Un large costume de chat. Un sac poubelle. Une boule noire brillante et vibrante à la grosseur décuplée et déformée par l’effet fish-eye de l’objectif. C’est sous la forme d’une ordure humaine, littéralement, que Melissa Elliott choisit de se présenter au monde dans son tout premier clip, « The Rain ». Un parti pris fort, inhabituel pour une entrée en matière qu’elle attribue à la vision avant-gardiste du réalisateur Hype Williams. Pourtant, c’est elle qui se saisit du costume et lui donne vie, habité de son corps noir, sombre et gros défiant les normes d’une industrie qui n’a pas été pensée pour accueillir une femme comme elle. Missy Elliott est une anomalie, elle en a conscience mais c’est déjà écrit : l’été 1997 sera le sien.
Je n’avais que six ans quand « The Rain » a retenti pour la première fois – je ne m’en souviens donc pas. Je m’amuse souvent à imaginer la réaction des jeunes de l’époque aux percussions éparses de son Funk contagieux, provoquant forcément des réactions épidermiques. Alors, l’ont-ils instantanément adoré ? détesté ? Savaient-ils comment bouger dessus ? Pour comprendre l’impact de Supa Dupa Fly durant cet été là, il faut pouvoir se catapulter dans un monde où les animateurs et DJ radios ne savaient pas comment mixer la musique de Melissa Elliott et Tim Mosley. Rien n’y ressemblait. Froid, texturé, furieusement groovy, né de la rencontre d’un groupe de jeunes bourrés de talents et affamés de reconnaissance, ce son façonné dans le Bassment le plus prolifique de Virginia Beach, imbibait déjà One in a Million d’Aaliyah et Ginuwine…The Bachelor de son ADN.
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Missy fait un deuxième choix inattendu : sur le disque elle ne débarque qu’au bout du deuxième couplet du deuxième titre « Hit Em wit Da Hee » et elle le fait en chantant. C’est une rappeuse qui fait du R&B, une chanteuse qui rappe, l’alternance est maîtrisée. Jusque là on la connaissait encore comme le quart de Sista, pour son « he he how » sur « The Things That You Do » de Gina Thompson, ou les paroles qu’elle écrivait pour d’autres artistes. Le moment de reprendre sa place naturelle, devant, dans la lumière, est arrivé. Ce n’est pas non plus anodin qu’elle choisisse Busta Rhymes et Lil Kim pour débuter, deux rappeurs se démarquant déjà par leur aura et style bien distinctifs. S’il faut la situer dans une vague ce sera dans la leur. « Hit Em wit Da Hee » ressemble au reste de l’album : une pincée d’amour vache, de weed et d’égo trip enrobée par la légère ligne de basse et les riffs claquants de guitare. Le point culminant du morceau est le refrain, construit de manière à ce que la voix de Missy soit centrale et amplifiée par les envolées de gimmicks mélodieux. Progressivement s’ouvre la brèche vers un univers conçu pour troubler nos certitudes.
Sur « Sock It 2 Me », Missy parle de son plaisir. Sur fond de notes défiantes de cor, à la limite du cartoonesque, on la découvre sensuelle, toujours drôle, crue, réclamant son dû sans concession « balance cette bite dans ma direction, je serai hors de contrôle ». Le clip quant à lui joue avec nos attentes et les contourne, mettant en scène Missy et Da Brat dans un espace cosmique et rougeâtre où les étrangers ne sont pas ceux qu’on croit. Interviewée par le critique Hilton Als pour The New Yorker en 1997, Missy dit qu’elle souhaite que sa musique montre « D’où les Noirs viennent et où ils vont ». Futuriste certes, mais surtout ancrée dans une tradition musicale afro-diasporique, riche et en renouvellement permanent.
Leur style unique, Missy & Tim l’ont modelé en restant hermétiques à ce qui se faisait à l’époque tout en connaissant parfaitement leurs bases ; le reggae familier du phrasé de « Pass Da Blunt » , le clin d’oeil au refrain de « Love No Limit » de Mary J. Blige sur « Gettaway », le R&B érotique de « Friendly Skies »… le classique est au service du futuriste et ils s’en servent pour se dépasser. « Timbaland et moi on vous donne envie de nous copier la la la la la » « votre pire erreur est d’essayer de dupliquer tout ce que Timbaland produit » et bien consciente de sa longueur d’avance elle s’en amuse et nargue la concurrence pendant tout le long.
Un disque comme Supa Dupa Fly n’aurait pas pu exister aujourd’hui. C’est une fresque de la décennie 90, une période formatrice pour un bon nombre d’artistes noirs, acharnés et audacieux. Qu’ils s’appellent Dilla, D’Angelo, Erykah Badu ou Missy Elliott tous ont goûté à l’émulation et la liberté créative qu’offrait cette période d’or, tournant leurs expérimentations et démos de jeunes adultes en avance sur leur temps en solides premiers opus. Néanmoins Supa Dupa Fly existe dans sa propre catégorie parce que sa singularité réside également dans ses conditions d’arrivée, élaborées par Missy elle-même à travers The Goldmind, inc. Être à la tête de son label est la raison même de l’existence de son contrat avec Elektra Records. Ainsi l’expérience one shot qu’aurait pu devenir Supa Dupa Fly se pose finalement en réelle fondation. On n’assiste pas seulement au développement de l’auteure, compositrice, interprète et productrice, mais aussi à la naissance de la femme d’affaire au contrôle de toutes les étapes de production. Et plus particulièrement de son destin d’artiste.
J’aime penser que Supa Dupa Fly est à propos d’espace, de créer des espaces, d’en occuper d’autres sans jamais s’excuser de prendre trop de place. Missy Elliott établit ses règles. Elle n’en à que faire de celles qui veulent contenir arbitrairement tout ce qui la caractérise, qui considèrent déjà qu’elle est « trop ». Elle les déjoue et s’impose, espiègle avec tout son style, son exubérance et son talent. La preuve qu’il est encore possible d’exister selon ses propres règles quand la société nous rend visibles par défaut. En parallèle, l’opus est un effort collectif, l’histoire d’une rencontre, d’une cohésion qui ne cessera de mûrir et de conserver son avance. « Je ne fais pas de musique ou de clips pour l’année 1997, je le fais pour l’an 2000 » sans surprise, vingt ans plus tard, le cap du nouveau millénaire n’est toujours pas franchi.
Rhoda Tchokokam est sur Twitter.
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