L'histoire du plus grand repenti de la mafia italienne
Tommaso Buscetta lors d'un entretien avec Enzo Biagi, en 1986 

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L'histoire du plus grand repenti de la mafia italienne

De Palerme à New York, Tommaso Buscetta aura traversé tous les conflits de la Cosa Nostra – jusqu'à finir sa course devant un juge, à qui il balancera pas mal d'informations.

Cet article est présenté par Barry Seal : American Traffic.


Même la plus grande balance de l'histoire de la mafia meurt avec ses secrets. Si le jour et la cause du décès de Tommaso Buscetta – survenu le 2 avril 2000 – sont aujourd'hui connus, ses avocats n'ont annoncé la nouvelle au monde que trois jours plus tard, sans dévoiler le lieu exact du trépas. Les journaux parlent de New York comme de Miami, et une seule certitude demeure : « le boss des deux mondes », du Vieux Continent et des Amériques, a passé la fin de sa vie aux États-Unis avec une nouvelle identité et un nouveau visage, offerts par le système américain de protection des témoins.

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Lors de l'un de ses derniers entretiens – donné le 16 octobre 1997 à Giuseppe D'Avanzo et Liana Milella – les deux journalistes de la Repubblica lui lancent : « L'opinion publique italienne a de plus en plus de mal à comprendre pourquoi un mafieux qui a tué cinquante ou cent hommes peut, après son arrestation, avouer ses crimes, accuser ses complices et recouvrer la liberté… » Ce à quoi Buscetta, déjà grandement affaibli par le cancer qui devait l'emporter trois ans plus tard, répond : « Je comprends cette difficulté. Moi aussi, j'ai été confronté à ce problème. Un jour de 1994, lors d'une confrontation chez le juge d'instruction, je me suis trouvé face à face avec un mafieux repenti qui avait étranglé mes deux fils. »

Dans sa trahison, Tommaso Buscetta a révélé un pan entier de l'histoire criminelle du XXe siècle. Pour avoir été le premier à briser l'omerta, ses proches ont payé le prix du sang. Déjà en partie massacrée lors de la seconde guerre mafieuse déclenchée par la prise de pouvoir du Corleonese Toto Rina, la famille Buscetta verra douze de ses membres être assassinés dans le cadre de représailles faisant suite à la repentance de Tommaso.

Ses révélations conduisirent au Maxi-Procés de Palerme, sis dans une salle souterraine à l'épreuve des bombes et sertie de cages suffisamment grandes pour accueillir les quelque 450 mafieux accusés. Plus de 2 500 années de prisons finiront par être distribuées au cours de cet événement historique.

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Tommaso Buscetta a posé un nom sur une organisation jusqu'à présent opportunément niée, ou romantiquement fabulée : la Cosa Nostra. La mafia sicilienne, ses hommes d'honneur, ses trafics, ses pratiques, ses guerres intestines, ses influences, ses connivences et affrontements avec l'État profond, ses rhizomes présents jusque sur la côte est des États-Unis : tous se sont éclairés à la lumière de son témoignage de repenti et de ses entretiens avec le juge Giovanni Falcone. Ses révélations conduisirent au Maxi-Procès de Palerme, sis dans une salle souterraine à l'épreuve des bombes et sertie de cages suffisamment grandes pour accueillir les quelque 450 mafieux accusés. Plus de 2 500 années de prisons finiront par être distribuées au cours de cet événement historique.

Si Tommaso Buscetta était très bien renseigné et plutôt loquace concernant la vie et les actes des autres membres de « l'honorable société » – ainsi était dénommée la mafia –, de sa vie, nous n'en savons finalement que très peu. De toute évidence, Buscetta a passé des années dans le secret des familles mafieuses siciliennes de Palerme sans jamais toutefois prendre la tête de l'une d'elles. Porte-flingue puis Machiavel, Buscetta a déballé au juge Falcone ses souvenirs, soigneusement sélectionnés.

