Journalistes régime spécial grève retraites
GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP
Société

La profession de journaliste permet un abattement fiscal. Doit-il durer ?

Un régime spécial pour certains, une niche fiscale ou encore un privilège pour d'autres. Nous sommes allés poser la question aux principaux intéressés.

C’est écrit dans le Code général des impôts : « Les journalistes, rédacteurs, photographes, directeurs de journaux et critiques dramatiques et musicaux » bénéficient d’un abattement fiscal de 7 650 euros tant qu’ils ne gagnent pas plus de 6 000 euros par mois. C’est ce que l’on appelle un régime spécial pour certains, une niche fiscale ou encore un privilège pour d'autres. Et avant, il était encore plus généreux.

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1934. Dans un contexte de renforcement de l’indépendance de la presse et du statut des journalistes, l’Assemblée nationale vote l’établissement d’une « allocation pour frais d'emploi ». Désormais, les journalistes pourront retrancher 30% de leurs revenus bruts sur leur déclaration d’impôts. Motif invoqué pour justifier ce geste généreux : les journalistes paient beaucoup de leur poche dans l’exercice de leur activité. Soit.

1996. Juppé s’en prend aux niches fiscales dans le cadre d’une réforme de l’impôt. Une centaine de professions sont concernées : brodeurs, tricoteurs, lunetiers, mais aussi journalistes. Ces derniers ripostent en manifestant et en cessant de publier des photographies d’hommes politiques favorables à la réforme. Deux ans de négociations plus tard, l’abattement est finalement revu : ce ne sera plus 30% mais 7 650 euros.

Aujourd’hui, dans un contexte de lissage du système de retraites et de mouvements sociaux massifs, le bien-fondé de cette niche fiscale pose question. Doit-elle durer ? Nous sommes allés poser la question aux principaux intéressés, journaliste salariés et pigistes français ainsi que les membres de la rédaction de VICE France.

L'avis de nos confrères journalistes

Marine Benoit - Sciences et Avenirs
Aujourd'hui, il me manque au moins 300 ou 400 euros sur ma fiche de paye pour ne pas finir le mois à découvert. Maintenant que j'ai un enfant à élever, c'est encore plus dur qu'avant, logiquement. Autant dire que si cette somme passait dans les impôts - ce qui ne me semblerait pas du tout illégitime bien sûr, je ne suis pas en train de défendre bec et ongles ma niche fiscale qui n'a que peu de sens aujourd'hui -, je pense que je devrais abandonner le métier. Néanmoins, je ne manifesterai pas du tout. Je trouve ce privilège difficilement justifiable aujourd'hui. Je pense que ce sont nos employeurs qui devraient tout simplement mieux nous payer. Evidemment, c'est un serpent qui se mord la queue dans la mesure où la plupart des groupes de presse ont aussi du mal à joindre les deux bouts. Il n'empêche que lorsqu'on m'interroge (mes proches ou des connaissances) sur la raison d'être actuele de cette niche, je suis incapable de l'expliquer convenablement. L'information est tout aussi importante que la culture, l'entretien des rues ou le social.

Bruno Lus - L'Obs, Le Monde, XXI et VICE
La vie de pigiste est un roman de Kafka. Se confronter aux regards vides quand on explique sa situation chez Pôle emploi donne un avant-goût de l’enfer. Les fins de mois, des sueurs froides. Bref, on se fait piétiner. Alors oui, je sais que la niche fiscale n’a pas de rapport avec tout ça. Que l’excuse des frais professionnels ne tient pas toujours. Mais c’est grosso modo le seul avantage dont bénéficient les précaires…

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Perrine Signoret - Numerama
Pour être tout à fait honnête, je profite de cet abattement depuis que je travaille, comme les autres journalistes, et j'en suis bien contente (qui ne le serait pas ?), mais je suis plutôt contre le principe. Je pense qu'il est un peu obsolète : notre métier est certes pénible, mais pas plus qu'un(e) médecin, un(e) ouvrier(e) d'usine ou d'un ou une agricultrice. Quant aux « frais supplémentaires » que c'est censé couvrir, personnellement, ils m'ont presque toujours été remboursés par les médias pour lesquels j'ai travaillé. Du coup : je payerais gentiment les impôts qu'on me demande et je rognerais sur d'autres postes de dépenses. Ou idéalement, j'essayerais d'obtenir une augmentation pour compenser un peu l'effet de cette annulation (parce que contrairement à ce que beaucoup croient, on n'est pas toujours très bien payés dans ce milieu).

