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LE NUMÉRO FICTION 2011

Charles Burns

Charles Burns est l'illustrateur à l'origine des bandes dessinées Black Hole, Big Baby et Fleur de Peau, des récits d'une noirceur aussi glauque que dérangeante.

INTERVIEW ET PORTRAIT PAR SAMMY HARKHAM

harles Burns est l'illustrateur à l'origine des bandes dessinées Black Hole, Big Baby et Fleur de Peau, des récits d'une noirceur aussi glauque que dérangeante. Dans son travail, il s'est créé un univers inquiétant à l'image de ceux de David Lynch et de Lovecraft. Il dépeint une réalité tordue et menaçante mais assez proche de la nôtre pour qu'elle paraisse plausible. Son œuvre la plus connue est Black Hole, qui raconte l'histoire d'un groupe d'adolescents atteints d'une terrible maladie qui entraîne des mutations répugnantes, faisant d'eux des parias contraints de se cacher dans les bois. Cette histoire constitue une parfaite allégorie de l'aliénation et de la maladresse des adolescents. Un peu comme si les ados de Dazed & Confused étaient constamment défoncés au LSD et vivaient un bad trip sans fin. Un classique.

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Le premier volume de la nouvelle bande dessinée de Burns, X'ed Out, vient d'être publié aux États-Unis. Comme dans tous ses travaux précédents, monde réel et étrange s'y juxtaposent. Burns mélange ses réminiscences de l'époque où il était à la fois un étudiant prétentieux en école d'art et un punk rockeur avec une intrigue surréelle, dans laquelle un personnage très similaire à Tintin déambule à travers une ville peuplée de monstres où complots et paranoïa sont omniprésents. Ça va être un supplice d'attendre le volume 2.

Quant à Sammy Harkham, qui a interviewé Burns pour ce numéro, c'est un des successeurs les plus dignes de Burns et de ses pairs. La série Crickets de Sammy relate des histoires qui oscillent entre réalisme et bizarre, et partagent une humanité et une sagesse certaines. Harkham est également l'auteur de l'anthologie Kramers Ergot, la meilleure bande dessinée du genre depuis les heures glorieuses du magazine RAW au début des années 1980 – et vous allez voir comme tout s'assemble à la perfection – qui exposait le travail de Charles Burns.

Le monde de la bande dessinée indépendante est semé de copinages, de rivalités et de clivages hiérarchiques. Ça pourrait même constituer un excellent soap-opera si les protagonistes étaient moins pâles et se décidaient à se tenir bien droit. Mais heureusement, Sammy et Charles sont amis et s'admirent mutuellement. Les lignes qui suivent sont un échantillon de la conversation téléphonique qu'ils ont eue le mois dernier.

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VICE : Comment on s'attaque à un projet comme X'ed Out ? Je me pose la même question pour Black Hole. Il y a beaucoup de travail préparatoire ?
Charles Burns: Pour les deux, je suis parti d'une ébauche squelettique. Ces ouvrages sont d'une certaine complexité et si je pars d'une idée, très tôt, qui ne va être résolue que bien plus tard dans le livre, il faut que je trouve le moyen d'articuler tout cela. Comme dans Black Hole ; des intrigues apparaissent dès le début mais ne trouvent leur dénouement qu'au milieu du livre.

Oui.
Mais je travaille d'une manière assez ouverte pour avoir la possibilité d'intégrer de nouvelles idées dès qu'elles me viennent en tête. La meilleure façon de décrire le processus serait de dire que je connais déjà l'histoire et que je fais en sorte de la raconter.

J'imagine que, comme la plupart des auteurs de bandes dessinées, il te faut un certain temps pour tout bien ficeler et qu'il t'arrive d'avoir de nouvelles idées en pleine écriture qui t'obligent à changer un personnage.
Avec X'ed Out, je voulais d'abord écrire une histoire sur la vie que je menais à la fin des années 1970, quand j'étais impliqué dans le monde du punk rock. J'ai dû essuyer pas mal d'essais ratés. Au début, je faisais une histoire en noir et blanc qui ressemblait énormément à Black Hole au niveau du dessin. Ça ne me convenait pas. Je regardais mes dessins et je me disais : « C'est très mauvais. » À chaque fois qu'un dessinateur a ce sentiment, il faut absolument qu'il déchire ce qu'il a fait et qu'il recommence à zéro. Il y a eu deux ou trois essais ratés avant que je ne me décide à me lancer dans un territoire complètement inconnu. Ce qui m'a bien aidé, c'est quand je me suis résolu à faire une histoire en couleurs, avec deux intrigues principales – une qui a lieu dans un monde à la Tintin, et une autre qui est bien plus…

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Réaliste, disons.
Qui ressemble beaucoup plus au monde que j'observe.

