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Culture

Ceux qui ne voient jamais la nuit tomber

Comment le jour polaire a le pouvoir de rendre les chercheurs scientifiques échoués au pôle Sud dépressifs.
Jour polaire Al Pacino
Al Pacino, en proie à un jour infini

Au cours de cette dernière semaine, je n'ai pas entrevu la lumière du jour une seule fois. Je me suis levé en moyenne à 13 heures, les rayons du soleil n'ont jamais vraiment transpercé les nuages noirs de Paris, et la nuit est tombée entre 16h59 et 17h05. En somme, j'ai passé plusieurs jours dans le noir ou éclairé par une lumière artificielle, proche de la folie – tout cela parce que j'ai décidé d'embrasser une carrière de journaliste indépendant, placée sous le signe de la précarité et des ténèbres permanentes. C'est plus ou moins l'opposé de ce que vivent les personnes sujettes au soleil de minuit – une période durant laquelle la nuit ne tombe pas, et qui peut durer jusqu'à six mois en été dans les zones géographiques concernées.

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Désireux de savoir si le jour polaire pouvait être aussi destructeur que la nuit infinie que je venais de traverser, j'ai contacté un spécialiste – le docteur Claude Gronfier, chercheur à l'Inserm. Ce neurobiologiste a notamment travaillé à la mise au point de techniques de synchronisation de l'horloge biologique par la lumière chez les astronautes au cours de missions spatiales de longue durée. Plus récemment, dans le cadre d'une étude pour l'Agence Spatiale Européenne, son équipe et lui ont suivi 12 individus qui ont passé un an au pôle Sud, afin d'établir des relations entre la lumière, le sommeil, la biologie, l'horloge biologique et l'humeur.

VICE : Bonjour Claude. Vous avez travaillé avec des sujets qui ont passé un an au pôle Sud. Comment ont-ils vécu le jour continu ?
Dr. Gronfier : L'éclairage solaire ne s'arrête pas l'été, c'est vrai – mais malgré tout, quand les gens dorment, ils ferment les yeux et ne laissent passer que 5 % de lumière – c'est à dire quasiment rien. Mais nous les avons surtout suivis pendant la période hivernale, donc durant l'absence de lumière solaire.

Un soleil permanent et une nuit permanente ont-il le même effet sur notre biologie ?
Quand on place des souris dans l'obscurité pendant un mois, qu'on leur donne à manger autant qu'elles le désirent, et qu'on leur met un capteur d'activité motrice, on se rend compte qu'elles ont une activité qui n'est plus du tout synchronisée sur la journée de 24 heures. Quand elles n'ont plus de repères extérieurs, alors elles n'ont aucune idée du temps qui passe. Face à la lumière constante, le résultat est le même, et on voit qu'elles perdent leur rythmicité endogène. Petit à petit, ce phénomène s'estompe et elles deviennent arythmiques – elles se conduisent alors comme des humains narcoleptiques.

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On a regardé quelles étaient les conséquences de la lumière continue chez l'Homme et on s'est rendus compte que notre rythme était de 24 heures et dix minutes. Sans alternance lumière/obscurité, l'Homme perd la synchronisation de son horloge interne, ce qui crée des cycles d'ellipse.

Je vois. Peut-on devenir fou à cause d'un jour infini – à cause de la perte de synchronisation de l'horloge interne ?
Oui et non. Le jour continu entraîne la désynchronisation de l'horloge biologique. Pour mieux la comprendre, on peut s'intéresser aux travailleurs de nuit. Leur horloge est complétement désynchronisée. Il en résulte une grande perturbation du rythme biologique. Ceci ne rend pas les gens fous, pour autant ils présentent plus de troubles psychiatriques, plus de dépressions, plus d'anxiété, ils sont généralement plus consommateurs de tabac et d'alcool, et sont également plus enclins à l'addiction.

