Qu’aurait pensé Louis XIV en voyant le « vagin de la Reine » d’Anish Kapoor trôner au milieu des jardins de Versailles ? Se serait-il rangé du côté des thuriféraires de l’artiste, ou des contempteurs Finkielkraut-compatibles d’un art contemporain dégénéré ? En réalité, le Roi Soleil n’aurait sans doute eu que faire de mes questionnements anachroniques. Occupé à guerroyer – 31 années de batailles sur 54 de règne – et à multiplier les maitresses, Louis-Dieudonné de France restera dans les annales hexagonales comme le parangon de l’absolutisme royal. À la tête de l’État entre 1661 et 1715, il aura marqué son temps par son train de vie dispendieux, son bellicisme et son intolérance religieuse, mais aussi par sa défense d’artistes talentueux et la construction de bâtiments somptueux.
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Évoquer la censure sous le règne du petit-fils d’Henri IV revient à s’interroger sur ce que pouvait être le rapport entre un monarque et les artistes à la fin du XVIIème siècle. Loin de l’esclandre ayant poussé Beaumarchais à revoir son Mariage de Figaro ou Montesquieu à publier anonymement ses Lettres Persanes – esclandre en partie liée au contexte prérévolutionnaire du XVIIIème siècle – la quiétude relative des années louis-quatorzièmes résulte d’un contrôle généralisé du milieu artistique de l’époque. Si la Régence de Philippe d’Orléans – qui fait suite à la mort de Louis XIV – sera considérée comme une ère de libération des mœurs, c’est qu’une certaine frustration travaillait la noblesse de l’époque.
Le règne de Louis XIV connaitra peu d’immenses scandales artistiques, mais il sera tout de même marqué par de multiples tensions à l’intérieur de l’État, avec d’un côté l’opposition religieuse – qu’elle soit janséniste ou protestante – et de l’autre la critique d’une taxation démesurée, dans la droite lignée de la Fronde des années 1650. En gros, un bon merdier que le roi thaumaturge a choisi d’affronter en s’occupant de tout, et en plaçant à des postes-clés des proches qui auront su cadenasser les différentes sources de critiques envers le pouvoir. Malgré tout, certains artistes auront tenté de nuancer la grandeur d’un Roi qui, aujourd’hui encore, est vu comme l’un des Grands Hommes de l’histoire de France – alors qu’il aura passé son temps à dilapider les richesses d’un pays pour consolider une image fastueuse.
Figuration du plaisir sexuel, acte hautement répréhensible au XVIIe siècle. Peinture : Eusebi Planes, artiste espagnol. Photo via WikiCommons
THÉOPHILE DE VIAU
Artiste emprisonné sous Louis XIII pour un sonnet scandaleux qu’il n’aurait peut-être pas écrit, de Viau meurt à 36 ans à la suite de traitements atroces subis lors de sa peine. Ce n’est donc pas à proprement parler une victime de la censure sous le Roi Soleil, mais son souvenir marquera à jamais les artistes du XVIIème siècle, peu désireux de suivre son exemple.
De plus, et afin de respecter la règle pluriséculaire du « je te donne une carotte pour que tu ne m’en mettes pas une », Louis XIV s’attachera à laisser un espace de liberté conséquent à certains artistes, en les plaçant à des postes-clés ou en les finançant directement – en gros, en saisissant à quel point la cupidité est un sentiment partagé par pas mal de types.
En nommant son fidèle Le Brun à la tête de l’Académie royale de peinture et de sculpture et en s’occupant personnellement du mécénat, le Roi Soleil a cadenassé les velléités libertaires des artistes. De plus, après avoir désigné Lully comme responsable de la production musicale du Royaume, le souverain s’est assuré d’un contrôle absolu sur l’ensemble des productions artistiques – contrôle renforcé par une Académie française fidèle au Roi.
En juxtaposant un contrôle fort, une menace pernicieuse et un mécénat important, Louis XIV a fait mieux que censurer ses opposants : il a hissé l’autocensure à un degré rarement atteint dans l’Histoire.
MOLIÈRE
Scandale le plus célèbre du XVIIème siècle, la première représentation à Versailles du Tartuffe de Jean-Baptiste Poquelin provoquera une levée de boucliers qui forcera son auteur à revoir sa pièce, rejouée en public cinq ans plus tard. Défendu jusqu’à sa mort par Louis XIV – l’affaire de sa sépulture l’atteste – Molière devra une partie de sa carrière à la bienveillance de son souverain, qui a défendu ses œuvres malgré les protestations outrées des dévots de tout le Royaume.
On peut y voir une nouvelle preuve de la prétention du Roi Soleil à être un monarque de droit divin – et donc à refuser l’ingérence de Rome dans les affaires du pays. Toujours est-il que la dimension subversive de telles pièces étonne encore aujourd’hui. « L’hypocrisie est un vice à la mode », disait Dom Juan à Sganarelle. Nul doute que de nombreux nobles de l’époque y auront vu leur propre reflet, et poussèrent des cris d’effroi face à une attaque en règle de la ridicule préciosité de la cour du Roi.