Ça t'est venu comme une illumination, cette envie de couleur ? Ça change vraiment ta façon d'écrire.
Oui, c'est vrai. Mais quand je travaille, j'écris continuellement sur des carnets que je conserve – des carnets merdiques, ce qui fait que je ne suis pas intimidé à l'idée de les noircir à coups de stylo à bille.

Tu écris le texte d'abord ?
Oui, c'est ma première démarche. Je rédige quelques notes visuelles ici et là, mais c'est majoritairement du texte. Je compile toutes mes idées et je fais de mon mieux pour ne pas tomber dans l'autocensure. Je me suis retrouvé en train d'écrire plein de notes sur ce personnage qui ressemblait énormément à Tintin tandis que je continuais de prendre des notes sur mon histoire de punk. Le moment d'illumination est venu quand j'ai décidé de combiner les deux. C'est quand je me suis dit : « Tintin, bien sûr, le format d'un album franco-belge », que l'idée m'est venue de faire un truc entièrement en couleurs. Et c'était très amusant à réaliser. Comme tu l'as dit, travailler en couleurs offre un tout autre éventail d'outils pour raconter une histoire. Je ne voulais pas me contenter de faire une version colorisée de mon travail en noir et blanc.

Papier de garde de Black Hole #11, 2003

Ce n'était pas trop décourageant de se trouver face à cette manière complètement différente de travailler ?
Pas du tout. Il y a des choses que la couleur permet et qu'il est impossible de réaliser en noir et blanc. On peut raconter une histoire en créant une certaine atmosphère, ou choisir des couleurs clés.

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En plus de cette inspiration de Tintin qu'on retrouve dans X'ed Out, il y a aussi des références récurrentes à Burroughs et son idée de l'interzone. Tu as pensé à lui en écrivant ?
Ce n'est pas tant dans ma manière d'écrire que j'ai été influencé, mais disons qu'il m'a inspiré pendant une certaine période de ma vie. Le personnage est un reflet de la personne que j'étais et de mes pensées de l'époque. À la fin des années 1970, je lisais beaucoup de livres de Burroughs, et je me suis soudainement plongé dans la culture punk rock – j'étais presque complètement submergé. Burroughs rentrait parfaitement dans ma vision. J'étais très impressionné par son humour noir et la limpidité de son écriture. Quand j'ai commencé à bosser sur ce livre, je me suis mis à relire certaines de ses œuvres auxquelles je n'avais pas touché depuis des années. C'était intéressant, et quand je prends du recul sur son œuvre, je me rends compte que je suis désormais un homme d'une cinquantaine d'années, plus un jeune de 20 ans.

Tu voulais te remettre dans cet état d'esprit ?
Un peu, oui. Je présente un personnage plutôt naïf, qui se lève et se met à faire une sorte de performance poétique, et je voulais que ça semble naïf. Je pense que pas mal de gens, à un certain âge, se familiarisent avec des écrivains comme Burroughs, et qu'en quelque sorte, ils l'intériorisent. Donc, oui, je voulais mettre en scène un étudiant en art qui, s'inspirant de Burroughs, fait du spoken word. En fait, j'ai même inclus des cut-ups de Burroughs dans le texte.

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Tu as travaillé sur Black Hole pendant dix ans. Tu t'es pas senti à bout de forces à la fin ? Comme si ta source d'inspiration avait fini par se tarir ? J'ai remarqué qu'à chaque fois que je termine un travail et que je dois me lancer immédiatement dans un autre projet, mon premier réflexe est de faire presque exactement la même chose parce que ma tête est encore dans ce que je viens de faire.
C'est vrai, et comme je l'ai dit tout à l'heure, mes premiers essais sur cette histoire me donnaient l'impression de retomber dans ce que j'avais fait pour Black Hole. Une fois que j'ai terminé le livre, je me suis volontairement attelé à des projets qui n'avaient rien à voir avec la bande dessinée. On m'avait demandé de faire un film d'animation, et je m'y suis mis – pour plusieurs raisons. En partie parce que j'avais très envie de sortir de mon petit studio où j'avais passé le plus clair de mon temps, et pour travailler en collaboration avec d'autres personnes. Et une autre raison, c'est que j'avais très envie de bosser à Paris. Il y avait pas mal d'auteurs de bandes dessinées impliqués dans le projet que je connaissais et dont j'appréciais le travail. Et puis il y avait aussi le fait de me confronter à un monde inconnu, me mettre en danger. Donc c'était bon pour moi. J'ai aussi fait un petit livre photo pendant ce temps.

Et ensuite tu t'es dit : « OK, maintenant il est temps que je fasse quelque chose. »
En effet, ouais. Je ressens parfois ce sentiment de frustration quand je ne travaille pas vraiment, que je ne produis rien – quand je suis dans une phase de formulation de mes idées, mais que j'ai vraiment envie de travailler. Tu sais, tu veux juste te remettre dans le bain.

