Société

Comment mes parents ont brisé mon adolescence en pensant la sauver

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« Mes parents avaient engagé quelqu’un pour trouver une solution à mes problèmes d’addiction. Je ne savais pas trop où j’allais, ils ne m’ont pas donné d’informations. Et je me suis retrouvée dans un camp. » En 2018, Nuala entame sa première année de lycée. La jeune Californienne aux longs cheveux blonds se comporte mal, se drogue et boit. Des agissements problématiques qu’elle explique, avec le recul, par une volonté d’échapper à son adolescence difficile. Mais aussi, un peu, « pour être cool », me confie-t-elle. Elle a soufflé sa quinzième bougie il y a tout juste deux semaines lorsqu’elle est admise d’urgence à l’hôpital, au bord du coma éthylique, après avoir consommé de l’alcool à l’école. 

Pour ses parents, c’est le dérapage de trop. Désemparés face au comportement de leur fille, ils décident d’embaucher une conseillère pédagogique qui leur vantera les mérites d’un camp thérapeutique en pleine nature, dans l’Utah. Sur le papier, la thérapie en milieu sauvage permet aux adolescent·es « difficiles » de « surmonter les problèmes mentaux, émotionnels et comportementaux », comme indique ce programme très similaire à celui où Nuala sera envoyée, le RedCliff Ascent. Pour faire simple, la nature aurait un pouvoir de guérison et l’air frais bonifierait le corps et l’esprit. Le programme assure aux parents que leurs ados rentreront à la maison, « physiquement et mentalement plus sain·es, avec de nouveaux passe-temps et intérêts ». « Lorsque les autres formes de traitement échouent, la thérapie en milieu sauvage fonctionne», promettent ces camps. Les parents de Nuala signent, en pensant lancer une ultime bouée de sauvetage à leur fille.

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Dès sa sortie de l’hôpital, Nuala est embarquée dans un avion direction l’Utah. À peine a-t-elle foulé le tarmac, que la jeune fille est récupérée par des membres du camp et mise dans un van. Pendant tout le trajet, elle ne sait ni où elle va, ni pour combien de temps. De l’autoroute, le véhicule commence à emprunter des chemins sinueux et accidentés. Après trois longues heures, le van s’arrête et laisse sortir la jeune fille. Elle n’en croit pas ses yeux. Autour d’elle, il n’y a rien, seulement la nature à perte de vue. « Ils m’ont amenée sur une colline au milieu de nulle part et m’ont dit que c’était là que j’allais être pendant les 11 prochaines semaines, se souvient-elle. J’étais en état de choc, je pensais que j’allais être dans un centre de traitement résidentiel. »

Le cas de Nuala est un peu particulier. La jeune femme a suivi de son plein gré les équipes, avec la volonté de soigner ses addictions. Pour la majorité des autres adolescent·es, le processus est tout autre, souvent d’une violence inouïe. Beaucoup décrivent ce moment comme celui d’un « kidnapping légal ».

Les paysages se ressemblent, les jours se confondent et rapidement, Nuala ne sait plus depuis combien de temps son calvaire a commencé.

Il est 2 heures du matin quand Jess se réveille en sursaut. Deux étrangers se trouvent au pied de son lit et lui demandent de les suivre. Jess, qui raconte son histoire sur son compte TikTok, n’a pas vraiment le choix vu la carrure des deux personnes. Toujours dans la confusion du sommeil, elle se lève, s’habille et monte dans le van, où ses affaires ont déjà été chargées dans le coffre. Les parents embauchent ces « services de transport de jeunes à risques » qui transfèrent les adolescent·es de leur maison au camp ou centre de traitement. Ces derniers privilégient l’effet de surprise, en pleine nuit, quand les jeunes sont endormi·es et donc plus dociles. L’agence de transport  United Secure Youth explique qu’il « est très important de retirer l’enfant de l’environnement dans lequel il se sent à l’aise le plus rapidement possible, ce qui les rend plus dépendant·es des agent·es et moins susceptibles de tenter de s’enfuir ». Ces compagnies emploient des méthodes plus ou moins professionnelles ; les adolescent·es qui refusent de les suivre sont souvent violenté·es, voire menotté·es. À partir du moment où les parents ont signé le contrat, ces agences ont la responsabilité sur la personne mineure qu’elles transportent. 