BUSSY-RABUTIN
Valéry Giscard d’Estaing n’est pas le premier romantique de l’histoire de France. Avant lui, un certain Bussy-Rabutin s’était déjà laissé prendre au jeu de l’érotisme nobiliaire en publiant une Histoire amoureuse des Gaules, qui évoquait sans trop de fard les différent(e)s sexfriends des grands personnages de la cour.
Qu’a-t-il reçu en échange ? Un passage d’un an à la Bastille et la perte de son siège à l’Académie française.
PIERRE BAYLE
En révoquant l’édit de Nantes – et, par conséquent, en insistant sur le fait que les protestants n’étaient pas les bienvenus en France –, Louis XIV a poussé nombre de Français à se réfugier en Hollande. Parmi eux se trouvait le philosophe Pierre Bayle.
Rédacteur du Dictionnaire historique et critique, qui servira de modèle à L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Bayle ne pourra jamais publier son ouvrage en France – une terre d’intolérance, à l’opposé de la Hollande de l’époque.
LE BARON DE PUECHEMECK
Avec un patronyme digne d’un triple vainqueur de Liège-Bastogne-Liège, ce Hollandais d’origine aurait dû se douter que rouler des mécaniques tout en vivant sous la férule de l’homme derrière l’édit de Fontainebleau n’était pas une sinécure. Grand amateur d’estampes, et plus particulièrement de caricatures, ce sujet de sa Majesté aura passé deux années complètes dans les geôles du Royaume de France.
Libéré en 1704, il ne récupèrera jamais ses images personnelles – preuve que Louis XIV, 80 ans avant Louis XVI et trois siècles avant Charlie Hebdo, avait saisi le potentiel subversif des images grivoises.
Peinture de l’artiste français Édouard-Henri Avril. Photo via Wikicommons
JEAN DE LA FONTAINE
Si vous avez reçu une éducation classique – j’entends, loin de la drogue – vous devriez être capable de citer au moins deux fables de La Fontaine, passage obligé du collégien hexagonal. Inspiré par Ésope, l’auteur français n’est pas le mignon petit fabuliste que l’historiographie officielle a gravé dans le marbre.
Pour vous en assurer, vous devriez lire les Contes de la Fontaine, ensemble de poèmes racontant des histoires de cul en les enveloppant d’une aura de suggestion qui rendit cet ouvrage publiable. Sauf qu’en 1674, une édition augmentée des Contes est interdite. Motif ? Une grivoiserie plus brute, mettant en scène des hommes d’Église. La Fontaine, peu apprécié de Louis XIV, devra revoir sa copie et se pliera définitivement aux codes moraux de l’époque pour atteindre le Graal de l’auteur du XVIIème siècle, l’Académie française.
PIERRE JURIEU
Alors que certains auteurs publiaient des livres censurés par l’intermédiaire de maisons d’édition clandestines sans être inquiétés – notamment Blaise Pascal – d’autres se voyaient attribués, peut-être à tort, la paternité de pamphlets si offensants qu’ils arrivèrent jusqu’à l’oreille du Roi. Parmi eux, Pierre Jurieu est l’un des exemples les plus célèbres.
Possible auteur des Soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté – livre membre de la famille des bouquins politiques dont le titre attire le chaland, du genre Le coup d’État permanent – Jurieu prendra soin de ne jamais quitter Amsterdam afin de ne pas finir comme Jeanne d’Arc ou Mel Gibson dans Braveheart. Louis XIV y était dépeint comme un autocrate mégalomane ayant contribué à la ruine de la France. Si un tel discours est banal dans la France de 2015, le Royaume de 1700 était un peu plus tatillon en ce qui concerne le respect du chef de l’État.
FÉNELON
Le conflit entre Jacques Bénigne Bossuet et François de Salignac de La Mothe-Fénelon ne se sera jamais conclu de la manière dont leurs noms semblaient l’indiquer. Point de duel à la Gaston Dufferre, mais une simple opposition de style littéraire entre d’un côté le tenant d’un théâtre classique et respectueux de la morale de l’époque – Bossuet – et un agitateur qui n’hésitera pas à critiquer le Roi dans Les aventures de Télémaque.
Sans surprise, François de Salignac de La Mothe-Fénelon sera contraint à l’exil.
MICHEL MILLOT et JEAN L’ANGE
La pornographie n’est pas née avec Linda Lovelace, loin de là. Dès 1655, la publication de L’école des Filles a signé la naissance du porno en France – un porno gentillet, soyons clair. Mettant en scène une discussion entre deux femmes, cette œuvre, emplie de discussions assez explicites, vaudra à ses deux auteurs des peines de prison assez légères.
Le problème réside dans leur absence de culpabilité. En effet, il semble peu probable que Millot et L’Ange aient réellement écrit cette œuvre sulfureuse. Certains spécialistes de la question évoquent le rôle de personnalités bien plus célèbres de le cour, voire même de Nicolas Fouquet, ministre des Finances de Louis XIV au début de son règne, dont la vie fastueuse lui vaudra une mise au ban de la société curiale. Il avait sans doute oublié que seul le Roi Soleil s’arrogeait le droit d’éblouir le peuple par ses dépenses somptueuses.
Cet article vous a été présenté par la série Versailles, diffusée sur Canal+
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