Acteur et témoin, il ne manquait jamais une occasion de s'innocenter dans ses déclarations, « entourant d'un cordon sanitaire ses mensonges pour protéger la crédibilité du reste de ses déclarations » – comme l'écrit John Dickie dans Cosa Nostra, histoire de la mafia sicilienne de 1860 à nos jours. Ainsi, il nia jusqu'à sa mort avoir tiré profit du trafic de drogue – ce qui ne l'empêcha nullement d'affirmer au juge Falcone qu'« il n'y a personne à Cosa Nostra qui ne soit pas lié au trafic de stupéfiants ».

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Le jeune Tommaso naît en 1928 dans la banlieue est de Palerme. Dix-septième enfant d'une famille sans lien avec la mafia – le patriarche dirige alors une honnête miroiterie – il commet ses premiers larcins pendant la guerre, dérobant quelques victuailles à l'occupant. Il fait ensuite partie d'un petit groupe d'une cinquantaine de Siciliens volontaires pour préparer le terrain aux Alliés. Ainsi, après trois ou quatre mois de sabotages et d'embuscades dans la région de Naples, Tommaso Buscetta rentre au pays avec un nouveau statut.

C'est alors qu'il est approché par des « hommes circonspects et mystérieux, qui s'expriment par périphrases et allusions », selon ses propres dires, rapportés par John Dickie. Un cireur de meuble, Giovanni Andronico, l'initie auprès de la famille Porta Nuova – non sans l'avoir jaugé via des questions portant sur sa conception de la police, de la justice, de la moralité et de la loyauté.

Le rituel est ancestral : l'initié, piqué sur l'index – le doigt qui appuie sur la gâchette – verse une goutte de sang sur une icône religieuse, la tient ensuite dans ses mains, puis l'enflamme, symbole de sa nouvelle naissance. L'allégeance, comme toute chose au sein de la mafia sicilienne, ne laisse pas de trace.

C'est alors que la vie de Tommaso Buscetta prend un tour nouveau. On sait de lui qu'il effectue dès 1949 un premier voyage en Argentine et au Brésil. En 1956, il revient d'un second séjour en Argentine. En octobre de l'année suivante, Giuseppe Bonanno – dit Joe Bananas –, que Buscetta décrivait comme un type « élégant, distingué et doté d'une intelligence exceptionnelle », débarque en grande pompe en Italie. Sur le tarmac de l'aéroport de Rome, le mafioso exilé à Brooklyn depuis la répression fasciste est accueilli par le ministre démocrate-chrétien du Commerce, un garçon originaire du même village sicilien que lui. Et s'il présente alors son escapade sicilienne comme des vacances, les historiens ne mettent pas longtemps à comprendre les causes réelles de sa venue.

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En réalité, Joe Bananas sent que le contrôle de la bande côtière cubaine est en passe de lui échapper. Le pouvoir du dictateur Batista s'effondre face à la guérilla de Fidel Castro, et la Cosa Nostra – victime de la méfiance nouvelle des forces de l'ordre américaines, qui commencent à prendre au sérieux le trafic d'héroïne – a besoin d'un nouveau repaire. Quatre jours durant, dans le somptueux Grand Hôtel des Palmes, Joe Bananas reçoit le gotha des mafiosi sicilien.

Mais c'est au cours d'un déjeuner précédant cette réunion du gratin mafieux que Buscetta, alors âgé de 29 ans, rencontre Joe Bananas. S'il garde un souvenir enchanté de ce déjeuner, il ne révélera jamais ce qui s'est dit lors de ce repas. En revanche, les historiens savent que c'est après la venue de Joe Bananas que les familles de Palerme calquent leur organisation sur celles de New York. Regroupés au sein d'un véritable directoire mafieux, les différents chefs s'entretiennent et arbitrent les litiges.

Ainsi, « les vacances siciliennes » de l'enfant du pays signent la franchisation de la mafia sicilienne par ses cousins d'Amérique. Dès lors, la poudre et l'appât du gain portent en eux les germes de la première guerre mafieuse, qui éclate en décembre 1962 suite à une arnaque dans un trafic d'héroïne – arnaque que le directoire n'a jamais réussi à arbitrer.

