Dans le monde sibyllin des collectionneurs de coquillages

Toutes les photos sont de Johanna Himmelsbach

Un vieil homme recroquevillé sur son déambulateur claudique dans les allées éclairées du petit centre culturel et sportif de Fegersheim. Il marque l’arrêt devant un stand sans attrait et montre quelque chose du doigt, ce qui fait sourire le vendeur. Le vieux se plie un peu plus encore et sort d’un épais portefeuille noir plusieurs billets de 200 euros qu’il aligne sur la table, avant de s’éloigner ravi. La Bourse internationale aux Coquillages n’attire pas les foules, mais elle ne fédère que de fins connaisseurs. Et ces derniers sont encore moins nombreux que je ne le pensais.

En France, le monde des amateurs de coquillages compte environ 600 adhérents, regroupés au sein de l’Association française de conchyliologie présidée par le Versaillais Gilbert Jaux. L’un de leur plus gros événements est organisé par la section Est. Après 34 éditions à Ottmarsheim, la Bourse Internationale de coquillages et fossiles s’est maintenant posée dans la petite commune alsacienne de Fegersheim pour des raisons de subvention : elle occupe la salle principale d’une petit centre sportif et culturel.

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L’événement qui s’est tenu samedi 19 et dimanche 20 septembre, affichait fièrement 240 mètres linéaires d’exposants – à titre de comparaison, la bourse de Paris, qui passe pour l’une des plus grandes d’Europe, en totalise 270. « À Paris, on a plus de diversité d’exposants : diversité de coquilles, diversité de pays. Ça attire les collectionneurs mondiaux, qui envoient même parfois des acheteurs. Il y a même des gros milliardaires japonais qui achètent par téléphone. Les grosses pièces chères, elles sont à Paris, pas ici. » En effet, les stands, s’étalant parfois sur 10 mètres, présentent bien souvent beaucoup de petites pièces à 1 euro : un moyen d’intéresser les plus jeunes, de convaincre les hésitants que se lancer dans la collection n’est pas forcément ruineux, mais aussi de faire de la place dans le garage et d’écouler les coquilles qu’on a en multiples exemplaires.

Certains présentent quand même de belles pièces : un couple en retraite expose ses bénitiers, interdits à la vente. Au dos de l’étiquette « Exposition », on trouve quand même un prix, « 70 euros » pour le bivalve entier, à titre informatif. Le couple se sépare d’une partie de sa collection de cypraeidae, qu’on appelle communément les porcelaines. L’une d’elles, lyncina aurantium , dont la teinte s’approche plus de la chair que de l’or qui lui a valu son nom et bordée d’un liseré blanc, s’acquiert pour une quarantaine d’euros. Cypraea Brauderipi, placée un peu plus haut dans le même tiroir d’exposition, paraîtrait presque fade à côté, ses dessins rappelant légèrement les lunettes « écailles » : elle s’affiche à 1 350 euros.

« Une fois que vous avez quasiment tout dans une famille, ce qui vous manque, c’est ce qui est le plus rare. Et ce qui est rare, ça coûte cher », explique un concessionnaire passionné, collectionneur depuis 41 ans qui a déboursé plus de 3 000 euros pour faire l’acquisition d’un conidae. « Les coquillages rares n’existent pas, précise M. Jaux. Ils existent simplement tant qu’on n’a pas trouvé leur niche écologique. Moi, j’ai dans ma collection une coquille que j’ai achetée 360 francs et dix ans avant, elle valait 40 000 francs. Donc des fois, ça sert à rien de se jeter ! La rareté n’existe pas. » Une leçon que le concessionnaire a apprise à ses dépends : « Ça, ça a valu très cher, dit-il en montrant un autre conidae – sa spécialité. Maintenant, c’est bradé à 170. Il y a 10 ans, c’était plutôt 2 000 euros. Je l’ai acheté cher, en plus ! » La fluctuation est aussi la règle sur le marché des coquillages.

En parcourant les allées, on sent effectivement bien que les plus belles pièces ne sont pas là. En témoigne Christophe, chargé de communication de l’association qui travaille à la rédaction d’un livre avec trois amis -–celui-ci, qui s’annonce comme l’ouvrage le plus complet consacré aux conidae, sera édité par Conch Books, maison d’édition allemande spécialisée dans la conchyliologie. Quand je le rejoins, il étudie à la loupe l’apex d’un coquillage de quelques centimètres, « un juvénile ». Selon la forme de ce petit téton, point de départ de la formation de la coquille, Alain déterminera à quelle grande famille il appartient.

