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Drogue

Je suis ambulancier et par pitié, arrêtez avec vos questions de merde

« Nous devenons secouristes parce que, justement, nous sommes mal à l'aise avec les cadavres, le sang et la violence. »
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
MG
propos rapportés par Michelle Gamage
ambulancier
Photo via Pexels

Je travaille comme ambulancier en Colombie-Britannique depuis maintenant cinq ans.

J'ai officiellement perdu le compte du nombre de vies que j'ai sauvées, mais selon mes estimations, il se situe quelque part entre 40 et 50. J'aime à penser qu’une personne est toujours là parce que j'ai bien fait mon travail ; je suppose que je suis entré dans le secteur paramédical parce que je voulais changer la vie des gens de manière significative et efficace.

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Mais quand je dis aux gens que je suis ambulancier, leur première réaction est souvent la suivante : « C'est fou ! Quelle est la chose la pire chose que tu aies jamais vue ? Non, attend, combien de morts as-tu vu ? »

C'est frustrant, parce que ces questions me renvoient à des images traumatisantes. Je ne veux pas nécessairement les oublier, mais je n’ai pas forcément envie de les évoquer dans une conversation avec une personne que je rencontre pour la première fois.

Je suis également étudiant à l'université Simon Fraser et pas plus tard que la semaine dernière, un camarade de classe m'a demandé quel genre de cadavres j'avais vu. Quelle question bizarre à poser à quelqu'un que vous venez de rencontrer.

Je ne peux pas parler au nom des pompiers ou des policiers, mais je sais que beaucoup d'ambulanciers se voient poser cette question tout le temps. À mon avis, les gens partent du principe que les secouristes ont un certain penchant pour la violence, le sang et les cadavres. Mais je ne pense pas que ce soit vrai. Beaucoup d'ambulanciers se dirigent vers les services paramédicaux parce qu'ils veulent soigner une personne blessée, régler un problème.

J'ai entendu beaucoup d'histoires dans lesquelles des événements importants de la vie, comme le décès d'un membre de la famille ou d'un ami proche, ont poussé les gens à vouloir apprendre à soigner les gens. Je dirais donc que nous devenons secouristes parce que, justement, nous sommes mal à l'aise avec les cadavres, le sang et la violence.

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Quand les gens nous interrogent sur les choses horribles que nous avons vues, ils veulent des anecdotes croustillantes. Ils veulent des histoires différentes de celles qu'on voit dans la vraie vie. Parce que la majorité des corps que nous voyons ne sont pas beaux ou amusants – bien souvent, ils sont juste un peu tristes.

Habituellement, je donne aux gens des réponses génériques vagues et j'essaie de changer de sujet. Je ne veux pas en parler, et les gens qui pensent vouloir savoir ne le veulent pas vraiment en réalité.

J'ai vu des gens poignardés à mort. J'ai vu des gens mourir dans des accidents de voiture. J'ai vu des piétons heurtés par des voitures, et je ne sais pas s'ils ont survécu ou s’ils sont morts à l'hôpital. J'ai été témoin de violence familiale. J'ai vu des gens se suicider. J'ai visité toutes les morgues de la ville. J'ai vu plus de 100 morts au cours des cinq années où j'ai travaillé comme ambulancier.

À cause de la crise des opioïdes, je reçois beaucoup d'appels concernant des overdoses, peut-être 75 jusqu'à présent. De nos jours, tout le monde a du naloxone et parfois, lorsque nous arrivons auprès du patient, quelqu'un lui a déjà administré du Narcan et il s’est remis. D'autres fois, nous retrouvons une personne morte d’une overdose chez elle depuis trois jours.

Même avec tout ça, j'ai de la chance, car je ne vois que l’extrémité la plus légère du spectre. Lorsque les situations sont signalées comme étant particulièrement mauvaises, les cadres supérieurs peuvent nous appeler pour un débriefing afin de vérifier notre santé mentale. Je n'ai pas encore été appelé, mais c’est arrivé à beaucoup de mes collègues.

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Je n'ai pas encore vu quelqu'un abattu par balle ou étranglé. Je dis « pas encore » parce que les soins pré-hospitaliers sont un jeu de statistiques. Quand vous travaillez à temps plein dans une ville, vous recevez des milliers d'appels par année. Les employés qui sont dans l'industrie depuis 25 ans ont tout vu. Plus rien ne les surprend.

Je n'aime pas parler de la pire chose que j'ai vue. C'était sanglant, violent et inhumain. Je n'ai jamais vu quelqu'un traiter aussi mal quelqu'un auparavant. C'est une chose que d'être tué, c'en est une autre d'être assassiné si brutalement.

Le syndrome de stress post-traumatique est un risque du métier. Un peu comme quand vos parents vous disent, enfant, que vous aurez des problèmes de dos si vous ne vous tenez pas droit. Vous savez que c'est peut-être vrai, mais vous ne voulez pas l'accepter.

Tous les appels qui vous marquent ne viennent pas de patients mourants. Parfois, une simple cheville cassée peut être si gênante à voir qu'elle vous rend malade et vous colle à la peau pour les années à venir.

À l’époque où je songeais à suivre une formation d'ambulancier, j’ai rencontré un homme qui travaillait dans l'industrie depuis des années. Je ne lui ai jamais demandé directement ce qu'il avait vu, mais il m'a parlé de son SSPT – dont je n'avais jamais réalisé qu'il souffrait auparavant. Il a décrit une expérience si horrible et traumatisante que je ne pouvais même pas croire qu'elle était vraie et qu’il l’avait vécue.

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Je ne pense pas que les gens, quand ils posent ces questions aux secouristes, comprennent qu'ils parlent peut-être à quelqu'un qui, à un moment donné, a souffert du SSPT. Ils pensent que nous faisons ce boulot parce que nous sommes émotionnellement invincibles, mais ce n’est pas le cas.

Quatre personnes sur cinq vont me demander quelles sont les pires choses que j'aie jamais vues. C'est la cinquième personne qui va devenir mon amie. Je ne dis pas qu'elle ne finira pas par poser la question un jour, mais avec un peu de chance il faudra des années. C'est bien quand les gens réfléchissent avant de demander. Mettez-vous à ma place un moment et rappelez-vous que la pire journée de travail d'un secouriste est probablement sanglante et traumatisante.

Si je veux parler de tout ce que j'ai vu, il faut que ce soit selon mes conditions. Il ne devrait jamais s'agir d'une question spontanée.

Parlez-moi du nombre de vies que j'ai sauvées, de l’impact positif que j'ai eu sur quelqu'un. Si vous me demandez le nombre de corps que j'ai vus, je me dis que c’est autant de personnes que je n’ai pas pu sauver. C'est un échec personnel. Je n'étais pas là à temps, je n'ai pas pu aider, et ça fait mal. Ou bien mon aide n'a pas suffi.

Pensez-y la prochaine fois que vous rencontrerez un secouriste.

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