Et vous, vous êtes Charlie ? Alors que la France entière se déchire depuis six mois sur une question qui n’intéresse personne, Bernard Willem Holtrop, lui, continue à dessiner.
Ce grand caricaturiste de la seconde moitié du XXe siècle a bossé pour Libération, L’Enragé et Charlie Hebdo. Il a remporté le Grand Prix du Festival d’Angoulême en 2013, rejoignant un club très fermé composé de mecs tels qu’Art Spiegelman, Robert Crumb, Gotlib ou Jacques Tardi. Willem, aujourd’hui âgé de 74 ans, n’a plus grand-chose à prouver. Pourtant, c’est l’une de ses premières collaborations qui demeure la plus marquante selon moi : celle avec Hara-Kiri, le journal haï, conspué et honni fondé par François Cavanna et le Professeur Choron en 1960.
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Le journal « vite fait, vite lu », devenu légendaire pour ses constantes saillies contre tout ce que la France comptait de bien-pensants et de gens chiants (c’est-à-dire beaucoup) restera dans les mémoires comme le seul média interdit par le pouvoir de George Pompidou après sa une sur le décès de Charles De Gaulle. Ils avaient déjà été censurés deux fois auparavant, d’abord en 1961 puis en 1966. Mais le 6 novembre 1970, ils allaient trop loin. Le journal titrait en effet le désormais classique : « Bal tragique à Colombey : un mort ».
Le gouvernement, beaucoup moins hilare que les caricaturistes grivois, a alors accusé Hara-Kiri d’être une « publication dangereuse pour la jeunesse », selon les mots du ministre de l’Intérieur de l’époque Raymond Marcellin. La France réactionnaire post-soixante-huitarde fut à ce point choquée qu’ Hara-Kiri fut obligé de fermer ses portes, avant de les rouvrir une semaine plus tard avec son illustre successeur : Charlie Hebdo.
Willem, qui réside en France depuis près de 50 ans, a accepté de répondre à mes questions sur cette époque où l’on pouvait encore chier sur tout et tous sans risquer de se faire plomber – à part bien sûr par l’État.
VICE : Racontez-moi comment s’est passée votre arrivée chez Hara-Kiri. Quelle réputation traînaient-ils derrière eux ?
Willem : Eh bien, ils étaient la référence de l’époque. Le mauvais goût dont il faisait preuve me convenait parfaitement. J’ai essayé d’y entrer pendant longtemps, longtemps ! Malheureusement, mes dessins n’étaient pas assez bons. Puis un jour, Cavanna a fini par me dire que c’était OK, et même mieux : que j’avais carte blanche.
Après les attentats de janvier, vous avez dit que vous n’assistiez jamais aux conférences de rédaction de Charlie Hebdo . C’était déjà le cas chez Hara-Kiri ?
Oui, je travaillais depuis chez moi puis j’amenais mes caricatures au bureau. C’est de là que m’est venue mon habitude de laisser mes fautes de français dans mes dessins. J’avais beau me trimballer constamment un petit dictionnaire, je continuais à en faire, alors j’ai vite abandonné l’idée de tout corriger.
Pourquoi avoir quitté Amsterdam à la fin des années 1960 pour venir vous installer en France ?
J’ai déménagé parce que je me passionnais pour l’actualité internationale – la situation de l’Amérique et de l’Afrique. Aux Pays-Bas, on me demandait mon avis sur la politique locale, ce qui ne m’intéressait pas du tout. Comme j’avais des amis à Paris, j’ai pris la direction de la France. Et en France, l’humour était plus dégueulasse, alors qu’aux Pays-Bas on s’intéressait surtout à la politique. Ce changement m’arrangeait bien.
Vous qui étiez membre du mouvement anarchiste hollandais Provo, qu’avez-vous pensé de mai 1968 ?
Pour être honnête, je ne me suis pas vraiment impliqué. D’un côté vous aviez les trotskistes, de l’autre les maoïstes, et je ne me sentais proche ni des uns, ni des autres.
Provo fut une expérience marquante jusqu’à ce que certains membres à l’ego plus important que d’autres entraînent la disparition du mouvement.
J’ai d’ailleurs toujours considéré Hara-Kiri comme un journal hautement politique.
Peut-être. La création d’un format hebdomadaire nous a forcément incités à parler un peu de politique, parce qu’on voulait coller à l’actualité. Ce qui était important, c’était de conserver un certain recul par rapport aux faits. Dans les années 1960, c’était une approche complètement nouvelle. Aujourd’hui, on frôle l’overdose. Prenez Luz par exemple. Il a caricaturé Sarkozy à de nombreuses reprises puis a fini par détruire tous ses dessins il y a deux ou trois ans. Il les a mangés, il les a écrabouillés avec un tractopelle, etc. Il a voulu marquer le coup, laisser ça derrière lui.
Les hommes politiques sont devenus insignifiants, hormis quelques cas à part, comme Christian Estrosi. On manque de vrais méchants, comme pouvait l’être Charles Pasqua par exemple.
