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Arrêtez de foutre des acteurs sexy dans des rôles de mecs lambdas

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Si la chanson Too Darn Hot écrite par Cole Porter pour la comédie musicale Kiss Me Kate date de 1948, elle colle parfaitement à la scène cinématographique d’aujourd’hui : des acteurs beaucoup trop sexy pour le personnage qu’ils incarnent. Même les seconds rôles puent le sex-appeal et une beauté comme Anya Taylor-Joy peut tout à fait incarner une meuf lambda à l’écran.

Chaque jour, on évolue dans cet enfer de beauté, les yeux engourdis de plaisir, avalant avec apathie notre dose d’élégance physique – cette perfection, on la trouve autant en surfant sur le web qu’à la salle de sport ou même dans le landerneau politique puisqu’il existe maintenant des présidents « sexy ». Où sont passés les gros pifs à l’écran ? Qu’est-ce qu’on aimerait voir de nouveau des pores bien dilatés !

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Funny Pages, excellent premier film d’Owen Kline qui se déroule dans l’univers de la bande dessinée [pas de sortie prévue en France], est remarquable à bien des égards – pour son scénario vif et drôle comme pour son esthétique indie rétro, à la fois granuleuse et chaleureuse. Mais pour moi, ce qui est le plus frappant dans le paysage cinématographique de 2022, c’est le brillant casting. Les personnages sont soit des gens ordinaires qui font des trucs ordinaires, soit des marginaux, et le film de Kline célèbre les manières peu avenantes de ces personnes, ainsi que leurs physiques atypiques.

Le personnage principal dans Funny Pages, un ado passionné de BD, est raisonnablement mignon ; et ses parents ont l’air de parents normaux. Pas comme la saga Spider-Man, dans laquelle un Tom Holland, ridiculement musclé, beau et sûr de lui, joue le rôle du « nerd » Peter Parker, et le personnage de la vieille tante May a été ré-imaginé pour en faire l’une des meufs les plus sexy de la planète.

Bien sûr, dans l’un de ces exemples, on parle d’un film indépendant à micro-budget, alors que l’autre est un blockbuster à succès. Mais même dans ce cas, l’évolution de Peter Parker, de Tobey Maguire à Tom Holland en passant par Andrew Garfield, nous raconte quelque chose d’important, et celle de Tante May, de Rosemary Harris à Marisa Tomei, résume notre passage de visages normaux à des personnages sexy sans raison partout sur nos écrans.

Il est devenu nécessaire d’« enlaidir » des mecs sculptés comme des dieux pour les rendre crédibles dans le rôle de monsieur tout le monde.

La liste est longue. Les acteurs sont maintenant tellement fit qu’il est devenu nécessaire d’« enlaidir » des mecs sculptés comme des dieux pour les rendre crédibles dans le rôle de monsieur tout le monde. Dans le film White Noise, qui sortira le 30 décembre prochain sur Netflix, Adam Driver incarnera un professeur d’études hitlériennes et père de deux enfants. Avant cela, l’acteur au sex-appeal incontesté jouait dans House of Gucci, où il incarnait Maurizio Gucci, un homme au physique quelconque, et, plus drôle encore, dans la comédie musicale Annette, où l’on décrit son personnage comme un monstre qui se déteste, une sorte de version moderne de La Belle et la Bête. « Toutes les filles autour de moi », chante Driver, « Que voient-elles en moi ? » Bah un visage et des pectoraux sculptés par Michel-Ange peut-être je ne sais pas ?

Avant Adam Driver, le réalisateur de Annette, Leos Carax, avait confié ce rôle à Denis Lavant, l’un des visages les plus atypiques et les plus magnétiques du cinéma, avec un corps robuste et un intérêt manifeste pour le monstrueux. On imagine bien plus facilement Lavant dans ce rôle de misogyne qui se déteste, poussé à bout par sa jalousie et son amour pour une belle princesse.

Colin Farrell pose à côté d'une photo de lui maquillé en pingouin dans
Colin Farrell pose à côté d’une photo de lui maquillé en pingouin dans « The Batman ». Photo : Anthony Behar/Sipa USA

Mais revenons au Batman de 2022, dans lequel le rôle du Pingouin était interprété par le beau brun ténébreux Colin Farrell. Pour entrer dans la peau du personnage, Farrell s’est soumis à des heures de prothèses et de maquillage, le rendant méconnaissable. Tant mieux pour lui – et Farrell donne de loin la performance la plus drôle de ce cauchemar emo – mais sérieusement, il n’y avait vraiment personne d’autre de dispo ?

La version la plus célèbre du Pingouin est celle de Danny De Vito dans Batman Returns. De Vito, du haut de son mètre cinquante, a certes du charme, mais il vendrait peut-être moins de calendriers que les Dieux du stade. Pour le rôle, on lui a collé un gros nez et ce teint blanchâtre caractéristique de Tim Burton, mais au delà de ces détails, l’acteur convient au rôle parce qu’il incarne parfaitement ce personnage de paria par son physique.

