L’histoire de Yan Morvan et la Thaïlande commence par un rendez-vous manqué. En décembre 1979, le photographe débarque à Bangkok. Auréolé d’une solide réputation depuis la publication de ses clichés sur les Blousons Noirs, il a 26 piges et déjà roulé sa bosse chez Paris Match ou au Figaro Magazine.
Biberonné à Zoom et aux photos des reporters de guerre type Larry Burrows ou Don McCullin, il est venu couvrir le conflit voisin entre le Kampuchéa démocratique des Khmers rouges (Cambodge) et le Vietnam qui pousse vers la frontière thaïlandaise des milliers de réfugiés.
« Quand je suis arrivé, il ne se passait plus rien. J’ai un peu traîné dans le camp d’Aranyaprathet [arrêt du train qui reliait Phnom Penh à Bangkok avant que les Khmers ne fassent sauter les voies] mais l’actualité était ailleurs, se souvient-il. Les réfugiés n’intéressaient plus personne. C’était un peu comme une marchandise qui n’avait plus de valeur. »
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En janvier, les objectifs sont effectivement braqués sur l’invasion soviétique en Afghanistan. Pas grave, Morvan décide quand même de rester en Thaïlande. Il n’a pas un rond mais se trouve un sujet d’étude : le système de prostitution local qu’il va documenter « embedded » auprès des travailleurs et travailleuses du sexe. « Mon moteur, c’est la nouveauté, justifie-t-il. Quand j’arrive dans un endroit où la sexualité est devenue une marchandise organisée et mondialisé, une émanation sordide et triviale du capitalisme moderne, c’est nouveau pour moi. Je me suis donc dit qu’il fallait le raconter. »
Yan Morvan va rester à Bangkok six mois, documentant le quotidien de la faune locale, des GIs reconvertis en gérants de bars à tapins aux touristes libidineux en passant par les caissiers de boîte de nuit nains. Et puis ces filles entourées de gosses qui l’acceptent dans leurs chambres et le laissent prendre en photo des instants de vie intimes. Il en tire aujourd’hui un livre, BKK, paru aux éditions NOEVE.
La ferme aux poules
« Je me suis installé dans une baraque en bois sur les khlongs, ces canaux aménagés dans un marais rempli de déchets, de merde et de cadavres, qu’on traverse en barque. On était clairement entre du Bukowski et du Lawrence Durrell. »
« Je me considère comme un ethnologue, ajoute-t-il. Je fais des sujets de société et de fond. J’observe, que ça soit la guerre, les gangs, la misère ou la richesse. Et j’ai toujours aimé les marges comme les photographes qui m’ont inspiré : August Sander, Tony Ray Jones, Danny Lyon, Susan Meiselas ou Larry Clark. Je n’ai jamais été très photo française à la Cartier-Bresson, Lartigue ou Doisneau. C’était un peu du réchauffé. La grande bourgeoisie qui parle de la grande bourgeoisie. Moi je traînais dans la rue. C’était ma vie. »
Morvan accompagne ses photos d’un texte très « Graham Greene sous amphéts » qu’il a écrit en rentrant de son périple. Il y compare la ville au « trou du cul du monde où s’enfoncent cent mille verges ». Un bordel à ciel ouvert parcouru d’un « filon spermatique qui traverse la vie économique » au rythme des Doors et des Rolling Stones.
Lui, farang parmi les farang, décrit une vie nocturne qui coule noire et épaisse comme les eaux de la Chao Phraya – rivière qui traverse le pays du Nord au Sud – et tout ce qui fait que Bangkok est encore considéré aujourd’hui comme « l’exutoire de la libido occidentale ». « Au Grace Hotel, chaque nuit, il y avait 400 filles qui attendaient des clients. Elles l’appelaient la “Chicken Farm”, la ferme aux poules, parce qu’un brouhaha permanent de petites voix féminines piaillant s’élevait », sourit Morvan.