Son voisin, possesseur d’un pacificus d’exception, est lui aussi intarissable sur les conidae. « Ils sont tous prédateurs », m’expliquent-ils en me montrant un film pédagogique dans lequel un cône foudroie un poisson à l’aide de son harpon venimeux. « On a réussi à extraire le venin [d’un cône], on l’a synthétisé. On fait maintenant une drogue qui s’appelle le Prialt, qui est un analgésique extrêmement puissant, 1000 fois plus puissant que la morphine, » détaille Christophe.Son voisin me précise que certains de ces coquillages, pas plus gros que le poing, sont dangereux, voire mortels pour l’homme.

Les deux amis sont des collectionneurs, pas des revendeurs : leurs plus belles pièces sont restées à la maison, et ont vocation à y rester. Combien sont-ils prêts à dépenser pour ajouter une pièce à leur collection ? Pas de réponse, mais Christophe me montre une photo, prise à la bourse de Paris avec son smartphone. « Celui-ci coûte 40 000 euros. C’est un ami qui le vendait, donc j’ai obtenu qu’il me laisse faire une photo avec ! »

Face à eux, l’Italien Clemente Rebora est posté derrière de grands bacs en plastique : ses pièces en sachet sont à prendre pour 1 ou 5 euros, selon le bac dans lequel on pioche. Ce marchand de coquillages de Bordighera qui fait « de l’importation directe de Madagascar, Philippines, Indonésie » depuis 40 ans se déplace sur toutes les expositions européennes. « Maintenant, je collectionne encore, mais je suis surtout marchand », précise-t-il. Une fonction qui semble une minorité dans ce rassemblement aux allures quasi-familiales, où tout le monde se connaît, du moins de vue.

« Je viens changer, » explique à regret un collectionneur qui fait irruption sur le stand. Un vrai gâchis : il avait choisie cette porcelaine parce qu’elle était « freak » – il prononce « freck » –, ce qui signifie qu’elle a une anomalie. Ici, une ouverture anormalement grande. Mais la coquille a aussi un défaut, un trou de la taille d’une tête d’épingle. Et si l’anomalie est recherchée, le défaut, lui, n’a pas sa place dans les collections. « C’est ma femme qui fait que les “frecks”. Elle est malade avec ça », poursuit le collectionneur déçu.

Je le retrouve à sa table, quelques rangs plus loin : c’est Patrick Cazalis, président d’honneur à vie de la fédération de l’Ouest, qui dispose de « l’une des plus belles collections privées du Monde et une des plus importantes d’Europe » : 65 000 pièces environ, auxquelles s’ajoutent les 250 000 entassées dans un salon de coiffure et destinées à la vente ou à l’échange. Un trésor qu’il faut songer à écouler : « Je me sépare de ma collection, malheureusement, pour la seule raison qu’aucun de mes enfants ne s’y intéresse. C’est un phénomène récurrent dans la société, que ce soit dans les minéraux, en entomologie, dans n’importe quel type de collection, les jeunes ne veulent pas prendre la suite, » soupire-t-il. « Les excuses sont variables. Les excuses, c’est la crise financière, ce qui est complètement ridicule. Je le prouve en mettant des coquillages de collection à un euro. Quelqu’un qui veut commencer une collection, là, il a plus de 500 espèces à un euro. Avoir 500 espèces, c’est quand même pas mal. Et après, des questions de place. Là, je suis d’accord. Moi, j’ai la chance d’avoir un ancien salon de coiffure de plus de 250m2, et j’ai pas la place de mettre tout, alors je m’imagine en appartement ! »

Il poursuit : « On a fait des réunions de famille avec nos enfants, nos petits enfants… Ils adorent les coquillages, mais ils ne comprennent pas qu’on puisse passer une vingtaine d’heures à nettoyer un coquillage pour le vendre 15 ou 20 euros. Donc je garde que deux familles : les conidae et les cypraeidae, c’est-à-dire les porcelaines, ce qui me fera conserver à peu près 10 000 coquillages. Les porcelaines pour mon épouse, les cônes pour moi. »

Le désintérêt de cette passion pour les jeunes est une préoccupation récurrente parmi les exposants : « On a vécu une époque formidable, mais les jeunes ne sont plus intéressés », entend-on au détour d’un stand. Alors on se sépare pièce par pièce de cette collection, accumulée pendant des années.

Peer Schepanski, un Allemand avec un air à Bono est plus enthousiaste : la vente de coquillage n’est que l’une de ses nombreuses casquettes et il s’apprête à ouvrir un musée de la conchyliologie dans un lieu tenu secret, probablement hors d’Europe. L’homme en t-shirt moulant et collier ras-du-cou est intarissable. Sur les coquillages, mais aussi sur ses autres vies.

