Quand les gamers noirs se sont mis à jouer à Outriders, un hybride shooter-RPG sorti en avril dernier, ils ne sont tombés que sur quatre options que l’on pourrait vraiment considérer comme des coiffures de personnes noires sur un total de 24. Il ne s’agissait, comme toujours, que des habituels mini afros ou dreads et même ces coupes-là étaient hideuses : les textures étaient mal faites et les motifs avaient l’air ébouriffés et hirsutes.
Et pourtant, si l’on veut mesurer le chemin parcouru, il suffit de se rappeler qu’il y a quelques années seulement, les programmeurs modélisaient les coupes afro à partir de choux-fleurs.
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« Les cheveux afros ont toujours été mal faits dans les jeux vidéo – des pires box braids aux dreads les plus loqueteuses, en passant même par des coupes naturelles complètement ratées », confie Kahlief Adams, présentateur du podcast Spawn on Me, qui parle des personnes de couleur dans l’industrie du gaming. « En gros, on voit un personnage et on se dit, ‘OK, tu as un dégradé bien taillé, mais je ne vois pas où tes cheveux commencent, mon gars’ ».
L’année dernière, A.M. Darke, une artiste basée à Oakland et maître de conférences à l’université de Californie à Santa Cruz, en a eu assez. Elle a commencé à recruter des artistes noirs pour monter la Open Source Afro Hair Library (« bibliothèque open source de cheveux afros »), la première base de données gratuite de l’industrie dédiée aux chevelures de personnes noires modélisées en 3D. La bibliothèque, dont le lancement est prévu pour le Juneteenth (fête nationale qui a lieu le 19 juin et célèbre l’émancipation des esclaves afro-américains aux États-Unis) de 2023, fonctionnera en tant que ressource de modèles 3D utilisables dans le gaming, l’animation et d’autres projets, mais aussi en tant que galerie en ligne dont le but est d’inspirer et normaliser l’inclusion des personnes noires.
En ne recrutant que des artistes noirs et en rendant la base de données gratuite, Darke entend créer une approche antiraciste, anticapitaliste et féministe de la représentation des cheveux afros, ainsi qu’un sentiment unifié de propriété et d’investissement dans la manière dont les chevelures sont utilisées.
« Chacun d’entre nous pourra être en être dépositaire, chacune d’entre nous pourra en assurer la gestion, chacun d’entre nous pourra en regarder les travaux et réfléchir aux manières de les utiliser éthiquement et faire remarquer les usages non éthiques », a dit Darke, 36 ans, dont les cours portent sur l’art numérique, les nouvelles formes de médias, la performance et le design de jeux vidéo. « Je veux créer un espace ouvert à toutes les personnes noires pour qu’elles puissent avoir cette discussion sur la forme ce que nous voulons que cela prenne ».
Darke s’est rendu compte du besoin d’avoir une plateforme open source dédiée aux cheveux afros lorsqu’elle travaillait sur l’un de ses propres projets en 2019. Bien qu’elle ne soit pas elle-même une artiste spécialisée en 3D, elle cherchait des chevelures noires sur des sites d’objets 3D à succès comme CGTrader et TurboSquid. Elle a découvert qu’ils ne disposaient pas de moyen efficace pour chercher des personnages noirs.
Lorsqu’elle a trouvé une solution alternative en utilisant le terme « afro-américain », les résultats étaient profondément offensants : des images d’animaux, des caricatures de sans-abri, des femmes noires hypersexualisées, et des « guerriers voodoo », pour n’en citer que quelques-uns.
« J’ai trouvé le mot-clé permettant d’avoir plus de personnages noirs dans les résultats », a-t-elle dit. « Mais il faut voir ceux qui apparaissent. Il faut voir les représentations de ces objets numériques, les mamas et minstrels de l’ère Jim Crow, et pourtant, impossible de trouver un twist out ».
Dans des jeux comme la série des Elder Scrolls, Destiny, et des jeux de sport non liés à la NBA comme la série WWE 2K, les chevelures noires ont l’air d’avoir été pensées après coup tellement le nombre d’options est ridiculement restreint, si tant est qu’il y en ait. Tant pis pour les joueurs noirs qui recherchent autre chose que des tresses africaines, des dreads ou un afro, sauf s’ils veulent opter pour une boule à zéro passe-partout ou un crâne chauve.
« C’est soit quelque chose de très haut, bouffi et serré, soit des dreads étranges de succube », a dit Adams. « Il n’y a pas vraiment d’entre-deux où on peut voir ces trucs vraiment bien marcher, où on zoome et on obtient les textures et les choses qu’on aimerait voir sur ces personnages ».
Des jeux japonais sortis aux États-Unis, comme Monster Hunter: World de Capcom, sont encore pires : certains titres ignorent tout bonnement l’existence de cheveux texturés. Les joueurs de Monster Hunter: World n’ont pas pu avoir de chevelures noires dans le jeu jusqu’à la sortie d’une extension payante, presque deux ans après la sortie initiale.
« Je m’identifie depuis toujours aux mecs hétéros, blancs, bruns et d’âge mûr, parce que ce sont eux les protagonistes de ces histoires. » – Darke
Depuis des années, la communauté des moddeurs – les joueurs qui se chargent eux-mêmes d’ajouter de nouvelles textures, de nouveaux objets et d’autres modifications aux jeux qu’ils aiment – est devenue le moyen de facto de contourner cette absence de représentation. La moddeure Xmiramira est devenue célèbre pour ses créations qui donnent ces options aux joueurs de couleur. Mais pour plus de la moitié des gamers dans le monde qui jouent sur des plateformes fermées comme les consoles ou les smartphones, les mods ne sont pas une option.
