L’importance des bars illégaux DIY malgré leur courte existence programmée

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Culture

L’importance des bars illégaux DIY malgré leur courte existence programmée

Les salles do-it-yourself (DIY) sont prédestinées à être éphémères. Les événements de nature underground qui s’y tiennent sont néanmoins essentiels pour la scène culturelle même s’ils ont lieu dans des conditions illégales.

Ils servent de tremplins pour la scène émergente. Ils se tiennent souvent dans des espaces locatifs trouvés dans des secteurs industriels afin d'être à l'abri d'un voisinage qui se verrait dérangé, et deviennent vulnérables dès qu'ils attirent un peu trop l'attention.

Si les autorités affirment ne pas faire de chasse officielle aux DIY , des opérations pour les fermer sont entreprises lorsque leur existence leur est signalée. Des observateurs et acteurs de ce milieu underground rencontrés par VICE parlent d'une scène qui s'est fragilisée depuis le début des années 2000. Alors que plusieurs salles ont fermé, d'autres continuent néanmoins de faire leur apparition. Gentrification, lutte aux nuisances comme le bruit, popularité montante, plusieurs raisons peuvent expliquer la courte durée de vie de ces lieux.

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En février dernier, le collectif The Hive, qui tenait des événements depuis environ un an sur la rue Durocher à Outremont, en bordure du Mile-Ex, a dû fermer ses portes à la suite d'une intervention policière.

Plus récemment, l'arrondissement du Plateau a entamé des procédures judiciaires contre le Nomad Nation, situé sur la rue Van Horne dans le Mile End. L'espace détient une certification de studio de production. Mais l'arrondissement croit que des soirées illégales s'y tiennent et causent des nuisances au voisinage, qui se serait plaint du bruit à maintes reprises.

Pourtant, le propriétaire Jason Rodi dit avoir fait les modifications requises pour que son établissement ne cause plus de nuisances. Il explique avoir investi dans l'insonorisation et croit pour sa part que l'arrondissement s'acharne sur les soirées qui se tiennent occasionnellement au Nomad Nation.

Cas particulier

Le cas du Nomad Nation en est un particulier parce que, pour Jason Rodi, aucune activité illégale ne s'y déroule. Il soutient avoir les permis requis pour tous les événements. Lorsqu'il loue son espace pour des lancements, spectacles ou autres partys, les permis de réunion requis pour y servir de l'alcool sont délivrés.

Jason explique que son espace en est un de création, de liberté d'expression.

Au départ, il avait établi des tarifs en fonction de sa clientèle, des artistes qui ont « souvent moins de moyens ». Il a dû les augmenter depuis les dernières années étant donné le nombre de contraventions qu'il reçoit et considère comme injustifié. Il a lui aussi entamé une poursuite contre la Ville. Il dit avoir perdu beaucoup de clients depuis que la Ville s'acharne sur son établissement. « Je vis un harcèlement constant de la police, même quand il n'y a rien qui se passe ici, la police va débarquer, me coller un ticket de son, mais il n'y a personne, vraiment, il n'y a littéralement rien qui se passe dans la place », dit-il, exaspéré.

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Christine Gosselin, conseillère de Projet Montréal dans l'arrondissement du Plateau Mont-Royal, n'a pas voulu commenter le cas précis du Nomad Nation étant donné les procédures juridiques en cours. Elle nous a tout de même accordé une entrevue sur le phénomène des événements DIY.

Selon elle, quand un endroit qui n'est pas un bar, comme une galerie d'art ou un studio de production, va se chercher un permis de réunion pour vendre de l'alcool exceptionnellement, il encourt plus facilement des plaintes puisque ça ne vient pas avec une heure de fermeture.

Il est possible d'obtenir un permis d'alcool occasionnel auprès de la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) pour un événement « à caractère familial, social, culturel, éducationnel ou sportif ».

Madame Gosselin croit que la RACJ devrait être plus vigilante et ne pas délivrer ces permis à répétition.

« Si quelqu'un vient chercher un permis de réunion tous les week-ends, elle devrait comprendre qu'il y a quelqu'un qui est en train de faire un bar sans permis de bar », dit-elle.

Le cycle de vie des salles DIY

Ces événements sont rarement lucratifs, souvent exploités à perte. L'objectif de tenir de telles soirées est de promouvoir un espace créatif sans contraintes. « Ce n'est pas une question d'argent, c'est la plus grosse différence, c'est pour construire la scène », m'affirme Jacob*, l'un des deux fondateurs de The Hive.

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Beaucoup d'énergie pour très peu de bénéfices, explique Mathieu Grondin, un observateur de la scène underground qui participe régulièrement à ce type de soirées et en a déjà organisé lui aussi. « C'est un labour of love », dit-il.