« Tiens, voilà une histoire intéressante. La plus grosse perle du monde a été trouvée dans un bénitier géant, Tridacna Gigas, qui est maintenant protégé. Un pêcheur philippin l’a trouvée, dans les années 1860 ou 1870. Comment ? Il faut savoir que ces coquillages sont aussi appelés les “mangeurs d’hommes”. Parce que le plongeur entre dans le coquillage. Le bénitier se referme et le plongeur meurt. Les plongeurs se demandaient où était passé ce gars. Il était dans le coquillage : mort. Ils ont ouvert le bénitier. Dedans, ils ont trouvé la plus grosse perle au monde. 7,1 kilos. Quand on la retourne, on voit un visage musulman. Vous pouvez chercher sur Google. Je n’ai pas la perle, désolé ! Non, je vous assure que c’est vrai.

Donc la perle revient au chef du village, dans les Philippines. Mais il est atteint de paludisme. Un médecin américain arrive. Et là, il dit : “Je vais te donner un traitement, je vais te guérir.” Après peut-être trois semaines, le maire est guéri. Disparu, le paludisme. Il offre donc en cadeau la perle au médecin américain. Et la perle se retrouve aux US. Elle y reste. Mais pendant ce temps, Oussama Ben Laden veut acquérir la perle. Il demande à l’Américain de la lui vendre. Il la veut. Parce que cette perle ressemble au visage d’un musulman coiffé d’un turban. Il dit : “Je t’en donne 17 millions de dollars. Je veux l’offrir à Saddam Hussein.” L’Américain lui répond : “Non. Elle n’est pas à vendre.” Plus tard, il rend la perle aux Philippines, parce que c’est un trésor national. Aujourd’hui, personne ne sait où elle est. On l’appelle “la perle d’Allah”. »

Après cette histoire dont je ne peux vraiment prouver la véracité, Peer me montre une espèce d’escargot qu’on appelle « le trou du cul », puis dégaine la carapace blanche d’un grand mollusque : « Elle vient de Côte d’Ivoire. Je l’ai eue par un ami. » C’est la plus grande jamais trouvée : un record du monde. L’explorateur expressif, qui a aussi remonté le Gange à dos d’éléphants pour saisir la culture des cornacs et qui a été retenu en otage en Papouasie, insiste sur un fait : les collectionneurs de coquillages sont des défenseurs de l’écologie. « Il n’y a pas que les coquillages qui m’intéressent, mais toute la pureté de la nature. On a le devoir de sauver nos ressources naturelles, parce que le capitalisme brûle tout à grande vitesse. C’est une vraie question pour nos enfants. Quand tu vois un coquillage et que tu le ramasses pour le regarder, il faut le remettre exactement au même endroit. Tu ne peux pas le ramener à la surface et le rejeter à l’eau : il mourrait. Il faut le remettre dans son environnement. »

C’est d’ailleurs pour sensibiliser les jeunes générations que Peer se consacre à la création de son musée, « avec de gros investisseurs » : « C’est un projet destiné au public. Beaucoup de musées européens ou américains ne montrent pas les coquillages au public. Ils sont dans les stocks. Je veux faire un musée différent, pour que les enfants apprennent à connaître les océans. Parce que personne ne peut voir à ces profondeurs, à part les sous-marins. Mais aussi à cause de la pollution. Le plastique, qui devient du microplastique, entre dans la chaîne alimentaire. Mais encore plus à cause du CO2 des avions, des l’industrie, de l’activité humaine. Ça rend l’eau plus acide. Le pH de l’eau, de 7,5, bascule dans l’acidité. Ce qui signifie que tous les animaux à carapace calcaire se dissolvent dans l’eau. Donc d’ici dix ans, la chaîne alimentaire sera de plus en plus petite… C’est un gros problème. Il faut mettre les gens au courant ! »

Ce que Peer partage avec les autres personnes présentes, c’est l’envie de se débarrasser de la réputation de saccageurs de fonds marins qui colle à la peau des collectionneurs. C’est ce que me confirme Gilbert Jaux : « Souvent on est un peu attaqués par les écologistes. Un écologiste qui va venir dans la salle, il va dire : “Oui, ce que vous ramassez…” Mais c’est rien, ça ! Ce que vous voyez sur les tables, c’est ce que détruit un ouragan en quelques heures. C’est rien, comparé aux professionnels du ramassage de la nacre. » Plus tôt, les deux adhérents de longue date déplorant le manque d’intérêt des nouvelles générations concluaient : « C’est aussi à cause de toute cette soi-disant écologie. » Baptiste, qui nous accompagnait dans la visite, voyait les choses d’un autre œil : « Peut-être que nos générations sont moins attachées à la possession matérielle ? »

À midi, quelqu’un s’est emparé du micro pour annoncer que la foire fermait temporairement ses portes et qu’il était temps de partager une choucroute entre exposants. Les stands se sont rapidement drapés de tissus colorés. Tout le monde s’est dirigé vers la petite salle de réfectoire et nous avons quitté la foire, un Liguus virgineus haïtien au fond de la poche.