Illustrations : Marne Graham
Illustrations : Marne Graham

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Ma sœur, cette schizophrène

Ma sœur était une excellente élève et une fille bien plus populaire que moi – puis elle s'est mise à croire que le FBI la cherchait et que ma mère voulait la tuer.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Nous avons compris que quelque chose n'allait pas quand ma sœur a commencé à accrocher des draps noirs aux fenêtres de sa chambre.

« C'est à cause des hélicoptères, explique ma sœur, Amber. C'est le FBI. Ils me cherchent. »

Nous avons vraiment réalisé l'ampleur du problème le jour où elle a appelé la police à deux heures du matin, persuadée que ma mère avait un fusil et qu'elle prévoyait de s'en servir contre elle. Les flics ont débarqué chez nous, pistolets à la main. Quand je suis sortie de ma chambre, confuse, ils m'ont demandé de mettre mes mains en évidence.

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On ne m'avait encore jamais menacé avec un flingue, pourtant je n'ai pas eu peur. J'étais surtout ennuyée par tout ce raffut qui m'avait réveillée. Cette première manifestation de la maladie de ma sœur ne m'a pas tellement dérangé – sans doute parce que je l'ai toujours perçue comme une rivale. Elle m'a toujours volé la vedette. Elle ne ramenait que des récompenses et des bonnes notes. Elle était douée pour les maths, les sciences, l'anglais, le français et l'histoire, alors que j'ai lutté tant bien que mal pour avoir la moyenne tout au long de ma scolarité. Elle était grande et excellait au volley et au basket, ce qui lui valait encore plus d'éloges.

Elle se moquait de moi en permanence et me surnommait « Toutânkhamon », à cause de mes cheveux frisés qui m'arrivaient au menton. Elle disait que mes cuisses étaient grosses et que mes dessins étaient moches. Heureusement, mes parents avaient conscience que c'était elle qui me cherchait et la punissaient souvent.

Mais surtout, j'avais déjà mes propres problèmes à gérer quand les flics ont débarqué chez moi – j'avais 16 ans, pas de copain, et j'étais boulimique. À cette époque, je prenais deux kilos par semaine. J'étais dépressive et constamment irritée.

Quand je suis sortie de ma chambre, les flics avaient déjà menotté ma mère. Elle était pieds nus sur le porche, vêtue d'une nuisette en flanelle rose qui lui arrivait juste en dessous des genoux. Ses pieds devaient être gelés, sachant que nous étions en plein mois de janvier.

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Ma mère ne s'est pas énervée. Elle est restée molle et sans vie, essayant en vain d'expliquer ce qui s'était vraiment passé. Ses mots étaient inintelligibles – elle pleurait. Cette scène m'a brisé le cœur et m'a emplie de dédain – elle semblait tellement impuissante, incapable de se battre. J'ai su que c'était à moi d'intervenir.

J'ai expliqué l'état de ma sœur aux flics. « Ma sœur est folle, elle s'imagine des trucs », leur ai-je lancé.

Amber se tenait derrière moi, toujours terrifiée. Elle avait été prise d'hallucinations alors que ma mère dormait déjà. Elle était convaincue que ma mère était dans sa chambre en train de charger son fusil dans le but de la tuer, ce qui l'avait poussée à appeler les flics, sans rien dire à personne.

« Ma mère n'a pas de fusil. Pouvez-vous lui enlever ses menottes ? »

Heureusement, ils ont obéi.

Ma sœur est intervenue: « Si, elle en a un ! Je l'ai vu ! »J'ai froidement rétorqué : « Ignorez-la » aux flics.

Je me fichais un peu de ce qui arrivait à Amber, je me disais que ça passerait certainement. Après tout, c'était la superstar, la deuxième de promotion de son lycée. Elle venait d'être admise à l'université de Berkeley. Elle était belle, grande et mince, avec de belles formes. Ses cheveux étaient épais et lisses, et tombaient sur des épaules bien plus jolies que les miennes.

Elle était aussi mon ennemi juré. Elle se moquait toujours de moi et me volait la vedette en permanence, et quand elle ne le faisait pas, elle m'ignorait, tout simplement.

