Des visiteurs devant « Love Lost » de Damien Hirst. Photo via Flickr.
Messages inexistants, enchères records, collectionneurs débiles et superstars du marché en visite dans les musées des grandes métropoles occidentales : l’écosystème de l’Histoire de l’Art a changé ces 30 dernières années. Une frange de spécialistes pessimistes pense même que l’Art vivrait aujourd’hui une nouvelle extinction de masse. Techniques, couleurs, maîtrise d’ouvrage et recherche d’émotions ont été remplacées par un seul truc (qui a toujours été important dans l’Art, soit) : les thunes. Cotations et spéculations décident désormais de quel artiste va entrer dans le game mais surtout, de qui va sortir des galeries. Parfois même, à tout jamais.
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Le dynamisme du marché de l’Art global est hallucinant. Il pèse à ce jour, plus de 50 milliards d’euros*. Près de la moitié de ce chiffre est réalisé par le contemporain – en gros, toutes les œuvres et artistes post-Seconde Guerre mondiale. Le boss incontesté de ce Artgame s’appelle toujours Jean-Michel Basquiat, qui reste le plus côté devant Jeff Koons, puis Christopher Wool. Trois Américains sur le podium, qui garantissent la domination des États-Unis sur la scène artistique mondiale, talonnée de très près par la Chine.
« Pourquoi tant de haine ? », s’interrogeait dans un édito datant de 2008 l’artiste et homme d’affaires Thierry Ehrmann. L’homme est sculpteur, mais surtout fondateur et Président du site français Artprice, agence de cotation du marché de l’art. « Les choses sont pourtant simples, décrétait-il. Il existe, depuis près d’un siècle, une donnée qui permet de mesurer la spéculation : le taux d’invendus […] Ce taux calculé par Artprice est de 37 % dans le monde, ce qui correspond à une sélection impitoyable du marché, où seules les pièces irréprochables partent. »
Ainsi, tamisé par une main invisible et féroce, le soi-disant bon Art émergerait naturellement. Bel exemple de dialectique certes, mais c’est ontologiquement un peu juste. On trouverait presque de quoi se marrer si l’ensemble du monde artistique contemporain n’était pas soumis à cette seule et unique loi. C’est pourquoi j’ai voulu prendre en compte toutes les choses qui font l’Art aujourd’hui afin de les presser et de faire juter leur substantifique moelle. Peut-on encore devenir artiste en 2016 ? Qu’attendre des restes de l’avant-garde créative ? Peut-on toujours baiser ? J’ai essayé de répondre à toutes ces questions de la manière la moins objective possible.
* Si l’on en croit le TEFAF Art Market Report 2015, référence plutôt sérieuse en la matière.
Damien Hirst, jeune et hilare, et la tête d’un homme mort. Photo via.
BOOSTER SA COTE (OU LA COTE DE L’ARTISTE SUR LEQUEL VOUS INVESTISSEZ)
Rien ne justifie raisonnablement des baisses ou des hausses de cotes pour un artiste. Tous les opérateurs de ce marché le savent. Le truc, c’est que personne ne veut l’avouer. Ce petit monde doit continuer à être payé, et le champagne doit continuer de couler modérément : l’œuvre doit en conséquence être célébrée à tout prix. Même lorsqu’elle est merdique.
Malgré sa dimension quasi-magique – comme Roland Barthes l’entendait –, l’augmentation d’une cote n’est jamais chose aisée. C’est même, pour être franc, très difficile. Pour ce faire, tout le monde doit s’y mettre. Les critiques d’art et les curateurs les premiers. Ils se doivent de signer un maximum de couvertures, préfaces et autres articles élogieux, et de fait, il est tout à fait recevable de soudoyer certains d’entre eux avec une toile ou pour les plus directs, du cash. Ces derniers, corruptibles comme 99 % de l’humanité, vous rédigeront les textes de monographies et autres beaux livres, souvent publiés à compte d’auteur directement par les artistes, ou payés par certains galeristes en mal de séduction auprès de certains peintres en vue. Pour booster les cotes, les galeristes ne doivent pas hésiter à endosser le costume de V.R.P., et d’enchaîner les salons et autres nombreuses foires d’Art contemporain. La plupart du temps, ils se les font toutes. Dans ce game de l’événementiel, la FIAC, organisée tous les ans au mois d’octobre, constitue une référence en France. Les autres rendez-vous, presque tous parisiens, lui sont presque tous soumis et inférieurs en qualité. Cette présence sur les salons, là encore, il est nécessaire de l’annoncer dans la presse. Et là encore, elle se paie. Il faut donc acheter une pleine page de publicité chez E-Flux, dans le Contemporary Art Daily ou, au pire, dans la prochaine édition du Guide de l’Art Urbain . Un artiste qui souhaite voir sa côte grimper peut également tenter de signer des collaborations pas trop honteuses avec d’autres artistes, d’un niveau légèrement supérieur (à l’échelle de la cote) au sien. Il peut aussi envoyer son agent en salles des ventes afin de se racheter lui-même ses propres œuvres si elles font de mauvais résultats aux enchères. La pratique est courante, même chez des artistes beaucoup moins cotés que Damien Hirst**, qui continue de payer les frais de l’explosion de sa bulle spéculative.