Bartolomé Simon - Le Parisien
En vrai, ça me ferait chier, mais c'est plutôt normal que les journalistes participent fiscalement au même titre que les autres professions. Le sujet le plus évoqué dans la presse cette année, ça reste des gens qui réclament moins de privilèges, de niches, moins d'impôts. Interviewer des gilets jaunes et tenter de préserver à tout prix mes avantages à côté, ça me mettrait un peu mal à l'aise.

Elsa Gambin - VICE, Slate, Le Tag Parfait
Je comprendrais que l'abattement fiscal disparaisse. Il n'a objectivement pas lieu d'être. Après soyons honnête c'est un avantage non négligeable. Pour être encore plus honnête, je trouve qu'il devrait rester en l'état pour les journalistes pigistes/qui galèrent/précaires et ceux qui gagnent moins de 3000€/mois. Pour les autres, il a encore moins lieu d'être.

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Thibault Prévost - Radio France, Konbini, Slate, Numerama, VICE
Ça me foutrait en rogne. En 2019, un journaliste est généralement précaire ; le salaire médian est à peine supérieur à la moyenne nationale ; 1 journaliste sur 4 est pigiste, à des tarifs dérisoires ; le reste est auto-entrepreneur et bosse illégalement sans aucune protection sociale. L’abattement fiscal, c’est souvent le dernier garde-fou entre un jeune pigiste et la pauvreté. Dans les 2-3 premières années de boulot, c’est vital. Leur enlever ça, alors que la réforme de l’assurance chômage va déjà leur faire très mal, ce serait de la folie. Au-delà des faits économiques, ce débat joue le même rôle de diversion politique que les autres régimes spéciaux. On connaît : hier, c’était les fraudeurs de RSA et les intermittents, aujourd’hui les cheminots, et demain, donc, les journalistes. Pendant que certains vont militer pour l’abolition des « privilèges » (des plus précaires) au nom de l’équilibre budgétaire, on laisse échapper 15 milliards par an en évasion fiscale des entreprises…

Elsa - BFM
Je ne suis pas certaine d'avoir une réponse très pertinente ni même une marge de manœuvre énorme si une telle catastrophe se produisait ! Cet abattement fiscal rend encore un peu acceptables les salaires au rabais, monnaie courante dans la presse en ligne. Si l’occasion m’en était donnée, j’irais probablement manifester pour que ce cache-misère existe encore. A moins d’opter pour une vengeance par défaut, en enchaînant les expositions gratos pour espérer compenser cette perte. Enfin ce serait probablement vivable mais je trouverais ça très pénible.

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Christian* - Agence France-Presse
Si demain l'abattement fiscal était supprimé, ça me paraîtrait normal. C'est une mesure qui date des années 1930, qui avait peut-être son utilité à l'époque mais dont j'ai du mal à comprendre la survivance. J'imagine que les pigistes répondront que ça les aide bien dans leur galère, que ça leur permet de compenser les notes de frais que les rédacs ne leur remboursent pas mais est-ce à l'Etat de compenser les défaillances des médias français ? Autre chose, dans ce climat de défiance envers les journalistes, où on s'en prend plein la gueule partout où on passe, vouloir préserver ce privilège revient à tendre le bâton pour se faire battre (surtout qu'on n'est pas les derniers pour donner des leçons de morale à la terre entière). Et pourquoi les journalistes et pas les autres ? C'est surtout ce que ça m'inspire en fait, cet abattement. En quoi on le mériterait plus que d'autres professions ?

Barthélémy Gaillard - auteur et journaliste sportif
Alors à l'heure actuelle l'abattement fiscal m'importe peu étant donné que je suis payé sous le statut d'auteur pour 90% de mes prestations, mais jusqu'à l'année dernière, c'était un dispositif assez "vital" pour moi qui a des revenus faibles. Sans que je me sois réellement penché sur la question je l'avoue, j'imagine que ces 7800 balles et quelques d'abattement ont dû me permettre à plusieurs reprises d'être non-imposable. En tout cas le constat c'est qu'en six ans de vie pro en tant que journaliste je n'ai payé qu'une seule fois des impôts ! Je sais pas si je le dois à cette niche ou à mon incroyable capacité à gagner des clopinettes.

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L'avis de la rédaction de VICE France

Pierre Longeray
Si l'abattement fiscal venait à disparaître, je n'irais pas me battre pour qu'on puisse le garder. Je n'ai jamais vraiment compris pourquoi on en bénéficiait. Je pense qu'il pouvait se justifier à une époque où la profession était un peu différente ou encore aujourd'hui pour les pigistes qui doivent souvent avancer les frais nécessaires à la réalisation de leurs reportages. Puis, il y a malheureusement plein d'autres jobs où les salaires sont bas comme dans la presse et qui ne bénéficient d'aucun cadeau. On a déjà droit aux musées gratos et apparemment des réductions sur des machines à laver – c'est déjà pas mal.