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Nous avons ensuite appris que ses sarcasmes et son immaturité étaient dus à un début de schizophrénie. Amber avait beau être douée, elle n'avait pas la conscience de soi émotionnelle que j'avais enfant. Quand elle n'étudiait pas ou ne faisait pas de sport, elle avait deux personnalités distinctes : soit elle était malpolie et méchante, soit complètement absente. Les photos de nous enfants le prouvent. Je faisais des grimaces et des grands sourires tandis qu'Amber apparaissait distante, impassible et réservée.

Sa maladie mentale s'est vraiment déclenchée quand elle a raté son premier trimestre à Berkeley, sans doute à cause de sa consommation de weed quotidienne. Il fait peu de doute – en tout cas selon les psychiatres – que la weed a catalysé la schizophrénie latente qui sommeillait dans son cerveau depuis sa naissance. C'est une hypothèse assez solide, sachant que mon grand-père paternel était également schizophrène. Tout comme la calvitie masculine, la maladie mentale saute souvent des générations.

À la maison, elle se roulait en boule à côté de la stéréo et écoutait les Beatles ou les Who, afin de trouver un peu de répit.

« Il y a des bruits dans ma tête », se plaignait-elle, terrifiée. « Des bruits de craquement constants. »

Après six mois à se comporter de la sorte, mes parents ont vraiment commencé à s'inquiéter. Quant à moi, je demeurais indifférente.

«Tu ne te préoccupes donc pas de ta sœur? », m'a demandé un jour mon père à table. Mais j'étais tellement détachée d'Amber à cause de notre relation tendue que je n'ai même pas pu répondre à la question.

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« Je ne comprends pas comment tu peux être aussi froide », a-t-il ajouté.

« Parce que ça va aller », ai-je finalement répondu, irritée. « Ça va s'arranger. Pourquoi vous inquiétez-vous autant? »

Mais son état ne s'améliorait pas. Au lieu de ça, elle montait en haut des collines broussailleuses qui se trouvaient derrière notre maison – en pleine canicule et pieds nus – et attendait que Dieu l'emmène au paradis, car des anges l'avaient informée qu'une apocalypse allait se produire. Elle revenait à la maison avec des blessures aux pieds et des insolations. Le lendemain, ses joues, son menton et son front étaient couverts de cloques disgracieuses.

Suite à un séjour de deux semaines en unité psychiatrique, Amber a commencé à prendre des médicaments –des médicaments qui ont commencé à avoir un effet sur sa paranoïa – et j'ai commencé à me faire à l'idée que ma sœur souffrait d'une grave maladie mentale.

La schizophrénie, selon les médecins, a débouché sur une paranoïa grave et délirante – d'où la vision de ma mère avec un fusil, des espions du FBI et des anges qui prédisent une apocalypse. Si les médecins ont affirmé qu'elle ne deviendrait pas violente ou agressive, ils nous ont prévenues qu'il y avait de fortes chances pour qu'elle se mette en danger. Ce qui s'est confirmé un jour où ma mère la conduisait chez le médecin à une heure de pointe. Amber a ouvert la portière en plein trajet et a sauté pour s'enfuir du véhicule. Encore une fois, elle craignait que ma mère ne s'en prenne à elle physiquement.

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Selon les médecins, un bon traitement suffirait à soulager ces psychoses paranoïaques. Tout d'abord, ils ont donné à Amber du Haldol, l'un des premiers médicaments utilisés pour traiter la schizophrénie dans les années 1950. Il a diminué la psychose mais a aussi ralenti son esprit et son corps – elle passait ses journées à dormir. Mes parents ne supportaient plus cette situation, si bien que les médecins lui ont prescrit du Clozaril, un antipsychotique plus récent – le seul qui a vraiment atténué ses symptômes sans la transformer en zombie.

Malheureusement, le Clozaril provoque chez de nombreux patients des fringales tout en détruisant leur métabolisme. Amber n'a pas échappé à cet effet secondaire: elle a pris environ 90 kg en l'espace de quelques mois. Cette manifestation visible de sa maladie a provoqué chez moi un déclic. Je pouvais voir la gravité de sa maladie pour la première fois, et le poids qu'elle prenait a adouci mon comportement envers elle.

Quelques mois après qu'Amber a pris 90 kg, son obsession pour Jésus a empiré. Un jour, en 2003, après avoir arrêté ses médicaments, elle m'a appelé et a crié : « Je suis l'Agneau de Dieu et je vais être crucifiée ».

Il faisait nuit et je conduisais. J'ai été alarmée par la détresse dans sa voix et j'ai essayé, en vain, de mettre fin à son hallucination. « Amber, tu ne vas pas être crucifiée. C'est dans ta tête ! »

« Tu mens », m'a-t-elle répondu avant de raccrocher.