Fred, qui a lui-même tenu une telle place chez lui dans le Mile-Ex, connue sous le nom de Tarot, m'explique que les DIY venues vont toujours exister parce que c'est difficile d'avoir une vraie place legit. « C'est typique à Montréal, dit-il. Il y a tellement de frais et d'étapes à franchir, je suis convaincu que tous les propriétaires de bars légaux coupent les coins ronds d'une manière ou d'une autre. »

Lorsqu'un bar illégal se voit fermer par les policiers après des mois, des fois même quelques années d'activité, c'est souvent qu'il a attiré l'attention par une popularité grandissante des événements qui s'y tiennent. Ou encore parce que le voisinage s'est développé autour.

Pour qu'un DIY ait une durée de vie considérable, il y a quelques conditions à respecter ou pièges à éviter.

Par exemple, tenir des événements tous les week-ends est risqué, même si ça peut être tentant au fur et à mesure que l'engouement se crée autour d'une place. « Si tu fais des partys chaque vendredi et samedi et que tu deviens une place régulière dont tout le monde connaît l'existence, tu vas attirer des gens qui ne comprennent pas l'essence de la scène et ne s'en soucient pas. Ces gens voient ces after-hours comme des endroits où ils peuvent faire ce qu'ils veulent sans égard pour personne, ce qui peut être dérangeant, voire destructeur pour les événements », raconte Fred.

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Pour lui, il était important de ne pas en faire une routine. Ses événements étaient fréquents, mais il n'y en avait pas tous les week-ends. D'autant plus que sa salle était chez lui.

The Hive a peut-être été victime de son succès. S'ils étaient minutieux dans le choix des gens avec qui ils collaboraient, même eux s'étonnent d'avoir pu tenir aussi longtemps. « Encore aujourd'hui, je me dis que c'est fou que cette place ait duré presque un an, parce qu'on faisait des événements tous les week-ends, parfois deux fois par week-end, sans rencontrer aucun problème. Il n'y a jamais eu de bataille, d'overdose, il ne s'est jamais rien produit pratiquement », affirme Mark*, l'autre membre fondateur du collectif.

The Hive prenait soin de rencontrer toutes les personnes à qui ils prêtaient leur espace pour établir certaines règles. Ils voulaient s'assurer que leur approche vis-à-vis de la scène underground était respectueuse. Mais dans leur cas, leur espace se trouvait dans un immeuble ou d'autres locataires tenaient aussi ce type d'événement. Il leur est arrivé d'en faire la même soirée et d'avoir plusieurs centaines de personnes à la fois dans le building. Ce qui a nécessairement attiré l'attention des policiers, selon eux. « On a fait attention toute l'année, vraiment attention, parce qu'on savait que ce qu'on faisait n'était pas nécessairement legit. Mais rendu là, si nous on fait attention, mais que les gens autour ne le font pas, les policiers ne feront pas la différence », en déduit Mark.

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En l'espace d'un mois, les policiers se sont mis à s'intéresser à eux et sont venus à quelques reprises. Mark croit qu'à un certain point, ils ont envoyé des undercovers et, une fois qu'ils ont vu qu'il y avait de la vente illégale d'alcool, ils ont décidé de mettre les ressources pour fermer la place.

Au poste de quartier 35 (PDQ 35), qui s'occupe du secteur dans lequel se situait le local de The Hive, on rapporte qu'une première plainte de bruit aurait été reçue en novembre à propos de cet emplacement. D'autres plaintes seraient survenues en février et c'est là que les policiers auraient constaté un va-et-vient au building visé. « À ce moment-là, l'information a été envoyée à l'équipe de la moralité parce qu'on soupçonnait qu'il y avait peut-être un débit clandestin illégal, ou rave party, ou after-hour », explique le commandant du PDQ 35, Samaki-Eric Soumpholphakdy.

Mark raconte que c'est sensiblement le même scénario qui est survenu à The Fall, un autre espace DIY devenu victime de sa popularité. Plus les gens en parlent, plus c'est risqué. The Fall se situait dans le même secteur que The Hive et a fermé il y a environ deux ans. L'aventure s'est terminée par une grosse descente policière. Même chose au Torn Curtain, autre espace DIY victime de son succès, situé aussi sur Durocher. Ouvert en 2009, il a été fermé en 2011 par une opération policière.

Pour Fred, la principale raison pour laquelle ces places ont un cycle de vie éphémère, c'est que le voisinage change. C'est la gentrification 101 : « Par exemple, dans cette partie du Mile-Ex, quand j'ai emménagé il y a cinq ans, c'était plus ou moins un dépotoir, il y avait des stationnements partout et des édifices abandonnés, très peu de résidentiels. Les plus aventureux et les artistes ont commencé à s'y installer et à faire des DIY venues. Peu de temps après, les promoteurs immobiliers ont commencé à y voir un intérêt et ont réalisé que c'était le nouveau Plateau ou Mile End. En près de cinq ans, il y a eu environ sept ou huit tours à condo de construites à moins de quatre blocs d'ici. » Plus de condos donc plus de résidants pour se plaindre.