Sébastien Wesolowski
Je crois que cet abattement n'est plus justifié par la situation de la profession. Je n'aurais donc aucun problème à ce que cet avantage me soit retiré parce que je le trouve injuste. Je compenserais en allant moins au restaurant et en prenant de moins grosses cuites, sans doute, mais je participerais un peu plus à la bonne santé de mon pays. Ça me va tout à fait.

Justine Reix
Cet abattement fiscal me permet de payer très peu d’impôts et d’économiser pour m’offrir une fois par an des vacances. En tant que pigiste (avant de rejoindre la rédaction VICE début janvier), je trouvais cet abattement fiscal très utile car nous sommes nombreux à devoir avancer énormément de frais tous les mois. J’ai en moyenne, 1 000 euros de frais (hôtels, trains, locations de voiture…) qui me sont remboursés entre un et trois mois. Lorsque cela s’accumule cela peut vite devenir compliqué pour mon compte en banque. Avec l’abattement, je peux mettre de côté pour avancer ces frais et m’offrir quelques loisirs. Mais il faut l’admettre, cet abattement n’a plus lieu d’être. S’il vient à disparaître je ne m’en plaindrais pas mais je ne suis pas sûre de pouvoir mettre autant de côté que maintenant. Je serai donc obligée de refuser pas mal de missions qui nécessitent des notes de frais (donc quasiment tout le travail d’un journaliste pigiste en TV ou radio). Il s’agit d’un avantage injuste mais très important pour les journalistes qui gagnent peu.

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Louis Dabir
Selon moi, cet abattement est justifié et doit perdurer pour les journalistes pigistes qui ont des frais conséquents pour la réalisation de leurs reportages. Que cet abattement soit supprimé pour les journalistes titulaires ne me choquerait pas, mais les salaires de certains journalistes, je dis bien certains, devraient automatiquement être revus à la hausse.

Paul Douard
Je suis très heureux d’avoir ce régime spécial, mais il me paraît injustifié. Lorsqu’on me demande pourquoi ?, je suis toujours un peu gêné. Les raisons qui ont poussé sa création ne sont plus valables aujourd’hui. La plupart de la profession est contrainte de travailler 40 heures par semaines derrière un écran, et les frais sont normalement pris en charge – si jamais ils viennent à faire un reportage dehors. Pour les pigistes par contre, leur précarité n’en sera que plus forte s’ils ne peuvent plus compter sur cet abattement. Les salaires dans la presse sont extrêmement bas, bien plus que ce que les gens pensent. Supprimer l’abattement oui, mais pas sans discuter des salaires actuels dans la presse. Sinon, je peux me contenter d’aller au zoo gratuitement.

Sandra Proutry-Skrzypek
Je pense que l'abattement fiscal ne devrait pas être supprimé mais limité aux journalistes pigistes et aux reporters. En tant que traductrice éditoriale, j’en bénéficie car je relève de la convention presse et que mon poste s'inscrit dans la catégorie « journalistes et assimilés ». Déjà, l'intitulé est assez vague. Concrètement, je passe mes journées devant mon ordinateur, avec peu d'interactions et aucun déplacement – et donc pas le moindre frais à compenser. Je comprendrai tout à fait que ce privilège me soit enlevé.

Marc-Aurèle Baly
Le jour où on supprimera les parachutes dorés, où les entreprises du CAC 40 paieront un taux d’imposition supérieur à celui des petites entreprises, où l’évasion fiscale sera éradiquée pour de bon et l’optimisation fiscale punie par la loi, où l’ISF sera rétabli et la flat tax plafonnée à plus de 30 % sur les revenus du capital, là d'accord, j'envisagerai peut-être de renoncer à mes "privilèges".

Alexis Ferenczi
L’allocation pour frais d’emploi (puisque c'est son nom depuis plus de 20 ans) a été mise en place pour répondre à la réalité du métier de journaliste : bas salaires et frais mal remboursés (quand ils le sont). La profession a changé mais les maux sont restés sensiblement les mêmes (on peut même y ajouter aujourd’hui : précarité accrue et conditions de travail dégradées). Je tiens à rappeler que chaque journaliste est libre de ne PAS profiter de ce « cadeau » ou « privilège ». Il suffit de ne pas retirer les 7 000 balles et quelques de son montant imposable dans sa dernière déclaration fiscale (la manip’ est hyper simple). Personnellement, je me battrai pour conserver l’allocation car c’est le dernier souvenir que j’ai de Lionel Jospin.

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