Culture

Les Reviews de VICE, été 2017

Cet article est extrait du numéro « De l’autre côté du miroir »

LA RÉVOLTE DES PREMIERS DE LA CLASSE
Jean-Laurent Cassely
Éditions Arkhê

Longtemps, j’ai été un premier de la classe. Toujours le leader dans les matières qui comptent, une propension à l’autosatisfaction, des tournures de phrases d’enfant bien né. En gros, une inclination pour tout ce qui était du ressort du scolaire, au détriment du manuel, du charnel, du spirituel. Puis, un jour, le silence déraisonnable du monde m’est devenu insoutenable. À quoi bon ? lui demandai-je, n’obtenant rien en retour. Je décidai alors d’abandonner progressivement ce qui m’avait toujours animé : la volonté d’être le meilleur.

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En accord avec ma haine des pleureuses et des poètes maudits, je renonçai à ma réussite pour embrasser l’anneau du pécheur qui me convenait le mieux : celui du journalisme. Pute ou chômeur, comme disait l’autre, le journaliste – du moins, celui qui ne cherche pas à mettre à mal l’hégémonie culturelle par une déferlante de tweets acerbes – a renoncé à son statut de premier de la classe pour embrasser une carrière faite de sauteries mondaines, de contacts prestigieux, et de lecteurs plus ou moins assidus. Surtout, il peut désormais se complaire dans sa nouvelle et relative pauvreté, serinant à tout-va au sujet de son appartenance à la classe des « intellos précaires », de ceux qui évoluent dans le 18e arrondissement parisien.

De fait, en refusant sa carte de membre du club des classes moyennes supérieures, il annihile la logique de la lutte des classes et dit adieu aux oppositions ancestrales entre exploités et exploiteurs, prolétaires et capitalistes, ouvriers et patrons. Dans sa quête, il n’est pas seul. Son alter ego d’école de commerce, c’est le nouvel entrepreneur urbain, au centre du livre de Jean-Laurent Cassely La Révolte des premiers de la classe, récemment paru aux éditions Arkhê. Journaliste chez Slate, l’auteur a rencontré ceux qui ont dit adieu à leur « métier à la con » pour embrasser une carrière dans le domaine du concret. Eux, ce sont les boulangers d’un nouveau genre, les bouchers branchés, les fleuristes connectés.

Portée par des témoignages centrés sur la volonté de revenir au manuel, au « faire », à la maîtrise du monde environnant, cette enquête soulève une foultitude de questions portant sur la mobilité professionnelle, l’évolution du monde de l’entreprise, ou encore l’aliénation généralisée de cadres devenus interchangeables. Elle n’entend pas apporter toutes les réponses – ce qui est logique au vu du caractère encore marginal de telles évolutions de carrière. Pourtant, cette marginalité statistique n’empêche pas de nombreux magazines d’évoquer à n’en plus finir cette nouvelle donne, fascinante pour des commentateurs eux aussi en quête de sens.

Le nouvel entrepreneur urbain n’est pas un bourgeois au sens marxiste du terme. Il est impossible de le réduire à un idéal type, tant les situations professionnelles sont diverses, les salaires variés. Après avoir en partie renoncé au confort matériel pour épouser la satisfaction du manuel, il se satisfait de n’être plus membre des exploiteurs. Pourtant, et c’est là que le livre de Jean-Laurent Cassely soulève des questionnements essentiels, le nouvel entrepreneur urbain occulte (sans doute involontairement) son appartenance à une bourgeoisie urbaine pourvue d’un fort capital social et culturel. En effet, quel microbrasseur pourrait apparaître en une du magazine du Monde, si ce n’est celui qui fait déjà partie du cénacle des cosmopolites parisiens ? Loin de dénoncer le capitalisme ou la société de consommation, le nouvel entrepreneur urbain est un avant tout critique de l’entreprise et de ses dérives ubuesques. Sa révolte est donc apolitique, individuelle. Elle ne prétend à rien d’autre qu’à améliorer l’existence de l’intéressé. Elle répond au drame de l’être humain de 2017, un type aux « compétences techniques personnelles […] largement inférieures à celles de l’homme de Néandertal », comme l’écrit Michel Houellebecq, cité par Jean-Laurent Cassely. « Dépendant de la société qui [l]’entoure, [il lui est] pour [sa] part à peu près inutile », et en est totalement conscient.