De Vito a été découvert à la fin des années 70 dans la série Taxi, aux côtés d’autres visages atypiques tels que Judd Hirsch et Andy Kaufman. Les années soixante-dix étaient déjà marquées par l’essor du New Hollywood, dans lequel des acteurs de premier plan comme Dustin Hoffman, Michael Caine et Gene Hackman prenaient le relais des stars du cinéma de l’âge d’or d’Hollywood. Bud Cort dans Harold & Maude, Stacy Keach dans Fat City, Malcolm McDowell dans Orange mécanique, sont quelques-uns des acteurs les plus excentriques à l’affiche de films à succès.

Dans les rôles secondaires, des acteurs comme De Vito, Christopher Lloyd et Brad Dourif (dans Vol au-dessus d’un nid de coucou) ou John Cazale (Un après-midi de chien) ont réussi à ajouter de la substance aux intrigues. Du côté des femmes – en gardant à l’esprit que les films réalisés par des hommes ont tendance à caster et à objectifier des femmes d’une beauté plus classique – des actrices telles que Shelley Duvall, Sissy Spacek et Jill Clayburgh étaient à contre-courant de la formule beauté habituelle. Elles ont apporté à l’écran des taches de rousseur, des yeux globuleux et des silhouettes atypiques.

Dans les années 90 et au début des années 2000, une nouvelle vague de films indépendants a mis en avant des acteurs qui ne collaient pas aux standards de beauté des stars du box-office de l’époque – en l’occurrence Julia Roberts et Tom Cruise. Steve Buscemi, Paul Giamatti, Illeana Douglas, Don Cheadle, Christina Ricci, Jane Adams, Shirley Henderson, et même Vincent Gallo, pouvaient jouer un rôle secondaire ou, dans certains cas, assurer le succès d’un film.

Ce sont des acteurs qui, bien que sexy à leur manière, ajoutent de la saveur et de la profondeur à un film. Regardez ce que Philip Seymour Hoffman apporte à la distribution du Talentueux Mr Ripley, opposant au style tout en douceur de Matt Damon, Gwyneth Paltrow et Jude Law quelque chose de brut, comme une forte dose de piment pour relever le mélange. Où est le Philip Seymour Hoffman de 2022 ?

Que ce soit bien clair, je ne dis pas que ces acteurs sont moches, mais il y a des visages et des physiques dans le monde du cinéma moderne que l’on ne voit encore que trop rarement. Certains acteurs apportent encore un soupçon de normalité à l’écran – on pense notamment à Jesse Plemons et Olivia Colman. Dans The Favourite, la volonté de Colman de passer par une transformation physique a semblé prendre tout le monde par surprise ; en jouant la reine gâtée et jalouse aux côtés de Rachel Weisz et Emma Stone, Colman exprime l’humanité de son personnage, nous donnant une image misérable et laide dans sa façon de se comporter.

De même, Plemons travaille à contre-courant, dans des films tels que I’m Thinking of Ending Things, où son personnage passe d’une sorte de monsieur tout le monde exaspéré à un homme qui en impose. La différence dans le port de Plemons, la façon dont il est capable de changer de registre – tout cela dépend de l’intérêt et du caractère de ce visage, qui nous laisse entrevoir quelque chose de tordu et de torturé.

Dakota Johnson in Persuasion
Dakota Johnson joue Anne, vieille fille un poil désespérée, dans « Persuasion ». Photo: Album / Alamy Stock Photo

Ce que la perfection omniprésente d’autres acteurs dans des rôles inadaptés à leur physique nous dit du monde est mise en évidence par ces interprètes. Pourquoi Dakota Johnson joue-t-elle la vieille fille, parfois désespérée, Anne Elliot dans Persuasion ? Ncuti Gatwa, un nerd marginal dans Sex Education ? Lily James, une servante timide dans Rebecca ? Tous les acteurs dans The Crown sont 50 fois plus beaux que les personnes qu’ils incarnent. Tout cela ne fait que créer un monde de visages parfaits ; il peut y avoir quelque chose d’agréable là-dedans, mais cela n’entraîne pas l’œil du public à la diversité.

Le physique « Insta-ready » de nombreux acteurs modernes est d’autant plus gênant quand il s’agit d’incarner des personnages récents, mais ceci couplé aux réseaux sociaux qui regorgent de personnes à la plastique parfaite, peut conduire à un inquiétant sentiment de monotonie, à une familiarité insidieuse et vide de sens, dans laquelle une personne plus belle que les autres peut en remplacer une autre, comme les brunes interchangeables d’une série de Ryan Murphy.

Peut-être qu’une révolution est en marche, et que nous assisterons à un nouvel essor des moches, des gueules atypiques, des gens convaincants dans un rôle de banquier ; peut-être qu’après ça, on arrivera à se débarrasser de nos peelings. Peut-être que les acteurs qui vont donner le coup d’envoi sont encore à l’école, où ils se font railler par leurs camarades beaux gosses. En tout cas, on les attend de pied ferme.

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