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L’histoire méconnue du Techno-Viking, le célèbre mème allemand

Aucun récit ne représente mieux le changement de notre rapport à l’art, à la vie privée et à l’image que celui du Techno-Viking, cet homme à la stature imposante qui a esquissé quelques pas de danse virtuoses lors de la Fuckparade berlinoise de l’an 2000, sur une vidéo qui a fait le tour du monde.

Le buzz a déjà 20 ans. Officiellement, l’histoire du Techno-Viking est mignonne, innocente, voire parfaitement inoffensive. À l’époque, le cinéaste et artiste indépendant Matthias Fritsch avait participé à un événement mettant la musique techno à l’honneur afin d’en faire un petit film. “C’était ma période courts-métrages”, explique-t-il à Motherboard. Pendant que son camarade filmait la Loveparade de Berlin, Fritsch couvrait le contre-défilé, la Fuckparade, une manifestation s’opposant aux dérives commerciales de sa jumelle. En suivant un groupe de jeunes gens qui lui semblaient intéressants à filmer, le réalisateur tombe sur une pépite : le grand, le beau, l’inénarrable Techno-Viking, sorte de figure fantastique sorti de la foule de festivaliers comme un diable d’une boite. Ainsi nait le mème qui restera à jamais gravé dans la mémoire d’Internet.

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Pour le réalisateur, la vidéo se contentait de questionner la nature de la réalité.

La vidéo de Fritsch montre un groupe de personnes en train de danser distraitement sur de la musique techno. Soudain, un homme en marcel noir pousse brutalement une jeune femme aux cheveux turquoises, qui hésite à le pousser à son tour afin de le calmer quelque peu. Tout à coup, un personnage énigmatique émerge de la foule, torse nu, les muscles saillants, un marteau de Thor autour du cou. Il prend l’individu désobligeant à partie, le retient en le tenant vigoureusement par le poignet et le menace de son index tendu en lui indiquant la marche à suivre : dégager du périmètre. L’homme au marcel s’exécute, tête basse. C’est là que la magie opère. Le Techno-Viking profite de la présence de la caméra pour entamer, sans crier gare, une danse hypnotique.

Notre héros n’a pas grimpé les marches de la célébrité immédiatement. La vidéo a été tournée en 2000 et uploadée sur Internet en 2006, une époque reculée où la dynamique du buzz était encore poussive et où le contenu viral n’était pas destiné à atteindre le monde entier en quelques heures seulement. D’abord, la mayonnaise a pris dans les cinémas indés de Berlin, le Sputnik et l’Arsenal, où Fritsch a montré son court-métrage dédié à la Fuckparade. “Les gens voulaient revoir le film encore et encore”, explique-t-il. “De toute évidence, ils avaient du mal à croire que la séquence du Techno-Viking n’avait pas été scénarisée”. Cette question a immédiatement suscité l’intérêt du réalisateur. “Cette scène est tellement surréaliste que l’on peine à en accepter l’authenticité, et en même temps, elle est tellement authentique qu’il était impossible de ne pas l’inclure dans mon documentaire”, explique-t-il à Motherboard.

Pour Fritsch, la vidéo se contentait de questionner la nature de la réalité. C’était une oeuvre d’art, un mythe de l’Internet que tout un chacun pouvait s’approprier. Rien d’autre.

Par la suite, le Techno-Viking a été approché par le milieu artistique à plusieurs reprises. On lui a même proposé de voyager en Asie par l’intermédiaire du Goethe-Institut. Mais il a fallu attendre que Fritsch uploade sa vidéo sur YouTube (la plateforme fêtait alors son premier anniversaire) pour que la grande machine de la production de mème puisse se mettre en branle. “Quelqu’un a mis le lien de vidéo Youtube sur un site porno, et les utilisateurs d’un forum latino-américain l’ont trouvée rapidement. Ce sont eux qui ont baptisée notre danseur le Techno-Viking. Puis, à son tour, l’administrateur de la page humoristique break.com a mis la main dessus. À partir de là, tout est allé très vite”, explique Fritsch.

Le 28 septembre 2007, l’utilisateur “BigCat8” qui a uploadé la vidéo de 4 minutes sur break.com obtient rapidement 2 millions de vues, ce qui était énorme à l’époque. “Huit ou neuf jours plus tard, elle était vraiment devenue virale”, explique Fritsch. Par la suite, elle a été vue des dizaines de centaines de milliers de fois. Parce que le mythe du Techno-Viking est une véritable invitation au détournement, la scène a été revisitée à toutes les sauces – jeux vidéo, romance, action figure. “À ce moment là j’ai trouvé le phénomène de détournement intéressant”, explique Fritsch, “mais je n’aurais jamais pensé qu’il serait si durable. J’étais déjà passé à d’autres projets artistiques et le Techno-Viking m’est peu à peu sorti de la tête.”