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Cela s'est terminé par un séjour de plusieurs mois dans un hôpital psychiatrique délabré – un endroit où les patients n'avaient rien à faire, à part se promener dans un petit espace extérieur de la taille d'une salle à manger. Quand je lui ai apporté un ours en peluche pour lui remonter le moral, elle a cru que c'était la Bête de l'Apocalypse et a refusé de le garder.

« C'est maléfique, a-t-elle dit. C'est le diable. »

Je l'ai ramené chez moi, consternée. Mon déni stoïque avait laissé place à une tristesse terrible – ma sœur semblait m'échapper pour de bon.

Il m'a fallu vingt ans pour accepter la maladie d'Amber, et aujourd'hui, j'essaie de me concentrer sur les aspects positifs.

La plupart du temps, Amber vivait avec ma mère. Je ne savais pas comment me comporter avec elle, alors je suis devenue complètement passive. Aujourd'hui, je la vois seulement lors des repas de famille : les anniversaires, Noël, Pâques, la Fête des mères ou la Fête des pères. Il m'arrive de l'emmener déjeuner, voir un film ou boire un café, et j'en ressors toujours ébranlée. À chaque fois, j'ai encore au fond de moi l'illusion qu'elle pourra s'en sortir.

Parfois, je me saoule, puis je sanglote jusqu'à faire de l'hyperventilation. D'autres fois, je frappe la fenêtre de ma voiture avec mon poing ou je jette des bouteilles de bière dans mon appartement. Elles se brisent contre le mur ; pour je ne sais quelle raison, cela me fait me sentir mieux. Je laisse sortir ma rage contre cette injustice brutale.

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Il m'a fallu vingt ans pour accepter la maladie d'Amber, et aujourd'hui, j'essaie de me concentrer sur les aspects positifs.

Elle est en sécurité. Elle vit dans un centre de soins de santé au nord de Hollywood, car ma mère vieillit et ne peut plus s'occuper d'elle. Elle suit son traitement et souffre moins d'hallucinations et de paranoïa. Elle a une famille qui l'aime. Malgré la prise de poids et le diabète de type 2 qui s'est ensuivi, elle est en assez bonne santé. Et elle a des ambitions : elle a pris des cours de dessin et de comptabilité à l'université. Elle a même obtenu un diplôme en théologie.

Il y a quelques jours, je suis sortie avec elle à l'occasion de ses 38 ans. Elle voulait aller à El Pollo Loco pour manger un de ces burritos fourrés au poulet, au riz, aux haricots, et au fromage.

Entre deux bouchées, elle m'a dit qu'elle avait commencé à étudier la Bible dans son centre de soins. « Des gens viennent », a-t-elle dit joyeusement. « Tom vient. Susan vient. Et cette femme sympa, Diane, vient aussi. »

Après le repas, nous nous sommes assises sur son lit double, dans la petite chambre qu'elle partage avec une femme âgée, et nous avons continué à parler. Au-dessus de son lit étaient accrochées deux croix que je lui avais offertes – une en mosaïque rouge, jaune et argent que j'ai achetée à Barcelone, et une autre recouverte de perles multicolores aztèques que j'ai trouvée au Mexique.

« Je peux te lire la Bible? », m'a-t-elle demandé.

« Bien sûr », ai-je répondu. Bien que je ne sois pas croyante, je sais qu'elle aime lire l'Évangile aux gens —c'est ce qu'elle préfère faire.

Elle a pris un petit livre bleu en cuir rangé dans sa table de chevet en bois. Quelques rides étaient apparues sur son visage et m'ont rappelé qu'il était important de passer autant de temps ensemble que possible. Elle a commencé à lire les béatitudes du livre de Matthieu : « Heureux les pauvres en esprit car le Royaume des cieux est à eux. Heureux les affligés, car ils seront consolés ».

Alors qu'elle lisait, elle était incroyablement calme. Sa voix était stable et confiante. J'écoutais. J'étais émue par la tranquillité de son ton.

« Heureux les débonnaires, car ils hériteront la terre. Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. »

À ce moment-là, elle semblait si bien, si terre à terre, comme si elle n'était plus malade. Plus elle lisait, plus j'écoutais et plus je me sentais prête à l'accepter et à l' aimer telle qu'elle est.