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« C'est ironique, dit-il, ce sont les artistes, la scène musicale et les événements qui font qu'un quartier devient vivant et hip. Et ensuite, quand les gens s'y installent, ils ne veulent pas de musique après minuit, se plaignent et les événements se déplacent ailleurs. »

Leur caractère éphémère est une raison de plus pour que les autorités les tolèrent, estime Mathieu Grondin.

Mathieu croit qu'il y a une forme de zèle des policiers : « Je crois qu'ils sont à la recherche de ces endroits-là, qu'ils connaissent les gens qui les gèrent, les suivent par Facebook. Je crois que, quand la police fait une patrouille de nuit et qu'elle voit un rassemblement de jeunes devant une porte, même si c'est dans un quartier plus industriel, ils vont aller voir, parce qu'ils se doutent qu'il y a de la vente d'alcool. Ils vont monter des dossiers. Il y a beaucoup d'argent et de temps qui sont investis là-dedans. »

La conseillère d'arrondissement Christine Gosselin estime au contraire qu'il y a une certaine tolérance envers les places DIY, mais qu'elles sont vulnérables. Dès qu'il y en une plainte de déposée, le radar s'active et le processus est enclenché de façon un peu impersonnelle. « Les inspecteurs et les fonctionnaires ne sortent pas le soir à la recherche de DIY, ils ne sont pas en train de lire les blogues et passer les petites annonces au peigne fin pour les trouver », dit-elle.

Importance des événements DIY underground pour la scène culturelle de la métropole

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Les salles illégales servent d'incubateur culturel, explique Mathieu. Elles sont aussi la porte d'entrée pour la plupart des artistes. « Quand on pense à Arcade Fire, Grimes, Kaytranada, etc., ils ont tous commencé dans des endroits comme ça », énumère-t-il.

Christine Gosselin explique que sur Plateau, ils ont amendé deux règlements pour pouvoir accueillir des projets là où c'était auparavant impossible : celui sur le bruit et celui sur l'urbanisme. Elle dit comprendre l'importance de la scène musicale et vouloir participer à l'évolution de l'écosystème musical. « Notre but est d'avoir plus de salles de spectacles dans une gamme assez complète de minuscules, à petites, à moyennes, et qu'elles soient conformes », dit-elle.

Elle croit aussi que la scène underground, ou l'industrie des plus petites salles alternatives, manque de lobby de façon importante. Il n'y a pas de concertation selon elle, de réseau qui s'organise pour faire des demandes. L'underground veut rester underground.

« À mon avis, ça va juste déplacer le problème, si on se met à mettre des aménagements légaux, dit Mathieu Grondin. Il y aura d'autres endroits illégaux qui vont naître. Ça va toujours être là. Moi, ce que je prêche c'est la tolérance », explique-t-il en rappelant qu'il y avait plus d'indulgence il y a une quinzaine d'années à l'époque de l'Hotel2Tango, où Godspeed You! Black Emperor tenait des spectacles régulièrement. Montréal était reconnue pour ses lofts partys et les endroits ne fermaient pas de façon systématique comme aujourd'hui.

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Le cœur de ces événements, c'est la musique selon Fred. Et il y a l'élément de communauté, c'est plus grassroots. « Il y a une plus grande connexion entre les gens qui organisent la soirée et ceux qui y participent. On peut dire que ça se situe entre les houseparties de tes amis et les soirées légales », affirme-t-il.

Pour Jacob, The Hive a apporté beaucoup à la communauté: « Pour les artistes locaux, c'était une bonne place. Ils ne se font pas booker dans les autres bars, mais ce sont des vraiment bons DJ, c'est ridicule. Les pires DJ jouent dans les grands clubs et les meilleurs ne jouent pas. On a apporté un terrain de jeu à la scène locale, un endroit où personne n'avait à s'en faire avec rien. »

Le collectif vient d'ailleurs d'éditer une compilation de morceaux de plusieurs artistes qui ont joué lors de leurs événements en hommage à ceux qui se sont impliqués dans le projet.

Mark renchérit en expliquant que les artistes internationaux, de niche, à qui ils ont fourni un espace n'auraient tout simplement pas joué à Montréal autrement.

Mathieu abonde dans le même sens: il n'y a pas vraiment de place pour les DJ de musique électronique à Montréal. « Dans la mesure où on accepte que la musique électronique soit une musique d'après les heures, de late-night, dans la mesure où la législation actuelle fait en sorte que les bars au Québec ferment à 3 heures, c'est certain que cette culture est restée vivante à travers les événements illégaux dans les 20 dernières années », dit-il.

C'est le scénario idéal pour les artistes me dit Fred : « Pour n'importe quel DJ, le moment idéal pour jouer est entre 4 am et 6 am, parce que c'est le moment où les gens sont plus enclins à danser et se laisser aller. »

* Prénoms fictifs utilisés pour préserver l'anonymat des personnes interviewées.