Le marché des agences de transport est vaste, et très rémunérateur. Next Step Youth Transport Services assure fournir « un transport sûr et sécurisé sous la responsabilité d’expert·es compatissant·es ». Cette compagnie fait payer 90 dollars par heure de transport. La location de voiture, le billet d’avion ou encore les repas sont également à la charge des client·es. L’agence promet de tout faire pour que les ados ne s’enfuient pas au cours du transfert, mais propose un service de recherche payant, si cela venait à se produire. USA guide annonce un tarif de 2 450 dollars pour le transport basique, en plus des billets d’avion pour les guides. Les parents bénéficient d’une remise s’ils paient en espèces.

Une fois arrivé·es dans la nature, les adolescent·es sont dépossédé·es de leurs habits, des moyens de communication avec le reste du monde et subissent une fouille corporelle. « Le premier jour c’est sûrement le plus traumatisant », dit Nuala, qui ne souhaite pas communiquer le nom du camp où elle a séjourné, par peur des représailles que certain·es jeunes ont subies. Pendant plus de deux mois, la jeune femme et les cinq filles qui l’accompagnent marcheront des kilomètres et des kilomètres, sans but. Les paysages se ressemblent, les jours se confondent et rapidement, Nuala ne sait plus depuis combien de temps son calvaire a commencé. Pas de tente ni quelconque matériel à disposition ; une fois la nuit tombée, il faut se construire son abri ou dormir à même le sol.

Kenzie Peterson raconte sur TikTok qu’elle et son groupe marchaient jusqu’à 22 kilomètres quotidiennement seulement pour trouver de l’eau. Pour survivre, elle mangeait du sable tellement elle était affamée. Gertie, elle, se rappelle aussi de son régime à moins de 800 calories par jour et des nombreuses fois où elle a été forcée de marcher jusqu’à ce que quelqu’un s’évanouisse. Elle raconte aussi les abus sexuels et les violences qu’elle a subies des membres de l’encadrement, témoignage corroboré par de nombreux témoignages sur les réseaux sociaux. Quand j’interroge Nuala sur les conditions dans lesquelles elle se trouvait, elle me parle de la fois où elle est tombée gravement malade à cause de l’eau non purifiée. « Pour boire, on devait prendre de l’eau dans les rivières ou les étangs qu’on croisait. Pour la nettoyer, on ajoutait seulement quelques gouttes d’eau de javel. Plusieurs d’entre nous sont tombées très malades. On n’a pas été soignées, ils nous disaient de boire de l’eau pour que ça passe. La même qui nous avait contaminées. »

Chaque camp propose des « activités thérapeutiques » différentes, mais elles ne sont jamais décrites sur leur site. En signant, tout ce que les parents savent, c’est que leurs enfants se trouveront dans la nature, avec « la possibilité de se reconnecter à leur véritable personnalité dans un environnement exempt de distractions et d’influences négatives », comme le promet le camp Wingate. Pendant leur séjour, les adolescent·es peuvent seulement contacter leurs parents par lettres – lesquelles sont reçues et envoyées par un·e employé·e du camp. « Si elle n’appréciait pas ce qu’on disait dans nos lettres, elle ne les envoyait pas », me dit Nuala, en riant jaune. Aucun moyen donc de prévenir les parents de l’horreur que sont en train de vivre les jeunes. Selon différents témoignages – y compris celui de Nuala –, il y aurait beaucoup de mormon·es parmi le personnel. Certain·es seraient des étudiant·es en psychologie à l’université qui, pour accumuler de l’expérience professionnelle, postulent dans ces camps. « Et il y en avait qui étaient dans un trip de puissance, qui aimaient nous dire quoi faire. Ceux-là étaient assez terribles », dit Nuala.

Ces wilderness camp ont commencé à émerger dans les années 1970, dans l’Utah. Les premiers fondateurs étaient des anciens étudiants de la Brigham Young University, l’université fondée par et pour les mormon·es, à Salt Lake City. Depuis, ils ont fleuri un peu partout dans le reste de l’Utah, État à large prédominance mormone, où les lois concernant la maltraitance infantile sont peu contraignantes.

Maia Szalavitz, auteure du livre L’aide à tout prix : comment l’industrie des ados à problèmes trompe les parents et blesse les enfants, paru en 2006, démontre que les techniques utilisées dans ces programmes sont les mêmes que celles qui étaient utilisées à Guantanamo. Ces méthodes, qui font partie de la « thérapie d’attaque », ont été popularisées dans les années 1960 et 1970 en tant qu’alternatives aux traitements psychiatriques traditionnels. Le manque de sommeil, d’eau et de nourriture ainsi que les violences verbales et physiques sont utilisés pour briser les ados, dans une optique de leur faire adopter le bon comportement. Ce que ces camps appellent la thérapie par la punition, ou « l’amour vache », a été largement discrédité par les psychologues.