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Même si tu as pris quelques faux départs parce que tu sentais que tu étais encore trop dans Black Hole, il y a quelques éléments de X'ed Out que j'ai l'impression d'avoir déjà vus, des motifs visuels que tu fais varier depuis un petit moment, des expressions, des silhouettes de personnages. Ce n'est certainement pas une suite de Black Hole, mais on reconnaît immédiatement ta griffe.
Oh, ouais. La plupart des artistes, des illustrateurs ou des auteurs reviennent aux thèmes qui leur sont chers. D'une certaine façon, il y a des auteurs qui réécrivent sans cesse la même histoire. Ce n'est pas tout à fait ma démarche, mais très certainement, certaines choses remontent toujours à la surface – des influences ou des idées qui ressurgissent en permanence.

Couverture de Black Hole #4, 1997

Ça te fait quoi de publier la première partie de ton histoire alors qu'il te reste encore beaucoup de travail à faire ? Est-ce que tu tiendras compte des réactions que ce volume fera naître pour faire évoluer ton histoire ?
Je crois que j'ai atteint un point de mon existence où – enfin, je l'espère – j'ai réussi à me protéger, à me mettre des œillère pour ne pas être trop influencé, affecté par les réactions à mon travail. Mais je crois que je me sentirais très mal si toutes les chroniques que je lisais et tous les gens à qui je parlais disaient : « C'est de la merde en boîte. » Ça ne me ferait pas du bien du tout.

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Ou si chaque personne utilisait les mêmes mots pour décrire X'ed Out, du genre : « C'est très dense, Charles. »
J'essaie de me fier à mon instinct, et je crois en ma capacité à élaborer une histoire.

À quoi ressemblent tes journées ? Tu t'es fixé des horaires pour travailler sur ce projet ?
En général oui, mais je suis en parallèle sur d'autres projets. Je vais avoir une expo à Paris, alors je me suis fait un portfolio pour l'occasion. Mais tous les jours, il y a un moment où je m'assieds pour écrire, d'une manière ou d'une autre. Parfois je reste là à regarder des notes, à contempler une page qui reste blanche. Il y a aussi les jours où les idées affluent, mais c'est quelque chose d'assez imprévisible. Ce qui est sûr, c'est que tous les jours je m'assieds et que j'essaie d'écrire.

Même si tu as une idée précise d'où tu veux aller avec X'ed Out, il faut quand même que tu trouves l'inspiration ?
C'est la même chose que connaître une histoire, il faut toujours trouver un moyen de la raconter. C'est la partie la plus périlleuse. Je suis sûr que tu as déjà vu des gens raconter une histoire fabuleuse qui t'a cloué sur ta chaise, puis plus tard une autre personne essaye de te raconter la même histoire, et t'es là, merde, je veux me barrer.

Après, il y a les auteurs comme Dan Clowes : il a déclaré qu'il pouvait bosser sur une histoire, et que dès qu'il réalisait où allait cette histoire, où elle allait chercher dans sa propre histoire personnelle, ça le bloquait, ça ne l'intéressait plus. Mais bon. Quoi d'autre, Charles ? De quoi on peut parler ?
Voyons voir… Une des questions qu'on me pose le plus, c'est : « C'est quoi cette histoire d'adaptation de Black Hole au cinéma ?»

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Depuis que je vis à Los Angeles, j'ai rencontré pas mal de gens qui bossent dans le cinéma, et c'est vrai que le sujet revient. Je ne sais pas si c'est parce qu'ils savent que je suis un illustrateur, mais Black Hole est comme une poule aux œufs d'or. Tout le monde veut en écrire le script. Tout le monde veut le réaliser. Tout le monde a déjà essayé. Mais toi, t'as rien à voir avec ça. Tu t'en fous un peu, non ?
Ce n'est pas que je m'en foute mais j'ai terminé le livre. Il y a peut-être eu un créneau où j'aurais pu essayer d'écrire le script pour une adaptation mais j'ai choisi de ne pas le faire. Évidemment, je voudrais être impliqué dans le projet pour donner mon opinion, mais je n'irais pas jusqu'à l'initier. J'avais juste envie de passer à autre chose. Je ne voulais pas perdre mon temps avec un projet qui avait autant de chances de se réaliser que de passer à la trappe.

Avec les films, rien n'est jamais certain.
Mais je sais que je peux m'asseoir à ma table à tout moment pour commencer une nouvelle bande dessinée. Je sais que ça, c'est possible. Même si ça aboutit seulement à moi qui traverse la rue pour photocopier moi-même mon travail, j'ai la certitude ça donnera quelque chose de concret.