« On n’est pas toujours critique des médias qu’on consomme parce que c’est si normal », a dit Darke. « Par exemple, je m’identifie depuis toujours aux mecs hétéros, blancs, bruns et d’âge mûr, parce que ce sont eux les protagonistes de ces histoires. Et ce n’est pas que dans les jeux, donc on finit par l’accepter et à s’y habituer, en quelque sorte. Je pense que toutes les personnes noires comprennent ça implicitement ».
Les beaux cheveux afros dans les jeux sont si rares que quand ils sont bien faits, il y a lieu de se réjouir. Le studio Insomniac, de Sony, a été largement applaudi pour sa représentation de Miles Morales, un Spider-Man d’origine afro-latine dont le line-up et le dégradé bien nets ont remporté haut la main le prix de la meilleure chevelure du monde du jeu vidéo en 2020. C’était une amélioration énorme par rapport à l’implantation capillaire douteuse du personnage dans le premier volet de la série sorti deux ans plus tôt. Un personnage noir qui apparaît dans une bande-annonce pour le prochain God of War a aussi fait sensation en raison de ses locks superbement faites. Il existe des comptes Twitter entiers sur le sujet.
Pour Darke, la solution est que des artistes noirs créent leurs propres apparences. Et dans le cadre du recrutement pour le projet, l’enjeu était autant de trouver des moyens de soutenir des talents que de trouver des personnes qualifiées.
« Comme pour chaque problème, il y a des chances que des personnes noires y pensent déjà, y travaillent déjà, savent comment faire, et que juste personne ne leur a encore demandé », a dit Darke. « Je me suis dit, ‘on sait comment faire, mais on a peut-être pas assez de temps, de ressources et de soutien collectif pour créer nos propres visions’ ».
Grâce à des subventions, Darke a pu payer six artistes spécialisés en 3D 1 500 dollars chacun pour leurs contributions. Chaque artiste propose un seul buste de personnage avec au moins neuf chevelures uniques, et ils disposent d’une liberté totale.
Mais créer des types de cheveux de toutes sortes peut s’avérer compliqué, selon H.D. Harris, l’un des artistes spécialisés en 3D qui travaille sur la Afro Hair Library. Les cheveux afros, surtout, peuvent se révéler encore plus complexes au vu de leurs boucles, de leurs textures uniques, de la manière dont ils interagissent avec les personnages, leur environnement et d’autres aspects géométriques. Ce n’est pas quelque chose d’impossible à surmonter pour autant. Les développeurs ont beau être pressés par le temps pour respecter des dates limites de sortie, l’absence de beaux cheveux afros résulte surtout d’un manque de représentation et de respect.
« Les artistes travaillent depuis toujours avec les limites de la technologie disponible et les ont toujours poussées à l’extrême, pour atteindre leurs objectifs esthétiques et créatifs », a dit Darke. « Le problème ici, c’est qu’il y a un manque d’imagination, une vision appauvrie du fait d’être noir. Si on n’arrive pas à concevoir ce que c’est d’être noir, alors on n’y arrivera pas ».
Et les dégâts ne concernent pas juste le public.
« J’entends beaucoup de gens dire, ‘quelle importance ?’. C’est très important, tu vois ? On a envie de se voir ». – Jovan Wilson
« Aujourd’hui, de nombreuses personnes à la peau noire ou marron travaillent au sein de ces équipes », a dit Harris. « Quand le fait de concevoir des cheveux comme les nôtres est mis de côté ou traité comme un projet secondaire, ou quelque chose sur lequel on travaille si on a le temps, ça a un impact sur nous et les membres de ces équipes : on comprend qu’on vaut moins, qu’on ne sera même pris en considération si ça prend trop de temps ».
Même s’il faut attendre encore plus d’un an avant le lancement de la Afro Hair Library, le public peut déjà voir plusieurs exemples de ce à quoi il peut s’attendre. En plus de représentations plus exactes et moins grossières de cheveux afros, la bibliothèque comprend aussi d’autres designs éclatants, créatifs, colorés et différents de ce que l’on peut voir dans la plupart des jeux.
Jovan Wilson, une autre artiste spécialisée en 3D et gameuse depuis toujours qui participe à la Open Source Afro Hair Library, a confié à VICE News que travailler sur des objets pour la bibliothèque a eu un effet thérapeutique sur elle. Elle se souvient qu’en jouant à Champions of Norrath, un spin-off de Everquest datant de 2004, en étant gamine, elle aurait tellement aimé disposer au sein du jeu d’options de cheveux qui correspondaient à ses propres bouclettes crépues.
« J’entends beaucoup de gens dire, ‘quelle importance ?’. C’est très important, tu vois ? On a envie de se voir. J’ai vu les visages de tellement d’enfants s’illuminer en voyant des poupées et des personnages qui leur ressemblaient. Ça a un impact », a dit Wilson. « Quand j’ai vu ce projet pour la première fois, je me suis dit qu’il était temps de guérir l’enfant qui sommeille en moi ».
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