Depuis leur création, des incidents dramatiques démontrent que ces thérapies qui utilisent la discipline sévère sont dangereuses. En 2002, le jeune William Edward meurt d’une lésion cérébrale après avoir été maîtrisé par un membre du personnel. En 2009, Sergey Blashchishen décède de déshydratation et d’hyperthermie pendant une randonnée. En 2014, Alec Lansing tente de s’enfuir, se brise le fémur et meurt d’hypothermie. Et la liste est encore très longue. Pourtant, ce n’est que récemment que les abus subis par ces adolescent·es commencent à attirer l’attention du grand public. Il y a deux ans, le documentaire This is Paris, sur la vie intime de Paris Hilton, provoque un grand retentissement. À l’image, la jeune femme apparaît anéantie et se confie sur son expérience au sein de l’établissement Provo Canyon School – qui n’est pas un camp comme celui dans lequel s’est retrouvée Nuala, mais un internat pour adolescent·es difficiles dans l’Utah. Elle y passera onze mois de cauchemar, où elle sera battue par le personnel, enfermée en isolement sans vêtement, observée pendant sa douche et, elle aussi, régulièrement abusée sexuellement. Un an après la diffusion du documentaire, elle témoignera devant les sénateurs de l’Utah et demandera le vote de la loi 127 visant à surveiller et encadrer ces centres, qui sera adoptée à l’unanimité. Pourtant, Provo et tous les autres camps ne seront jamais fermés.

La thérapie de Nuala aura coûté 40 000 dollars, ses parents paieront le programme avec l’argent que l’adolescente avait économisé pour l’université.

Les thérapies en milieu naturel sont le point d’entrée d’un engrenage qui s’avère être une véritable industrie, très lucrative. Après ces quelques semaines dans ces camps, peu retournent auprès de leurs parents. Un bon nombre sera envoyé·es dans des internats thérapeutiques ou des centres de traitement intensif jusqu’à leur majorité. Le business model de ces thérapies, centres et internats se base sur la culpabilité des parents qui ressentent le besoin de protéger leur enfant, à tout prix. La thérapie de Nuala aura coûté 40 000 dollars, ses parents paieront le programme avec l’argent que l’adolescente avait économisé pour l’université. Chaque année, l’industrie des adolescent·es en difficulté fait un profit de 1,2 milliards de dollars, selon la NYRA (National Youth Rights Association). Aux États-Unis, on compte approximativement 120 000 adolescent·es pris dans l’enfer de la troubled teen industry, selon France 24 et, selon d’autres sources, ils sont sûrement plus.

Michaela Elizabeth, @midslumberproducts sur TikTok, a été trimballée de centre de thérapie en centre de thérapie pendant sept ans, jusqu’à ses 19 ans, âge auquel elle a pu signer elle-même son autorisation de sortie. À 13 ans, elle entame sa thérapie en milieu naturel, puis est envoyée dans un centre de traitement, puis dans un autre, et encore dans un autre, ce dernier uniquement réservé aux adultes. Très vite, la jeune femme, aujourd’hui âgée de 25 ans, s’est dit : « Je ne vais jamais rentrer à la maison ».

Nuala, qui a eu la chance de faire partie du petit pourcentage de jeunes qui ont pu retourner chez eux après la thérapie en milieu sauvage, a vu toutes ses amies prendre le chemin des internats thérapeuthiques, comme celui où Paris Hilton a séjourné, où l’enfer de la thérapie par la punition continue. La jeune femme, aujourd’hui étudiante, n’a plus jamais pris de drogue, mais lutte encore contre de nombreux traumatismes liés à sa thérapie. Elle avoue : « C’était il y a cinq ans, mais je fais encore des cauchemars où je me réveille au milieu des bois. » Sur TikTok, Nuala et des milliers d’autres jeunes dénoncent ces camps thérapeutiques en racontant leur expérience sous le hashtag #BreakingCodeSilence, qui compte aujourd’hui un demi milliard de vues. « On demande une réforme sérieuse, au niveau des lois fédérales », conclut la jeune femme. 

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