Tu as fait de la scénographie, aussi, n'est-ce pas ?
Oui, pour le Mark Morris Dance Group. J'ai travaillé sur ce truc appelé The Hard Nut. Officiellement, j'étais « designer concept », je crois. J'ai fait des dessins et travaillé aux idées qui ont présidé à l'élaboration du ballet, qui était une version revisitée de Casse-Noisette. Ça me tue de le dire, mais c'était il y a vingt ans. Ça va être rejoué à la Brooklyn Academy of Music pour les fêtes.

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Waouh.
Ça fait des années que je n'ai pas vu ce spectacle, alors je vais y aller. Ça promet d'être amusant.

Couverture de Nitnit #3, 2010

OK. C'est parti : À quand le prochain livre ?
Oh, doux Jésus. Non, désolé.

Les gens veulent savoir.
Je suis rendu à un peu plus de la moitié du deuxième tome. Ça te va comme réponse ?

C'est parfait.
Je suis un peu frustré, parce que ça fait quelques jours que je suis revenu dans mon atelier, et j'ai passé mon temps à accomplir des petites tâches, comme répondre à mes mails. Je ne pense pas pouvoir me remettre à travailler avant deux bonnes semaines. Mais il y a des pages qui m'attendent, c'est une bonne chose.

Ça fait un moment que tu vis à Philadelphie.
Ma femme enseigne à la Tyler School of Art, c'est pour ça qu'on a emménagé ici.

Et tu t'y plais ?
Oui. J'aime bien les grandes villes décadentes de la Côte Ouest. Je me sens bien ici.

Est-ce que tu es en relation avec d'autres auteurs de bandes dessinées ?
Oui, bien sûr. Je suis en quête perpétuelle de nouveauté. J'ai pas encore atteint ce stade de ma vie, genre : « Foutaises que tout ça ! »

Quand tu as commencé à faire des bandes dessinées, il y avait une touche d'Americana du milieu des années 1950 dans ton travail. Même lorsque je regarde X'ed Out aujourd'hui, ça a l'air tellement vrai.
Mon trait ainsi que ma façon de raconter une histoire ont été inspirés du travail que j'aimais dans ma jeunesse, qui m'a stimulé – j'imitais certains trucs, certaines lignes. Mais lorsque j'ai commencé Black Hole, j'étais dans une démarche plus personnelle, je voulais raconter des histoires qui tournaient autour de personnages définis, et pas inspirées par la BD perse, ou guidées par un certain style.

Pochette du single « The Time of Your Life »/« Seven Shades of Blue », Sub Pop, 2000

Couverture de Johnny 23, 2010

Sans te jouer ironiquement d'une certaine vision de l'Americana.
Voilà. Black Hole traite d'une maladie qui touche les adolescents, et de la vie de ces personnages singuliers. Les autres éléments sont secondaires, en quelque sorte. Bien sûr ils jouent un rôle important, mais ça ne parle pas juste d'une MST qui déforme les ados. Ce n'est pas de ça que ça parle. L'histoire parle de personnages qui luttent avec l'adolescence et essaient de se sortir de cette partie de leur vie.

On sent que tu puises ton inspiration dans une certaine frange de la pop culture : les films d'horreur, Godzilla, les vieilles bandes dessinées…
J'ai grandi au contact d'éléments que j'ai intériorisés. Ça fait toujours partie de mon subconscient, et je suis à l'écoute de cette partie de ma personnalité, et ces images défilent. Par exemple, j'ai lu les albums de Tintin très jeune – avant même de savoir lire –, il y avait donc des éléments de l'histoire dont la pertinence m'échappait. Dans Le Secret de la Licorne, il y a une scène où Tintin est seul dans une cave. Il s'est fait kidnapper. Il se réveille, et il y a un interphone fixé au mur. J'étais trop petit pour savoir ce qu'était un interphone, mais je voyais une bulle sortir de ce petit trou dans le mur.

Oui.
J'avais l'impression de voir une bouche désincarnée collée au mur, et c'était vraiment flippant. En ce sens, X'ed Out ne parle pas de Tintin, mais ça parle très certainement de ma réaction à ces images que j'ai intériorisées à cette période de ma vie.

Tu as des frères et sœurs ? Comment tu es tombé sur Tintin si jeune ?
J'ai une grande sœur, mais c'est mon père qui s'intéressait vraiment à la bande dessinée. Il allait à la librairie toutes les semaines, et il me prenait des éditions américaines de Tintin. Six d'entre elles ont été publiées vers la fin des années 1950, et je n'ai pas encore rencontré d'auteur de BD américain de ma génération qui soit tombé au même âge que moi sur ces albums. Ça n'était pas bien distribué, je suppose.