Dans les faits, la révolte des premiers de classe tient plus de la crise existentielle huppée que du cri de rébellion populaire. D’autant plus qu’en mettant en avant son respect des « coutumes », son amour des « bons produits » et, surtout, sa défense des « traditions populaires », le nouvel entrepreneur urbain singe régulièrement un univers qui lui est inconnu : celui des manuels « classiques », de ceux qui ne maîtrisent ni le storytelling, ni le marketing.

Enfants d’un monde qui mesure sa réussite à l’aune d’un indicateur qui croît lorsqu’une entreprise creuse des trous puis les rebouche, mais qui ne varie pas lorsqu’une famille cultive ses propres légumes, les nouveaux entrepreneurs urbains ont rejeté avec force l’esprit de la Cogip et de The Office – pour cela, on ne peut que les respecter, tant il est devenu évident que, partout, les médiocres ont triomphé. Ces travailleurs lucides n’en demeurent pas moins des rouages dociles d’un système qui a su phagocyter sa propre critique pour mieux renaître. Le journaliste David Brooks, cité par Jean-Laurent Cassely, ne disait pas autre chose lorsqu’il évoquait le fait que « les entreprises qui nous vendent leurs produits ont mis au point des stratégies marketing bien étudiées pour ceux qui méprisent le marketing ». Dans le néo-artisanat comme partout ailleurs, le vrai n’est toujours qu’un simple moment du faux.
ROMAIN GONZALEZ


FRIDAY THE 13TH
Gun Media

Après onze films, une poignée de novélisations et des bandes dessinées de qualité plus ou moins discutable, la saga Vendredi 13 a été enrichie d’un jeu vidéo le 26 mai dernier. Financé grâce à une campagne Kickstarter, le jeu avait déjà pas mal fait parler de lui durant sa phase de développement – notamment parce qu’il offre la possibilité d’incarner le tueur masqué Jason Voorhees, en plus de toutes ses potentielles victimes. Actuellement disponible sur PS4, Xbox One et PC, Friday the 13th est un semi open world qui se déroule dans le camp fictif de Crystal Lake en 1984 – et qui rend parfaitement hommage aux meilleurs éléments de la série, de sa bande originale à son esthétique générale. Si vous choisissez d’incarner l’un des sept moniteurs du camp, votre but sera d’esquiver Jason tout au long de la partie et de trouver un moyen de quitter les lieux sans y laisser votre peau – et si vous parvenez à piloter le personnage de Jason, il sera de votre devoir de massacrer l’intégralité des autres joueurs en l’espace de 20 minutes. Cette option est très largement la plus déconneuse, puisque vous bénéficierez de différentes armes et de pouvoirs vous octroyant notamment le droit de vous déplacer rapidement sur la carte. Elle vous épargnera surtout la corvée de chercher armes, talkies-walkies et autres objets pour assurer votre survie, tout en vous cachant du tueur hydrocéphale.

Pour l’heure, il n’existe qu’un mode multijoueur où vous pourrez vous adonner à de courtes parties avec vos amis – ou de parfaits inconnus, si l’idée de terroriser et de vous faire insulter copieusement par des Américains à oreillettes Bluetooth vous apporte satisfaction. Malgré quelques balbutiements, entre serveurs surchargés et temps d’attente prolongés, Friday the 13th part avec d’excellentes cartes. Il faudra tout de même attendre encore un peu pour pouvoir profiter d’un mode hors ligne, et savoir si l’engouement général qui a précédé la sortie du jeu était justifié – ce qui vous laisse quand même pas mal de temps pour arpenter les coins et recoins de la colonie de vacances la plus sanguinaire de tous les temps.
JULIE LE BARON


RÉAGIR
Sébastien Van Malleghem
André Frère Éditions

« Interdire la drogue, ou la condamner, est inutile. Mais accompagner [les usagers]… c’est sans doute le meilleur outil dont on dispose pour les aider à s’en sortir. » Le constat est lucide – sans illusion mais sans amertume. ll émane d’un éducateur d’un centre de soins pour personnes toxicomanes de Tourcoing, dont le photographe belge Sébastien Van Malleghem a documenté les activités pendant un an. Ses images baignent dans un noir profond, presque doux, d’où émergent des taches claires : un visage anonyme aux traits souvent tirés, des mains pudiques, une façade désolée, une table de jeu, une plaquette de méthadone. Le même noir et blanc granuleux qui enveloppait son précédent livre sur les prisons belges, largement salué il y a deux ans. Van Malleghem s’attache à montrer l’humanité là où elle vient souvent à manquer. En mélangeant indistinctement les témoignages et les portraits de l’équipe du centre et des usagers – un terme un peu froid pour désigner sans stigmatiser les marginalisés, quelles que soient leurs failles –, il bazarde les idées reçues. C’est bien d’ailleurs ce que veut dire le titre du projet, emprunté au nom de l’association tourquennoise : ne pas se contenter de l’indifférence ou de la compassion, mais faire quelque chose – ne serait-ce qu’en étant attentifs et bienveillants.
MARIE FANTOZZI


