Janvier 1975, la France subit encore les affres du premier choc pétrolier. Croissance en berne, PIB en chute libre, inflation galopante et chômage en forte hausse. Quelques mois auparavant, les rênes du pays ont été confiées à Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances sous Pompidou, dont la carrière précoce semble être un gage de compétence. Pour remporter la présidentielle, son équipe de campagne a préféré gommer la solide particule et les origines aisées du playboy made in Puy-de-Dôme, insistant sur un VGE proche des « Français ordinaires ».
Après s’être défait de François Mitterrand, Giscard veut surfer sur cette idée. Il fait une promesse ; oui, il répondra positivement à l’invitation de citoyens lambda et se rendra une fois par mois dans des « familles représentative des diverses couches sociales » pour y casser la croûte. Une initiative inédite sous la Ve République qui fait écho à d’autres coups médiatiques. Le début de son septennat voit VGE skier à Courchevel, piloter un hélico ou inviter les éboueurs de l’Élysée à prendre le petit-déj’.
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Pour Giscard, aller bouffer chez l’habitant est une manière de prendre le pouls de l’opinion publique, de mieux « regarder la France au fond des yeux » comme il le déclarait dans un de ses discours précédant l’élection. Les observateurs restent eux un poil dubitatif. Le président joue les hommes simples alors qu’il continue de donner des réceptions guindées à Chambord ou d’exiger lors des repas au 55 rue du Faubourg Saint-Honoré d’être servi avant ses invités ? Sans importance. La machine est lancée.
Les 13 et 19 janvier, un « commando Mohammed Boudia » joue du bazooka à Orly. Bilan : mouvement de panique et plusieurs blessés. Une semaine plus tard, VGE inaugure son premier « dîner chez les Français » au domicile des Cucchiarini, famille qui – parmi les milliers qui se sont manifestées par lettre pour participer à l’expérience – n’a pas été totalement choisie au hasard. M. Cucchiarini connaît le président depuis « fort longtemps », précise sa femme aux journalistes. L’artisan encadreur a déjà effectué quelques commandes pour Giscard qui s’est même rendu dans l’atelier du temps où il était ministre.
Comment s’est déroulée l’affaire ? Un simple coup de fil pour prendre rendez-vous. Mme Cucchiarini raconte : « J’ai paniqué. Beaucoup. Ce qui vient tout de suite c’est l’organisation et le menu ». Avant d’en faire un récit précis et circonstancié : « Nous avons d’abord sablé le champagne, avant de nous mettre à table. Ensuite, potage de cresson, puis un bar avec une sauce mousseline, une côte de bœuf avec une garniture de tomates, de cresson – naturellement – et une jardinière de légumes. » Ensuite ? Du fromage, de la salade et, en dessert, une charlotte accompagnée de crème anglaise. « On voulait que ça soit très simple. » Valéry et Anne-Aymone quittent le domicile des Cucchiarini à minuit. De quoi parle-t-on avec le président de la République ? « De la faim dans le monde et des problèmes sociaux. »
Qui a eu l’idée de ces dîners ? Valéry Giscard d’Estaing lui-même ? Un membre de son entourage ? C’est Philippe Sauzay, son chef de cabinet, qui est en tout cas chargé de faire le tri dans les invitations. « Le président recevait un courrier considérable pour l’époque, racontait-il au quotidien régional Paris Normandie. Beaucoup de gens lui demandaient de passer les voir à la maison. Un jour, il m’a dit de faire une sélection de personnes qui lui ont écrit et de regarder ce qu’il était possible de faire. »
« Les gens étaient un peu angoissés : ils se demandaient s’il fallait acheter un service de table, du champagne, poursuit Sauzay. On leur disait que ce n’était pas du tout l’objet et qu’il s’agissait de préparer un repas pour des gens qu’ils connaissaient ». En décembre 1975, ce sont Jean et Annick Baschou à Orléans qui reçoivent le chef de l’État et sa femme Ces derniers débarquent avec un plat de charcuterie. Les Baschou leur font goûter les lapins de leur élevage avec des haricots, une salade du jardin et un gâteau fait par la maîtresse de maison.
Avant les Baschou, ce sont les Nehou qui s’y sont collés. Le dîner, qui a lieu dans le hameau de Cissey près de Grossoeuvre (Eure), est décrit a posteriori comme « intime et courtois ». Au menu, on retrouve l’incontournable plateau de charcuterie suivi d’un filet de bœuf, de pommes de terre surprises, des fromages, de la tarte, des fruits et du champagne. Viennent ensuite les familles Echelard, à Malansac, dans le Morbihan, puis Demagny dans les Yvelines. Ces derniers témoignent face caméra, fusils de chasse et revolver accrochés au mur. Le père, chauffeur poids lourds, n’était pas au courant de l’invitation envoyée par ses deux filles. Il trouve le président très renseigné sur les aléas de son métier. « On est passé à table à 20 h 20, comme si nous recevions des amis, tout simplement. »
Dans Une histoire de la séduction politique, Christian Delporte analyse le petit jeu de VGE comme une manière de se rapprocher de son modèle en communication politique : John Kennedy. L’historien rapporte que, lors d’une visite officielle aux États-Unis en 1976, Giscard se rend sur la tombe de JFK et déclare : « Sa tentative d’amener de la spontanéité et de la gaieté dans la vie publique fut, et est toujours ce que le public attend ». Pour Delporte, c’est autant un hommage au président assassiné qu’une sorte d’auto-panégyrique : « En prononçant ces mots, il plaide pour lui-même, cherchant à faire passer pour naturels des gestes mûrement réfléchis. »
Les Français ne sont pas complètement dupes de la manœuvre. L’opinion, qui n’aura jamais été totalement acquise à la cause de VGE, se fait moins tendre à mesure que le pays s’embourbe dans les difficultés économiques et sociales. Giscard, lui, s’empêtre dans des affaires (notamment celle des diamants de Bokassa) et fait face à la gronde. En 1977, alors en visite à Roscoff, il se heurte à une foule de manifestants qui, raconte Ouest France, accroche des cochons aux pales de l’hélicoptère présidentiel. VGE a perdu de sa superbe, certains le trouvent arrogant – Delporte parle même d’une « dérive monarchique ». Il met un terme à ses dîners chez les Français.
Mardi 2 décembre, Valéry Giscard d’Estaing s’éteignait, à l’âge de 94 ans. Comme le rappelle Emmanuel Rubin dans Le Livre noir de la gastronomie française, c’est lui qui décore de la Légion d’honneur Paul Bocuse, chantre de cette Nouvelle Cuisine encensée par le Gault et Millau qui fait la renommée de l’Hexagone. À cette occasion, le chef lyonnais présente sa fameuse « soupe VGE ». Aujourd’hui encore, c’est bien un plat composé de truffes noires et de foie gras qui porte le nom de l’ancien président et pas un plateau de charcuterie.
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