Un après-midi à me faire caricaturer Place du Tertre

L’auteure de l’article, en train de poser pour les artistes à touristes de Montmartre.

À l’âge de cinq ans, mes parents ont eu l’idée d’offrir une caricature à mon frère, ma sœur et moi. C’est ainsi que nous nous sommes faits tirer le portrait sur le port de Saint-Malo lors d’une après-midi de juillet. Le résultat fut au-delà des espérances de la petite fille que j’étais : j’y étais représentée avec un nez parsemé de tâches de rousseur et des cheveux frisés dignes d’un monarque absolu. Mes parents, fiers de leur progéniture ainsi représentée, nous ont obligé à afficher le portrait dans nos chambres, ce qui a provoqué l’hilarité de tous mes amis lors des dix années qui ont suivi.

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Depuis plus d’un siècle, la place du Tertre, sur la butte Montmartre à Paris, accueille des caricaturistes payés pour faire rire les adultes et humilier les enfants. On y trouve aussi de nombreux vrais artistes – Picasso y a même peint quelques toiles. Mais depuis 1980, le « carré aux artistes » – ou zone préférée des touristes internationaux – est réglementé par la Mairie de Paris. Tous les ans, chacun des 298 artistes présents sur la place doit demander une autorisation afin de pouvoir y exercer ses talents. Seuls quatre styles de dessins y sont acceptés : les portraits, les caricatures, les silhouettes et les peintures. À côté des artistes « légaux », on trouve également une dizaine de dessinateurs clandestins qui harcèlent les touristes pour leur fourguer un portrait.

Bien que la blessure issue de ma première caricature soit encore ouverte, j’ai décidé d’aller me faire caricaturer par six artistes différents de la place ; j’avais envie de me voir telle que je ne suis pas et d’en apprendre plus sur le quotidien des caricaturistes. Chaque réalisation dure environ une demi-heure, ce qui est long, tandis que les caricatures prennent seulement cinq à dix minutes. Les prix vont de 20 euros pour une caricature à plus de 60 euros pour un portrait – mais mes talents de négociatrice m’ont quand même permis de baisser la plupart de ces tarifs.

Par Gaguik, Arménien, 12 ans d’ancienneté sur la place du Tertre – Ressemblance avec l’auteur : 2/10 – Prix : 30 euros

Gaguik enchaîne clope sur clope et lâche des petits « OK, OK, OK » à mesure qu’il vous dessine. C’est l’artiste le plus passionné du coin. Il m’a dit que pour lui, « dessiner était en quelque sorte une façon d’exister ». Il se fout du blé ; il y a des jours où il décide de ne faire aucun portrait. L’argent n’étant pas sa seule préoccupation, si le modèle ne respecte pas son travail, il le lui dit simplement : « Casse-toi. » Il m’a expliqué que certaines personnes venaient poser juste pour voir si les passants s’intéressaient à elles. Elles aussi, il les envoie systématiquement paître.

Par Giorgia, 40 ans d’ancienneté sur la place du Tertre – Ressemblance avec l’auteur : 8/10 – Prix : 30 euros

Cette dame au fort accent de l’Est a été mon sésame pour la négociation des prix. Dissimulée sous quatre couches de vêtements, elle connaît tout le monde sur la place, même si elle traîne surtout avec sa « petite famille » – ses proches, avec laquelle elle a passé les quatre dernières décennies. « Ce que je préfère, c’est le côté international de cet atelier en plein air », m’a-t-elle dit, ce qui est une jolie façon de présenter le plus gros repaire à touristes de la capitale. Quand je lui ai demandé combien de temps elle comptait y rester, elle m’a répondu : « Un bon moment, sauf si je gagne au Loto. » Les chances de voir disparaître cette figure de la butte sont donc minces. À part ça, il s’agit incontestablement de la dame la plus gentille que vous aurez l’occasion de croiser dans cet enfer – et comme en atteste son portrait, elle saura aussi faire ressortir la Kristen Stewart à fort strabisme qui sommeille en vous.

Par Steve, Américain, 40 ans d’ancienneté sur la place du Tertre – Ressemblance avec l’auteur : 2/10 – Prix : 30 euros

Steve porte une paire d’Air Max flambant neuve qu’il matche avec ses cheveux blancs. Il est sans aucun doute l’artiste le plus fringant de toute la place. Ce hippie américain est arrivé à Montmartre par pur hasard il y a 40 ans et n’a depuis plus jamais quitté le carré aux artistes. Autrefois peintre en plus d’être portraitiste, il se consacre désormais uniquement à cette seconde activité. Il parle peu, mais répète à qui veut l’entendre qu’il veut rester plus longtemps possible ici.

Par William, Syrien, 43 ans d’ancienneté sur la place du Tertre – Ressemblance avec l’auteur : 4/10 – Prix : 30 euros

Après avoir étudié aux Beaux-Arts de Paris, William a selon ses dires, « travaillé à droite, à gauche » et comme plein de gens dans son cas, il est arrivé à Montmartre. Il m’a parlé avec nostalgie de l’époque où la place comportait un petit jardin, des bancs, et moins de Russes. Ce grand-père gagne sa vie uniquement grâce à ses portraits de touristes. Il refuse de dire combien mais l’argent qu’il se fait lui permet également d’acheter du matériel pour continuer sa carrière d’artiste-peintre. Il m’a dessiné d’une main tout en parlant au téléphone avec une clope vissée aux lèvres. Le résultat est en conséquence un poil raté.

Par Kakuko, Japonaise, 30 ans d’ancienneté sur la place du Tertre – Ressemblance avec l’auteur : 6/10 – Prix : 30 euros

C’était la première fois que Kakuko travaillait hors-saison. Quand elle n’est pas occupée à préparer sa prochaine exposition, elle vient dessiner sur la place. Cette petite dame qui ne se sépare jamais de son caddie rempli de fusains est aussi arrivée ici après avoir fait les Beaux-Arts. En été, elle peut produire jusqu’à 10 portraits à 60 euros l’unité par jour, ce qui fait un sacré paquet de blé soutiré à des gens qui étaient juste venus pour admirer le Sacré-Cœur.

Par Paul, Polonais, 20 ans d’ancienneté sur la place du Tertre – Ressemblance avec l’auteur : 7/10 – Prix : 20 euros

Paul est un grand blond dégarni plutôt irritable. Il est le seul artiste que j’ai rencontré à détester ouvertement son boulot. « Je fais ce métier de merde en attendant de trouver mieux », m’a-t-il indiqué. Il a bien appuyé son propos en bâclant son boulot et en me tirant le portrait en cinq minutes. Mes proches se sont pourtant accordés pour dire que c’était le seul dessin qui me ressemblait vraiment. À l’heure où j’écris ces lignes, j’ignore toujours comment je suis censée le prendre.