Lorsque vous êtes big, vous devez parsemer votre création d’un minimum de ce que l’on nomme social washing, c’est-à-dire, la bienséance de mise. Exemples : conception d’une installation pour un équipement culturel public, ou don d’une œuvre au profit d’une vente caritative. Au minimum une par an, c’est la règle.
** Ou, beaucoup plus proche de nous, d’un Pasqua, dont les acheteurs cherchent aujourd’hui à tout refourguer à moindre prix, lithographies et toiles.
RÉUSSIR À NE PAS PERDRE SES THUNES
Depuis 2000, le produit des ventes dans l’Art contemporain a augmenté de 1 800 %. Les ventes ont également exposé. Ça veut dire que dans ce marché, les liquidités abondent. Il y est donc facile, même pour le plus simple des opérateurs, d’y entrer afin d’y faire un « coup ». Un coup, c’est acheter une daube et s’en débarrasser rapidement après avoir triplé son prix d’achat. Ce n’est pas un hasard si ce milieu continue d’attirer son lot de joueurs, parieurs ou vilains garçons rangés des bagnoles. Néanmoins, prudence : on ne fait de bon coup sans un bon pigeon.
Vous voulez acheter de l’Art sans perdre toutes vos thunes ? Fixez-vous sur un artiste. On en recense près de 50 000 aux enchères, sans compter les galeries ni les FRAC, qui font tourner le business.Tentez de trouver son atelier. Une part des artistes présents dans le game disposent de leur propre atelier. C’est en partie à ça qu’on les reconnaît. Arrivé sur le pas de sa porte, si son agent vous bloque l’entrée, c’est bon signe. Les artistes ne font pas de bons comptables. Si vous pouvez entrer en contact direct avec le mec, appâtez-le : offrez de lui acheter rubis sur l’ongle une ou plusieurs œuvres – ou installations. S’il accepte, c’est très mauvais signe.
Le réflexe recherché ici, c’est qu’il vous envoie direct chez son galeriste le plus proche, ce qui prouvera de sa loyauté. Un mot galvaudé dans le milieu certes, mais qui continue de rimer avec stabilité de la cote. Au passage, si la porte du lieu reste suffisamment longtemps ouverte, profitez-en pour vérifier que l’atelier n’est pas rempli d’assistants. Parfois, ces mecs ne laissent de libre sur la toile que l’espace disponible pour que l’artiste la signe.
Un vernissage à Paris. Photo via Flickr.
SE BOURRER LA GUEULE
Pour un artiste débutant, une œuvre vendue en galerie 5 000 euros rapporte aux alentours de 1 500 euros à son auteur. Le bénéfice sert à payer la chargée de communication, les frais de fonctionnement du lieu et le train de vie du galeriste, qui se doit – comme vous vous en doutez – de soigner les apparences. Aussi, les galeristes financent largement les grandes marques de champagne, que vous trouverez en dégustation libre lors des vernissages. Ici la règle est simple : sachez que pour une galerie parisienne de taille respectable, le vernissage ne sert qu’à remercier les collectionneurs, qui ont déjà choisi leurs œuvres la veille de l’événement. L’alcool leur est dédié. De votre côté, vous n’êtes qu’un dommage collatéral***.
Ne paniquez pas, ne vous habillez pas pour l’occasion. Contentez de jeter votre dévolu sur des lieux à la jauge très limitée, flanqué d’une belle tête d’affiche. Plus l’espace sera confiné et l’artiste connu, meilleur sera l’alcool. À la Galerie du Jour d’Agnès B., on boit de la Heineken tiède ; chez Marcel Strouk, on sabre sans modération.
*** D’ailleurs, un nombre croissant de galeries physiques – parisiennes notamment – ferment leur porte pour se dédier à des ouvertures uniquement éphémères ou online.
Ce qu’ils admirent devant une œuvre, c’est son potentiel spéculatif. Le dynamisme du marché en lui-même, les émerveille.
BAISER
La décadence infinie de l’American Pop Mouvement a disparu en même temps que Keith Haring : vers la fin des années 1980. De ce fait, vous avez plus de chance de choper au Salon de la BD d’Angoulême qu’un jeudi soir de vernissage à Saint Germain. La classe qui fréquente les galeries n’est qu’une bourgeoisie de façade, une caste de synthèse, autant recomposée que du foie gras de grande surface. Grandeur, vice et déchéance ne sont pas du tout dans leurs habitudes sexuelles. OK, c’est le segment où, avec le cinéma et la mode, on trouve les meufs les plus bonnes au Monde. Mais le seul autorisé à draguer en basket, c’est l’artiste. Pas vous.