Pourtant, malgré toutes les copies, parodies et re-uploads successifs de sa vidéo, le court-métrage de Fritsch a été le premier à lui apporter un certain succès financer. “C’est comme si j’avais reçu une bourse d’étude de deux ans. J’avais du mal à payer mon loyer et mon assurance chaque mois, mais grâce à la vidéo, dès 2008, ça roulait pour moi. C’est à ce moment-là que l’ultime chapitre de l’histoire du Techno-Viking s’est ouvert, à mes dépens.”

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En 2009, Techno-Viking a pris un avocat. Fritsch a reçu une lettre dans laquelle le juriste demandait au réalisateur de stopper la progression virale de la vidéo qu’il avait tournée, et de signer une ordonnance de cessation et d’abstention. Ironie de l’histoire : Fritsch n’avait jamais eu connaissance de l’identité réelle du Techno-Viking et ne s’était jamais entretenu avec lui. Comme tous ceux qui avaient un jour tenté de savoir qui se cachait derrière la montagne de muscles si attachante, il avait fait chou blanc.

Pourtant, Fritsch s’était démené. Il avait téléphoné à tout un tas de salles de fitness berlinoises, pensant que notre homme faisait nécessairement plusieurs heures de muscu par semaine. En dépit de tous ses efforts, le Techno-Viking était resté ce qu’il avait toujours été : un fantôme de l’Internet.

Finalement, le réalisateur a refusé une version légèrement modifiée de l’ordonnance, tout en montrant sa bonne volonté et en exécutant la majeure partie des exigences stipulées dans le document. L’ordonnance exigeait qu’il interrompe toutes activités commerciales basées sur l’image du Techno-Viking (la vente de produits dérivés, notamment). Fritsch affirme aujourd’hui qu’il ne fait plus aucun profit financier avec la vidéo. Mais il n’a, en effet, jamais reçu d’autorisation de diffusion de la part du Techno-Viking puisqu’il n’a pas pu le contacter.

“Il ne comprend toujours pas qu’il a abusé de l’image de mon client.”

Pour s’acquitter de la demande de l’avocat, Fritsch a bloqué la vidéo sur Youtube sans toutefois la supprimer complètement, a déclaré les revenus tirés de la diffusion de la vidéo et a vidé sa boutique en ligne. En mars 2010, il a eu connaissance que ce même avocat envisageait de l’attaquer en justice, sans qu’il constate pourtant la moindre suite. Ce détail est important pour la suite de l’histoire.

En 2012, près de trois ans après que Fritsch a reçu son ordonnance de cessation, une nouvelle lettre a échoué dans sa boite aux lettres. Le Techno-Viking avait dépêché un nouvel avocat sur l’affaire : Andreas Paschke, spécialiste de la propriété intellectuelle et du droit des médias. Celui-ci lui demandait de ne plus partager la vidéo, ni aucun document ou objet représentant le Techno-Viking sous quelque format que ce soit, photo, dessin, animation. Le Techno-Viking demandait également un dédommagement de 10 000 euros pour utilisation non consentie de son image à des fins commerciales. Fritsch en a réglé une partie, par précaution.

Il faut légiférer tout de suite pour encadrer la diffusion des mèmes basés sur l’image d’un individu.

Il s’est tout de même demandé ce qu’il se passerait si l’homme que tout l’Internet connait sous le nom de Techno-Viking s’entêtait un peu plus longtemps, et l’attaquait effectivement en justice. Ses craintes étaient fondées. Le procès commencerait quelque mois plus tard, à la Cour régionale de Berlin.

Le 20 mai 2013, un jour gris et pluvieux, la décision de justice concernant l’affaire de l’un des mèmes allemands les plus importants de l’histoire d’Internet a été rendue. Le Techno-Viking ne s’est jamais montré en personne, puisqu’il était représenté par son avocat.

La Cour régionale de Berlin s’est prononcée en faveur du plaignant : Fritsch n’était plus autorisé à diffuser quoi que ce soit en lien avec l’image du Techno-Viking, il devait lui rembourser la totalité des revenus perçus suite à la diffusion de la vidéo ainsi que 1400 euros de frais de justice. Cependant, le tribunal a refusé la demande du Techno-Viking d’une compensation financière additionnelle. Il a également refusé le ban des bandes-dessinées faisant intervenir une représentation stylisée du personnage.

Avec le jugement, le tribunal a fourni une évaluation des motifs de l’action en justice du Techno-Viking. Ce document illustre la façon dont le tribunal a interprété le silence de près de trois ans du plaignant, entre 2009 et 2012 : si la Cour régionale de Berlin a refusé d’exiger de Fritsch une compensation financière additionnelle, c’est parce qu’elle a estimé que ce dernier avait abusé de sa situation dans le but de gagner de l’argent.