WHAT REMAINS OF EDITH FINCH
Annapurna Pictures

À l’ère des jeux AAA où il faut toujours sauver quelque chose ou quelqu’un, les studios indépendants ont choisi de progressivement s’adresser à une cible en manque d’aventure : les trentenaires sensibles. Dans le jeu What Remains of Edith Finch, vous incarnez Edith, unique descendante encore vivante d’une famille qui se croit maudite, et dont chaque membre finit irrémédiablement par mourir dans des circonstances étranges. Alors que Finch avait quitté la maison familiale plusieurs années auparavant pour échapper à cette fatalité, elle décide d’y revenir afin de mieux comprendre son histoire et se confronter à son sombre passé.

Si le gameplay se limite à fouiller une maison aux multiples pièces superposées, le génie de ce jeu réside dans le fait que chacune de ces pièces permet au joueur de se plonger dans l’esprit et l’univers de chacun des membres de la famille Finch. Avec une ambiance sonore travaillée et une direction artistique proche du sans-faute, l’univers prend littéralement aux tripes. Entre introspection personnelle et parcours de vie d’une famille isolée, What Remains of Edith Finch est un chef-d’œuvre narratif où nombreux seront ceux qui trouveront une résonance à leur propre vie – en particulier les trentenaires sensibles.
PAUL DOUARD


MAGNUM, LES LIVRES DE PHOTOGRAPHIES
Fred Richtin et Carole Naggar
Phaïdon

A priori, il n’existe pas grand-chose de moins palpitant qu’un livre qui recense d’autres livres – sauf si ce dernier est le fruit de la meilleure agence photographique au monde. Depuis sa création il y a 70 ans, Magnum Photos n’a eu de cesse de nous émerveiller par le talent de ses nombreux photographes – allant d’Henri-Cartier Bresson à Jonas Bendiksen en passant par Alessandra Sanguinetti – et par les images que ces derniers ont tour à tour rapporté des lignes de front de l’ex-Yougoslavie, des rues délabrées d’un New York post-attentat, ou encore des chalutiers naviguant sur les eaux de la mer du Nord.

Magnum, les livres de photographies a pour ambition de cataloguer les nombreux livres publiés par les photographes de l’agence entre 1938 et 2016. Cette bibliographie illustrée fournit une vision très singulière de l’Histoire, ainsi qu’une excellente introduction au travail de 91 des plus grands photographes de notre temps. Elle s’ouvre sur Death in the Making de Robert Capa, où la guerre d’Espagne est racontée par le biais de portraits de civils et de soldats, et s’achève sur Libyan Sugar – pour lequel Michael Christopher Brown a rassemblé des centaines de clichés de la révolution qui a précipité la chute de Mouammar Kadhafi. Tout ça, en plus de constituer un objet idéal à poser nonchalamment sur votre table de salon pour déchaîner les passions de vos amis intellectuels.
— JULIE LE BARON


SLOWDIVE
Slowdive
Dead Oceans

Slowdive aurait pu sombrer dans le ridicule en choisissant de se reformer quand pas grand monde ne s’y attendait, ni ne le désirait vraiment. Les retours d’entre les morts, le refus de la mise en bière après 22 années de silence, tout ça porte généralement le même substantif : l’échec. Pour les consommateurs de produits culturels que nous sommes, si succès commercial il y a, la déception est toujours immense. Ridley Scott, Coppola, Led Zeppelin, feu Harper Lee – tous ont enterré une illustre carrière sous un tombereau d’œuvres pastichées. Pourtant, ô miracle, les célèbres shoegazers britanniques évitent l’ornière du come-back calibré pour les auditeurs de Radio Nova et offrent un album qu’on croirait sorti du crâne d’un Zeus tourmenté, pris entre élans astraux et mélancolie. Bien moins expérimental et lourdaud que Pygmalion, Slowdive se conclut par huit minutes de piano que mon âme de post-adolescent refuse de trouver larmoyantes. Nulle trace d’ironie ou de mépris dans le cœur du groupe de Reading, après deux décennies qui n’auront été que cynisme, bile acerbe et rire niais. Sans doute est-il resté bloqué en 1995, une époque où les individus ne constituaient pas leur capital culturel à grand renfort de pages Wikipédia.
— ROMAIN GONZALEZ