Culture

L’Esthétique de l’horreur : un entretien avec Melki

À première vue, James Woods, Saddam Hussein, Anne Sinclair et Freddy Krueger n’ont pas grand-chose en commun. Ils ont pourtant tous été admirablement dessinés par Laurent Melki – dont les œuvres figurent en grande partie sur des VHS de films d’horreur, des façades de grandes salles de spectacle et des couvertures de revues françaises aussi radicalement éloignées que Mad Movies et L’Express. À l’aube des années 1980, il s’est vu offrir l’opportunité de réaliser l’affiche du film Creepshow de George Romero – une tâche dont il s’est brillamment acquitté, et qui a signé le début de sa carrière prolifique d’affichiste.

Entre ses tout premiers croquis et les pochettes de disque sur lesquels il travaille actuellement, il a notamment trouvé le temps de représenter Jean-Paul Belmondo sous tous les angles, d’inventer des slogans de slashers et de réunir des personnages de séries Z pour le compte de Nanarland. On l’a rencontré récemment dans le cadre d’un entretien vidéo, afin d’évoquer l’ensemble de sa carrière et d’en savoir plus sur sa manière de travailler. Mais comme il a beaucoup d’histoires passionnantes à raconter et que son débit de parole dépasse largement la rapidité de tir de Dolph Lundgren dans Punisher, on a décidé de publier le reste de l’interview ici.

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VICE : J’ai lu que ton attrait pour l’épouvante t’avait posé problème durant ta scolarité. Tu peux m’en dire un peu plus ?
Laurent Melki : C’est vrai que mes goûts ne collaient pas trop avec les exigences du directeur de l’ESAG [École supérieure d’arts graphiques]. À l’époque, l’école était dirigée par Guillaume Met de Penninghen, un homme très respecté – très respectable – qui avait un œil de verre et faisait un peu peur. Il était très attaché au classique, et les élèves devaient absolument rentrer dans le moule, ce qui n’a jamais vraiment été mon fort. J’ai eu l’impression de faire du rodéo sur un pur-sang tout au long de mes études.

J’ai quand même réussi à y rester pendant quatre ans, puis en 1978, je suis parti en vacances à New York. À ce moment, il y avait une sorte de congrès républicain, on trouvait des drapeaux américains et des policiers à chaque coin de rue – ce qui m’a profondément marqué. Quand je suis revenu, mes profs ont eu la malencontreuse idée de nous demander de raconter nos vacances en réalisant une œuvre. La plupart des élèves ont rendu des travaux très mignons avec des palmiers, des piscines, souvent dans un style très abstrait. Pour ma part, j’ai dessiné des « zombies cops » – des morts-vivants affreux armés de matraques, des chiens avec des crocs en métal, des voitures de flics et des buildings vertigineux. Met de Penninghen en a perdu son œil de verre, et m’a aussitôt convoqué à un conseil de discipline pour vulgarité. J’ai réussi à sauver ma peau en m’excusant et en leur promettant de partir aux Caraïbes la prochaine fois, histoire de pouvoir leur refourguer des belles plages de sable fin, quelque chose d’évanescent et susceptible de leur faire plaisir. J’ai quand même fini par décrocher mon diplôme en 1982 – en parallèle, j’avais déjà commencé à faire des affiches pour la boîte Hollywood Video.

C’était quoi, tes premières affiches pour eux ?
Je me souviens avoir fait celle du Tour du monde de Sadko, que j’avais pu visionner en me faisant prêter un magnétoscope, et d’un autre film sur un danseur de claquettes interprété par Fred Astaire. C’était un de mes premiers gros ratages, d’ailleurs – à ce moment, j’étais plus habitué à dessiner des monstres informes que des têtes réalistes. J’ai fait de plus en plus d’affiches jusqu’à concevoir celle de La Baie Sanglante, qui m’a plus ou moins fait office de porte d’entrée dans le cinéma d’horreur. Peu de temps après, alors que j’étais encore étudiant, j’ai fait celle de Creepshow – ce qui a évidemment manqué d’impressionner mes enseignants, lesquels étaient plutôt adeptes du minimalisme. Mais à la décharge de l’ESAG, je pense y avoir appris un tas de choses, comme travailler de manière moins bordélique.

Pour les affiches, j’ai toujours aimé bosser avec des pots de peinture, des couleurs très vives, afin de pouvoir attirer le regard des gens et leur donner une bonne idée du film qu’ils s’apprêtent à voir. Aujourd’hui, la tendance veut que l’on ne dévoile pas grand-chose et je me situe à l’exact inverse : je montre tout ce que je peux.