« Ce n’est pas un livre sur la prostitution en Thaïlande mais plutôt sur l’esclavagisme qu’imposent les Occidentaux au tiers-monde, précise-t-il. Ce système est la conséquence de l’exode rural de paysans et paysannes qui partent à la ville vendre leur corps pour subvenir aux besoins des familles restées au village. »
Une analyse qui rejoint celle du géographe Georges Cazes exposée dans Le tourisme international en Thaïlande et en Tunisie. Les impacts et les risques d’un développement mal maîtrisé : « Le tourisme international, s’il n’est pas à l’origine des salons de massage et des maisons de prostitution, leur a donné une sorte de consécration et de généralisation commerciale : il a contribué à aggraver l’émigration de la misère pendant la morte-saison agricole des zones montagnardes du Nord et surtout des plateaux secs du Nord-Est, vers les agglomérations urbaines et balnéaires. »
Intoxication & Intercourse
La prostitution en Thaïlande est une vieille affaire. Il se dit que les locaux considéreraient même le sexe tarifé comme un « élément du tissu social ». Au XVIe siècle, le royaume de Siam n’autorisait-il pas les bordels pour mieux les taxer ? Morvan répond que ce n’est pas une spécificité du pays. Qu’on échangeait déjà des faveurs sexuelles à Rome dans l’Antiquité contre des objets de valeur et que toute l’Europe se déversait dans les maisons closes parisiennes au XIXe.
Normalement illégal dans le pays, le commerce des corps est ici toléré quand il n’est pas omniprésent, que ça soit dans la capitale ou les villes balnéaires alentours. Bars et boîtes de strip-tease ont poussé comme des champignons, alimentés par la « demande » croissante et successive des soldats japonais qui occupent le pays pendant la Seconde guerre mondiale puis des soldats américains en permission pendant celle du Vietnam.
Ce sont les fameuses permissions, les « Rest & Recuperation » encouragées par les gradés pour se débarrasser des traumas subis sur le champ de bataille – et que les bidasses rebaptisent « Intoxication & Intercourse » – qui ont (en partie) fait de Pattaya, petit village de pêche dans les années 1960, une des plaques tournantes du tourisme sexuel.
Comme un héritage de cette période, Morvan se rappelle avoir été témoin « de voyages organisés et de contingents d’Allemands venus par charter. Ils avaient un billet pour manger, un autre pour visiter un temple, et un dernier pour baiser. C’était inclus dans le forfait. »
Ces mâles blancs, venus à Bangkok chercher une histoire de cul ou d’amour à raconter aux potes, traversent BKK comme des fantômes. Le photographe concède : « C’était plus compliqué à photographier. On en voit quelques-uns dans les shows. Je croisais par exemple ce poète suisse pédophile – une pratique aujourd’hui réprouvée, et tant mieux d’ailleurs, mais qui n’était pas considérée comme “hors normes” à l’époque. »
Morvan partage un temps le même hôtel qu’une partie de l’équipe d’Apocalypse Now, de retour de tournage aux Philippines. Il croise d’autres Occidentaux dans des coins glauques de la ville :
« Notamment un Anglais assez sinistre et dégueulasse. La photo que j’ai faite avec lui et les gamins, c’était dans un des pires quartiers de Bangkok, près du port. Un vrai coupe-gorge. Le trou du cul de l’Enfer. Je n’y suis allé que deux fois parce que c’était beaucoup trop dangereux. »
En juin 1980, le photographe quitte la ville et rentre en France. « J’ai eu du mal à m’en détacher. À Bangkok, il y a un espion chinois que je connaissais qui me disait à propos de la ville : ‘Attention, tu vas te faire happer par le fourreau brûlant de la vie’. Et c’est exactement ce qu’il s’est passé. »
De retour à Paris, Morvan se heurte d’abord aux refus des rédactions qui ne veulent pas de ses clichés. Seul Jean-Jacques Naudet de Photo magazine publie un 10 pages. « Mes photos n’ont intéressé personne. Ce n’est pas quelque chose qu’on voulait voir. Pourtant, c’était un peu le miroir de nos propres turpitudes. »
Quelques mois plus tard, il partira couvrir la guerre Iran/Irak. Puis la Somalie, l’Irlande du Nord, le Kosovo, la piaule avec Guy Georges. Mais sans jamais oublier son Bangkok d’antan. « La ville est aujourd’hui extrêmement moderne et polluée. On y trouve des boutiques Hermès ou Dior. Parfois, je me remets OSS 117 Banco à Bangkok pour revoir l’architecture coloniale d’une ville pas encore totalement balafrée par la mondialisation. »
BKK de Yan Morvan. Aux éditions NOEVE, 44 euros, 176 pages.
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