

Aujourd’hui, sur sa feuille blanche, le chef Didier note soigneusement la fausse information.

— Donc, vous serez disponible… me relance-t-il.
— … à partir du 18 juillet, le lundi.
— Vous n’avez pas de problème particulier ?
— Non.
— Vous n’avez pas la peur du sang ?
— Non.
— Est-ce que vous avez le vertige ?

Surpris par la question, je reste silencieux un instant.

— Non plus, pourquoi ?
— Parce qu’on travaille sur des podiums qui montent à deux, voire trois mètres, précise-t-il. Et comme on manie des objets tranchants, ça peut être dangereux si la personne a un malaise. Bon, on va préparer le petit paquetage de la visite : le casque, la charlotte, la blouse, et les deux surchaussures. Margot va vous faire visiter la chaîne.

Je m’habille. Les visiteurs comme moi enfilent une combinaison en papier cotonneux semblable à une tenue de chirurgien. Ma guide Margot me cueille dans la salle de pause. Un peu pouponne avec ses pommettes hautes et roses, les yeux clairs, elle sourit. Elle me fait monter à un demi-mètre au-dessus du sol, sur une machine qui brosse mes chaussures et leur protection.

Dans un couloir, Margot tire sur une corde. Un rideau disparaît dans le plafond et nous voilà face à des carcasses de bœuf qui défilent lentement. La tronçonneuse hurle dans les aigus. Du métal cogne sur du métal, des alarmes sonnent, des jets d’eau giclent.

Autour de chaque animal suspendu, des hommes en blanc équipés d’un casque antibruit livrent leurs corps à corps, juchés sur des nacelles – les fameux « podiums » – qui montent et descendent. Nous remontons la chaîne, du steak jusqu’à l’animal. Plus nous avançons, plus la carcasse ressemble à une vache. Nous arrivons enfin au début du circuit.

Il y a du sang partout, au sol, sur les machines, les bras, le ventre des travailleurs. Margot désigne du doigt le tout premier maillon : un box en hauteur. « Regarde, ici on lui tire une balle dans la tête pour l’étourdir. »

Chez Mercure, l’assommeur utilise un « matador », ou « pistolet d’abattage ». Cet engin à l’allure de revolver tubulaire fonctionne avec deux calibres de cartouche, un pour les veaux, un second pour les vaches et les taureaux. Le matador n’est pas un revolver classique : son projectile est dit « captif ». Une tige métallique est propulsée par une cartouche à blanc. Elle pénètre alors dans le crâne jusqu’à sept centimètres de profondeur, puis revient dans l’arme. En théorie, l’onde de choc contre la boîte crânienne provoque l’inconscience, tandis que la perforation du cerveau engendre des dommages définitifs et l’effondrement de la vache. Pas sa mort.

La vache devant nous entre dans le box appelé « le piège ». Je donne un nom à cette première bête vivante que j’aperçois ici : Marguerite. 

Les mains de l’auteur, mises à l’épreuve lors de son travail à Mercure

Un homme en blanc pose le matador entre les deux cornes de l’animal, juste au-dessus des yeux. J’entends un « clac » sec, la porte du box s’ouvre. Marguerite ne tient plus sur ses pattes, elle glisse sur une pente et atterrit à côté d’une chaîne en métal. Elle a des soubresauts, des tremblements, le regard affolé. Un ouvrier s’approche d’elle et lui accroche la chaîne autour d’une patte arrière, juste au-dessus du sabot. Sèchement, la chaîne monte au plafond et soulève le corps de Marguerite. La vache meugle faiblement.

— Elle n’est pas morte en fait ? je demande à Margot.
— Non, elle n’est pas morte. Mais parfois ce sont aussi les nerfs, me précise ma guide. Ça va toi ?
— Oui, oui, ça va.

Je ne suis pas au bord de l’évanouissement, mais je ne suis pas à l’aise non plus. J’ai trouvé un moyen de ne pas écouter mes sens en alerte : j’abreuve Margot de questions techniques.