Mais comment tu procédais quand tu devais illustrer un film dont tu ne connaissais rien ? J’ai vu ça t’était arrivé plusieurs fois.
Je faisais tout pour trouver des copies du film en question, parfois au format Cinémascope et dans une qualité plus que discutable. Mais dans le pire des cas, j’arrivais toujours à imaginer quelque chose et à agrémenter mes illustrations d’éléments qui me plaisaient. Je me permettais parfois de prendre des libertés supersoniques. Par exemple, on m’a demandé d’illustrer Punisher pour une couverture de L’Écran fantastique. J’ai repris le personnage incarné par Dolph Lundgren, son flingue télescopique en main, avant de demander si je pouvais ajouter deux hélicoptères autour de lui. Et ils m’ont laissé faire ! Pour ce boulot, je me suis inspiré d’une des deux affiches qui m’ont le plus marqué : celle de Rambo, par Renato Casaro. La seconde étant celle d’Inferno, très minimaliste pour le coup, mais très efficace.

À l’inverse, je bénéficiais parfois d’un grand nombre d’informations sur un film avant d’en réaliser l’affiche. J’avais le droit à des projections privées dans des sièges bien moelleux, comme ça a été le cas avec Videodrome. J’avais 20 ans et j’ai trouvé le film très dérangeant. Sur l’affiche américaine, on voit juste James Woods se faire engloutir par un écran – mais j’avais très envie de mettre Debbie Harry en valeur, malgré la difficulté que ça pouvait représenter. Autour d’elle, j’ai peint une télévision qui commence à se métamorphoser, et dont émerge un gros pistolet.

Ça t’arrive de regretter les années 1980, quand on accordait beaucoup d’importance aux affiches ?
À l’époque – et encore aujourd’hui d’ailleurs –, j’avais une haute conscience de ce métier. À mes yeux, le dessin n’a rien de commercial, c’est une chose que je prends très au sérieux. C’est vrai que certains trouvent mes affiches vulgaires et tape-à-l’œil, mais j’ose espérer qu’ils reconnaissent qu’elles ont un certain style. Maintenant, il faut dire que tout est très encadré, à rebours des années 1980 où on pouvait bosser de manière très souple et se faire plaisir. Je n’ai plus la même jubilation quand je vois les affiches d’aujourd’hui. On ne voit plus que de la photo, des trucs moches sur fond coloré à la Hostel. C’est vrai que j’ai adoré cette époque, même si ça fait maintenant longtemps que j’ai délaissé l’épouvante, faute de combattants.

Finalement, le métier d’affichiste manque parfois de reconnaissance. Dans The Mist de Frank Darabont, il y a un bel hommage à cette profession, qui est exercée par le personnage principal – mais c’est bien le seul exemple que j’aie en tête.
La plupart des gens ne savent même pas à quoi sert ce métier – quand j’explique être affichiste, beaucoup m’imaginent avec une casquette et un pot de colle, à placarder des posters. Mais c’est une chose que j’ai faite aussi ! J’ai notamment illustré des affiches au crayon et à la gouache pour « La Nuit de l’optique », des soirées disco organisées par des potes. Ensuite, on est tous parti en pleine nuit pour coller mes affiches sur tous les arbres du boulevard Saint-Michel.

Mais il y a effectivement beaucoup d’affichistes méconnus et un certain manque de connaissance autour du métier. J’ai moi-même été très surpris à la sortie de Creepshow. C’était au Grand Rex, et le jour de la diffusion, j’ai vu l’affiche se faire projeter sur une grande toile blanche pour que des illustrateurs professionnels puissent reproduire l’illustration à grande échelle. C’était une toute autre époque, où les techniques d’impression n’étaient pas aussi perfectionnées qu’aujourd’hui. Une ou deux semaines plus tard, la toile était repeinte en blanc pour laisser place au prochain film.

Pour finir, est-ce qu’il y a des films que tu aurais aimé illustrer ?
J’aurais adoré faire la saga Star Wars ! Même si j’adore ce qu’a réalisé Drew Struzan, dont le travail est très flamboyant et coloré, tout ce que j’aime. De manière générale, j’aime les films qui bougent, avec des acteurs qui ont une vraie gueule. Tout bon film mérite une belle affiche selon moi – je suis ouvert à tout.

Retrouvez plus d’illustrations ci-dessous, et sur le site de Laurent Melki. Si vous voulez vous procurer une de ses affiches de Jean-Paul Belmondo, c’est par ici.