À Milan, Angelo La Barbera est criblé de six balles. Transféré à l'hôpital, il déclare à la police : « Je ne sais rien. »

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Cette guerre oppose deux familles de Palerme : le clan de Salvatore Greco, et celui d'Angelo La Barbera. « Les sources officielles placent Buscetta du côté de La Barbera à l'ouverture du conflit », écrit John Dickie. De son côté, Buscetta se présente rapidement comme un médiateur impartial – non sans savoir que les Greco sont en passe de l'emporter – puis finit par prêter allégeance à ces derniers.

À Milan, Angelo La Barbera est criblé de six balles. Transféré à l'hôpital, il déclare à la police : « Je ne sais rien. » Les attentats à la voiture piégée et les fusillades en pleine rue accaparent les unes des journaux – d'autant plus lorsque l'attentat dit de Ciaculli tue accidentellement sept carabinieri, l'Alpha Roméo chargée de TNT et destinée aux Greco ayant été abandonnée sur le bas-côté suite à une crevaison.

La réaction de la police italienne est brutale : elle procède à plus de 2 000 arrestations. Au cours de l'été 1963, le directoire décide de sa dissolution et les mafieux cessent momentanément leurs rackets et autres crimes. Sous la pression des forces de l'ordre, Buscetta s'envole pour le Mexique puis gagne le Canada et les États-Unis.

« Mère nature m'a donné du charisme, j'ai quelque chose en plus » – Tommaso Buscetta

En 1966, Tommaso Buscetta ouvre sa première pizzeria à New York – une parmi les nombreuses déjà lancées par les immigrés italiens dans le pays, qui serviront souvent à dissimuler un réseau de distribution d'héroïne à grande échelle, comme le prouvera le procès de la « Pizza Connection » en 1985. Dès 1968, Buscetta est condamné en Italie par contumace pour un double meurtre – il passera le reste de sa vie à fuir et se cacher.

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Il est arrêté en 1970 à New York, mais l'Italie ne demande pas son extradition. Relâché, il s'enfuit alors vers le Brésil où il est repris en 1972 par le régime militaire brésilien. Cette fois-ci extradé puis emprisonné en Italie, il s'enfuit de nouveau en 1980 et retourne au Brésil – ce qui lui permet d'échapper à la seconde guerre mafieuse – avant d'être une fois encore capturé en 1983. Las, suicidaire, il passe à table et livre une partie de ce qu'il sait au juge Falcone.

Si Buscetta ne brise l'omerta que dos au mur, son statut d'« homme d'honneur » est écorné depuis des lustres. Marié à 16 ans, divorcé, remarié et infidèle, le repenti n'est que peu apprécié des chefs de « l'honorable société », qui goûtent peu son caractère amoureux versatile. Selon John Dickie, ils seront même à deux doigts de l'exclure de l'organisation.

Ce trait de caractère le poursuit jusqu'au bout de sa vie. En 1995, il déclenche la stupeur après avoir été identifié par un journaliste bien renseigné à bord d'un bateau de croisière faisant escale… en Sicile. Tommaso Buscetta, grand romantique âgé de 68 ans, affirme alors : « C'était une fugue amoureuse. J'avais promis cette croisière à ma femme Cristina. »

Cinq ans plus tard, Tommaso Buscetta passe l'arme à gauche. Ses révélations permirent à la justice italienne de commencer un chantier titanesque, aujourd'hui toujours en cours : faire la lumière sur les agissements de la mafia, et ses connivences avec l'État.

« Mère nature m'a donné du charisme, j'ai quelque chose en plus », déclarait Buscetta en 1986 dans une interview donnée à Enzo Biagi, présentateur star de la télé transalpine. Aujourd'hui, lorsqu'ils souhaitent insulter un copain, les gosses de Palerme le traitent de « Buscetta », explique Li Gotti. Et l'avocat de certains repentis – dont Buscetta lui-même – de regretter « cette espèce de respect inné des bien-pensants pour le criminel […] qui n'ouvre pas la bouche, et le dénigrement automatique du collabo qui parle ».