Une alarme annonce soudain le transport de Marguerite, suspendue au plafond, vers un autre ouvrier en blanc. Ce dernier lui coince les pattes avant dans des menottes géantes, puis lui enfonce un couteau au niveau de la gorge. L’animal s’agite plus fort et se vide de son sang au-dessus d’un bac en inox. La saignée entraîne la mort par « anoxie » en privant le cerveau d’oxygène. Margot m’observe, elle guette la réaction qui indiquerait que je ne suis pas fait pour le job.

Un peu plus loin, une congénère que j’ai appelée Violette est morte. Elle se fait arracher une partie de la peau des pattes. Un homme l’accroche ensuite à l’aide de deux crochets plantés dans les genoux. Un autre ouvrier lui coupe les deux pattes arrière avec une énorme pince mécanique. L’os craque et cède en une seconde. Une odeur grasse se dégage, mélange de sang frais et d’un parfum plus âcre, peut-être de la transpiration.

Nous parcourons la chaîne en nous arrêtant à chaque poste. Ici, un ouvrier décapite une bête au couteau, là, un autre fixe la tête sur un crochet, plus loin, une scie géante (et non une tronçonneuse) ouvre un cadavre en deux en crachant de l’eau, tandis qu’en fin de chaîne, un homme aspire « les souillures », la merde quoi.

« Tout va bien pour toi ? » Margot ne lâche rien. Elle me rappelle, comme le chef Didier, comme la dame de la boîte d’intérim, que tous n’ont qu’un critère de sélection en tête : le futur employé supportera-t-il ce spectacle de sang et d’odeurs ? J’ai l’impression d’entrer petit à petit dans la confidence d’un secret inavouable. Et, à mesure qu’on me le dévoile, on s’assure que je vais supporter de voir les dessous d’une entrecôte.

Midi, la visite est finie. « Tout va bien ? », demande Margot une énième fois. Je retourne en salle de pause. Didier-le-casque-rouge nous rejoint.

— Alors comment s’est passée cette visite ?
— Plutôt bien, je tente l’air de rien.
— Oui ?
— Oui.
— Bon, on vous donnera une réponse hein, mais vous, vous êtes partant ?
— Oui, je suis partant !

Cette fois-ci, je sors côté vestiaires, côté ouvrier. Je pars déjeuner non loin, à l’Hôtel de la Roche noire (3). Après mes carottes râpées, la serveuse me sert l’unique plat du jour : une bavette. Je la goûte sans entrain. Ce ne sont pas les images de sang qui me bloquent. C’est l’odeur grasse de l’abattoir, elle me revient dans les narines à chaque bouchée. D’autant qu’une mouche me tourne autour, j’ai l’impression qu’elle sait d’où je viens. Je ne finis pas mon steak.

À 15 heures, je toque à la porte de la boîte d’intérim Lingettes (4). J’ai apporté les papiers pour mon inscription. En vingt minutes, trois intérimaires entrent dans l’agence ; deux postulent également à Mercure.

— Vous êtes un peu le Pôle emploi de l’abattoir ? je demande.
— Oui, on peut dire ça. Enfin, on a aussi d’autres jobs, hein ! rétorque l’employée faussement offusquée.

Elle m’informe : mon état civil indiquant « Geoffrey », elle va être obligée d’inscrire ce prénom. Je précise que j’utilise « Albert » depuis que je suis petit. Ça l’embête. La chef d’agence tranche le débat : « Mettez “Geoffrey-Albert” sur sa fiche ! »

— Au fait, votre visite de ce matin s’est bien passée ? me demande l’employée.
— Oui, ils m’ont tout montré ! Je la joue faussement enjoué.
— Vous allez faire quoi en fait ?
— Ça peut être un peu tout, du coup de pistolet à l’égorgement…

L’employée attrape son foulard, le met devant sa bouche et marmonne : « On va s’arrêter là. » J’avoue que je cherchais sa réaction. C’est elle qui recrute une partie de la main-d’œuvre et elle ne connaît rien de l’abattoir. Ou plutôt, comme nous tous, elle ne veut pas le connaître.


(1). Le nom de l’entreprise a été modifié.
(2).
Tous les noms et les lieux ont été modifiés.
(3).
Le nom de l’hôtel a été modifié.
(4).
Le nom de l’entreprise d’intérim a été modifié.

(c) Éditions Goutte d’or, 2017

Geoffrey est sur Twitter.