Personnellement, j’ai beaucoup de mal à caricaturer un dictateur parce que je le faisais déjà au début des années 1970, avec Pinochet par exemple. Les cibles ne manquaient pas à l’époque : vous aviez l’Espagne, la Grèce, tout le sud de l’Europe. Aujourd’hui, je m’intéresse beaucoup plus à la situation des migrants ou à des thématiques plus « sociales ». Les politiciens m’intéressent moins.
Ils ont sans doute perdu de leur saveur.
Oui, on les oublie si rapidement ! Parfois, je regarde mes dessins d’il y a quelques années et je me dis « C’était qui lui, déjà ? » Ils sont devenus insignifiants, hormis quelques cas à part, comme Christian Estrosi. On manque de vrais méchants, comme pouvait l’être Charles Pasqua par exemple.
On reprochait souvent à Hara-Kiri son approche plutôt frontale de la sexualité.
Hara-Kiri a contribué à libérer la presse. Il faut que vous vous rendiez compte qu’à l’époque, il était risqué de dessiner des nichons.
Selon vous, que doit notre génération à Hara-Kiri ?
Sans doute une forme de bonne humeur et un humour très particulier, qui a été récupéré et exploité à n’en plus finir, de la publicité jusqu’à Canal + – chez Groland notamment. On le voit partout désormais, et c’est bien dommage. Car il n’a plus grand-chose de subversif.
Je crois qu’à l’époque, Hara-Kiri a repris à son compte l’humour traditionnel et un peu oublié de Rabelais avec la férocité de Louis-Ferdinand Céline. Cet humour a été imaginé par des gens qui n’avaient pas fait d’études pointues. Il s’agissait d’autodidactes qui s’adressaient à d’autres autodidactes.
Le Professeur Choron en une du numéro 65 d’Hara-Kiri, 1967
Quels étaient les caractères de Choron et Cavanna ?
Choron était un malin qui savait jongler avec les banques – et d’autres choses – pour faire tourner la boutique. Hormis cela, il avait le don d’encourager les auteurs à produire les pires dessins et textes possibles ! De son côté, Cavanna était un auteur de talent qui savait reconnaitre la qualité des autres auteurs. C’était un bosseur exigeant, adoré par toutes les femmes. Pour résumer, on pourrait dire que pour Choron, rien n’était trop fou, alors que pour Cavanna, l’important était de défendre un humour intelligent.
L’humour grivois d’Hara-Kiri dérangerait-il autant aujourd’hui ?
Selon moi, cette approche était utile dans le contexte des années 1960, mais elle est devenue trop évidente par la suite. Hara-Kiri n’a pas été épargné par ce phénomène. D’autres ont essayé de redonner vie à cet humour, notamment le magazine Zoo, mais je pense que cette période est révolue.
Il est plus dur de choquer aujourd’hui, selon vous ?
Vous savez, en 2015, des gens se font tuer pour un dessin. Alors il est difficile d’avancer une telle affirmation. Malgré tout, le politiquement correct a pris la main sur pas mal d’aspects de la société. Dans les années 1960, les journaux étaient souvent interdits par les pouvoirs publics alors qu’aujourd’hui les menaces viennent beaucoup plus des individus que de l’État.
Choron était un malin qui savait jongler avec les banques – et d’autres choses – pour faire tourner la boutique. Hormis cela, il avait le don d’encourager les auteurs à produire les pires dessins et textes possibles !
Le « bête et méchant » n’a plus droit de cité, sans doute.
Oui, c’est très mal vu. On a oublié ce qu’étaient les mauvaises manières. Moi je suis partisan de la démolition par le dessin. Je trouve d’ailleurs les dessinateurs actuels assez conformistes. Je ne veux pas être méchant, donc je ne vais pas donner de noms, mais les caricaturistes passent leur temps à la télévision, à s’écouter parler. À l’origine, la force du caricaturiste réside dans sa capacité à transmettre une idée ou une opinion en deux secondes.
Avez-vous déjà eu des ennuis à cause de vos dessins au cours de votre carrière ?
Oui, mon dessin de feu la reine des Pays-Bas Juliana, que j’ai représentée en prostituée en 1966. Caricaturer pour choquer, c’est mon métier vous savez. Avant de m’installer à Paris, j’ai travaillé une douzaine d’années pour un hebdomadaire en Hollande. Je pense avoir contribué à de nombreuses résiliations d’abonnement, mais tant pis !
Comment vivez-vous ces critiques ?
De nos jours, n’importe qui peut être accusé de sexisme ou de racisme. Prenez mon traitement des immigrés : certains jugent mes dessins xénophobes, alors que je prends clairement leur défense. C’est absurde.
Quel est le dessin qui vous a le plus choqué dans l’histoire d’ Hara-Kiri ?
Je n’ai jamais été choqué par un dessin paru dans Hara-Kiri. Je les adorais tous.
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