Ainsi, le tribunal précise : “Si la personne concernée ne peut se contenter de la protection garantie par le droit primaire et revendique une indemnisation en espèces, cela montre qu’elle n’est pas uniquement motivée par le préjudice subi pour utilisation de son image. Cette demande d’indemnisation est donc considérée comme infondée.” Ainsi, entre le moment où Fritzch a reçu le premier courrier de son avocat et le début du procès, il s’est écoulé trois ans, qui, aux yeux de la Cour, manifestent un désintérêt pour le fond de l’affaire.

Le Techno-Viking refuse la célébrité

Alexander Paschke explique à Motherboard que le Techno-Viking était tout sauf motivé par l’argent : “Il refuse de devenir une personnalité publique, voilà tout. Le danseur a reçu de nombreuses invitations à des festivals et des talkshows, qu’il a déclinées de manière systématique”. En fait, derrière le débat sur les motivations du client de Paschke, se cache une autre affaire aux enjeux tout à fait différents : à l’heure des réseaux sociaux, au coeur d’une période de l’histoire numérique où tout le monde se dispute le moindre fragment de célébrité et de reconnaissance publique, le Techno-Viking veut seulement avoir la paix. Pas d’apparition en public, pas de personal branding, pas de carrière en tant que mème Internet.

Pour Paschke, c’est évident : Fritsch a malgré lui heurté la sensibilité du Techno-Viking, il l’a exposé de manière impudique et agressive.

“Attendez, quand je filme quelqu’un et que je publie la vidéo, je lui demande la permission”, réplique le réalisateur. “Pour moi, tout était clair : il a vu que je le filmais, il a dansé devant moi, il a consenti par procuration”.

“Peu importe que l’image de mon client ait été perçue de manière positive ou négative”, reprend l’avocat. “Les droits de la personnalité sont sacrés et doivent être protégés.” De plus, le Techno-Viking a subi directement les conséquences de sa popularité sur Internet, et n’était pas préparé à cela. Il est sans cesse reconnu dans la rue et interpellé par des inconnus qui se croient tout permis.

Pour la justice, cette vidéo n’est pas de l’art mais une violation de la vie privée

L’avocat du Techno-Viking a eu des mots assez durs pour qualifier la négligence de Fritsch : “Il affirme qu’il a produit de l’art, et que ce parti-pris artistique permet d’envisager l’affaire sous un nouveau jour. Ce que je vois, moi, c’est que Fritsch a exagéré la part rationnelle de ses intentions pour couvrir sa faute.” Même si la vidéo en question pouvait effectivement être interprétée sous le prisme de l’intention artistique, ce qui nie fermement Alexander Paschke, il y a des limites à la liberté de création. Sur ce plan, la Cour a tranché : les droits de la personnalité outrepassent la liberté de création.

Évidemment, le réalisateur voit les choses différemment. Il pense qu’il a produit une oeuvre artistique au sens noble du terme, et que celle-ci n’a aucun rapport avec les problèmes juridiques liés à la diffusion d’un “mème”. Pour lui, dans l’extrait vidéo, le Techno-Viking est une entité indépendante, qui se suffit à elle-même et qui vit par elle-même. C’est une sorte de démon “que l’on ne peut contrôler” et qu’il a créé lui-même.

Il ajoute que le terme de démon est particulièrement adapté au cas du phénomène Techno-Viking, car “si l’on supprimait YouTube du jour au lendemain, certaine de ses entités subsisteraient, comme des êtres indépendants de leur support. Le Techno-Viking est un mythe, il est plus grand que vous, plus grand que moi, plus grand que son protagoniste. Le démon s’est emparé du corps de cet homme, et maintenant, le démon vit sur le réseau.”

Une excuse aurait suffit

Pour Paschke, cependant, la situation est beaucoup simple, et la comparaison du Techno-Viking avec “un démon des temps modernes” n’est qu’une preuve supplémentaire de l’insolence de Fritsch. “Après tout ce temps, il n’a toujours pas compris qu’il avait abusé de l’image de mon client. Aucune métaphore vaseuse ne pourra changer cela.”

“Fritsch a créé son démon en violant les droits les plus basiques de l’individu, pour son propre bénéfice. L’homme qui se cache derrière le Techno-Viking est une personne privée dont on a abusé, et dont on a commercialisé l’image sans son accord”, ajoute l’avocat.

De fait, le réalisateur ne s’est jamais excusé. “Il aurait pu s’en sortir en essayant de limiter les dégâts et en présentant des excuses sincères à mon client. Hélas, rien de tout cela n’a été fait, c’est une honte,” explique le juriste. Pour lui, la décision de la Cour de justice envoie un signal important. “Le juge a confirmé que les droits basiques de l’individu, dont le droit à l’image, sont un bien fondamental.” Hélas, ce genre d’abus est destiné à être de plus courant à l’âge de l’Internet et des mèmes viraux, qui peuvent transformer n’importe qui en personnage abstrait, support privilégié de commentaires, quolibets, parodies et menaces. N’importe qui peut devenir un mythe vivant sur Internet, et vivre l’enfer.