La sphère mentale, la santé mentale, la sphère psychiatrique sont très altérées, et en parallèle on a un ensemble de perturbations de type métabolique : plus de diabète, plus de cancer, et plus de troubles gastro-intestinaux par exemple. Il y a également plus de problèmes dans la sphère sexuelle. Les femmes avec une horloge désynchronisée accouchent d'enfants de faible poids, et il y a plus de prématurité et d'avortements spontanés.

OK. Est-ce que la conséquence d'un jour infini est la même, psychologiquement, que d'être enfermé dans une cellule d'isolement ? En somme, le fait de ne plus pouvoir différencier les jours qui passent.
C'est ce qu'on pourrait imaginer, mais à ma connaissance aucune étude n'a été réalisée sur l'Homme sur ce phénomène. Mais ce sont surtout les contraintes – espace, bruit des gardiens, horaires des repas – qui sont dures à tenir. Le prisonnier ne va pas dériver comme son organisme le souhaite. Dans ce cas-là, la vraie torture, c'est l'absence de sommeil.

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Pour un sujet libre, on voit bien que ça n'a pas de réels effets – par exemple on voit que les populations nordiques restent synchronisées l'été en respectant leur cycle interne. Ils ont un travail, font des pauses-repas à la même heure, etc. Ce n'est pas parce qu'il y a du soleil qu'ils ne vont pas se coucher… Ils ont passé ce cap là ! L'environnement est différent, mais ils alternent la lumière avec l'obscurité en dormant, comme tout le monde. Ils contrôlent leur environnement en ayant un abri, ou une maison avec des volets par exemple.

Et quand on n'est pas habitués ; vivre sous un soleil constant, c'est comme vivre en jetlag permanent ?
Oui, c'est plus ou moins ça. Vivre sous un soleil constant après avoir vécu l'alternance jour/nuit serait comme un travailleur de nuit qui aurait pris une semaine de vacances, qui aurait calé sa nuit biologique à la nuit solaire, et qui reprendrait sa première nuit de travail à 20h. Il démarrerait son poste au début de sa nuit biologique et il finirait à 4h du matin, soit en plein milieu de sa nuit biologique. Sa vigilance et sa concentration seraient diminuées. C'est ce qui a conduit à la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, par exemple.

Comment fait-on pour avoir une nuit biologique en plein jour – comme c'est le cas en été aux pôles ?
La nuit biologique dépend de notre horloge biologique. C'est elle qui va dicter quand démarrent le jour et la nuit biologique. Un des marqueurs de la nuit biologique est la mélatonine – qui est une hormone sécrétée pendant la nuit biologique, jamais ailleurs. Quand on a observé des individus en obscurité quasi complète pendant 65 jours à Boston – ce qui revient, en somme, au même qu'à les placer sous une luminosité quasi complète –, on a vu que l'hormone se désynchronise et vit à son rythme. Avec une lumière permanente, les gens vont se coucher un peu plus tard tous les jours et se réveiller un peu plus tard tous les jours. On dit qu'ils vivent en libre-cours, comme les aveugles qui n'ont plus de sensibilité à la lumière. C'est la même chose qu'a ressentie Michel Siffre quand il a passé deux mois et demi dans une grotte. Tout s'était décalé. Si on revient à votre cas ; sans nuit, l'horloge va dériver et prendre du retard. En 24 jours, le minuit biologique sera à midi à l'heure de la montre.

Je sais qu'il y a des dépressions causées par le manque de lumière, mais existe-t-il des dépressions liées à la lumière constante ?
Ça n'a jamais été étudié parce qu'on ne s'attend pas à une corrélation entre les deux. La lumière est indispensable aux animaux diurnes comme nous. Au contraire, la lumière va activer tous les systèmes et donc il n'y aurait sûrement aucun trouble. Le seul trouble serait des troubles du sommeil – ce qui pourrait s'avérer désastreux, puisque le sommeil est notre principal régulateur et protecteur.

Merci, docteur.

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