Jean-Michel Basquiat, « Untitled (Venus/Great Circle) », 1983. Via Flickr.
LES RICHES
« La grande bourgeoisie n’achète pas d’Art – elle en hérite. Les clients des galeries, ce sont les nouveaux riches. Nouveaux riches qui réclament des esthétiques bien précises. Durant les 1980s, ils achetaient des Commandes Empereur ; maintenant ils spéculent sur du street-art. » Ces paroles sont les aveux d’une galeriste spécialisée dans la photographie contemporaine, entendus cette année lors d’une exposition parisienne. En France, les Russes, Chinois ou résidents des pays du Golfe côtoient désormais les fortunes historiques suisses, monégasques ou les vieux juristes. Au sein même des acheteurs hexagonaux, les néoentrepreneurs, jeunes patrons et self-made-men bien dans leurs pompes ont peu à peu remplacé la grande bourgeoisie.
Ultra sensibles aux dîners de gala, visites privées d’ateliers, événements VIP et moins armés culturellement face à l’histoire de l’Art que la vieille aristocratie, les nouveaux riches empoignent la création contemporaine comme un glorieux levier de statut social. Ce qu’ils admirent devant une œuvre, c’est son potentiel spéculatif. Le dynamisme du marché en lui-même, les émerveille. Résultat ? Depuis quelques années, le contemporain pèse plus que le marché des impressionnistes, des classiques et des modernes réunis.
L’œuvre de Jeff Koons se résume à avoir été l’un des premiers à initier ce cercle vicieux à grande échelle. Aujourd’hui, il représente encore, avec Basquiat**** et Christopher Wool, 18 % des recettes mondiales du marché.
Sous l’influence d’une clientèle armée de moyens illimités, l’offre artistique s’est donc transformée en un langage étrange de la décoration murale putassière. L’iconographie et les écritures développées se résument désormais à un catalogue régressif de vanités dorées, installations apolitiques, photographies du néant, Mickeys chromés, tête de cerf en plexi et autres techniques mixtes relativement pourries sur murs de vrais billets de 100 dollars.
Les catalogues d’exposition du prêt-à-décorer contemporain se feuillettent notamment chez Gagosian, aux pages Richard Prince ou Jonas Wood, mais également chez Perrotin (pages Kaws, Daniel Arsham ou Sophie Calle), au Art Basel de Miami, ainsi qu’à la Fondation Pinault au Palais Grassi, à Venise.
**** En 2015 encore, Jean-Michel Basquiat restait le boss du game contemporain, avec un chiffre d’affaires de 125 821 223 dollars, pour seulement 79 œuvres vendues.
Jeff Koons, « Ushering in Banality », 1988. Via Flickr.
LES CONNARDS
Ils sont particulièrement nombreux dans ce métier. Mais les pires sont reconnaissables : ce sont de loin les creative directors et autres connexioneurs freelance. Depuis qu’ils ont téléchargé et lu le dossier d’aide à la création de leur DRAC (Direction régionale des activités culturelles), ils ne jurent plus que dans le branding. « Dude, l’avenir, c’est les marques ! » Farcis de projets foireux et souvent issus de magazines lifestyle, ces gros cons boursouflés débiles distribuent leurs cartes à visage découvert, et dans l’indifférence générale. La plupart des gens du game les évitent, mais ils tirent tout de même leur épingle du jeu puisque de fait, ils existent.
LES GENS COOL
Les gens cool dans l’Art contemporain sont toutes les aides de camp que vous pourriez croiser aux alentours des ateliers. Encadreurs, céramistes, ouvriers spécialisés en patine du bronze, photographes d’œuvres ; ou l’artiste lui-même, parfois. Tous ces gens ont un savoir-faire. Ils maîtrisent des techniques de production, souvent artisanales et nobles. La majorité est issue des écoles d’art, l’autre (celle qui collabore avec les très gros) de l’artisanat. En gros, ce sont des mecs qui savent découper une vitre et appliquer un vernis correctement. À la différence des collectionneurs, curateurs et galeristes qui eux, n’ont rien à faire valoir, si ce n’est leurs thunes et leur carnet d’adresses. Résultat ? Pour exister dans ce milieu, ils génèrent ce que j’appellerais de la dette de service. De type : « Je t’ai présenté machin – Untel me doit ça. » C’est une dette immatérielle et infinie à ne jamais contracter. Aussi, préférez les petites mains habiles et futées aux grandes promesses de soirées.
POURQUOI TRAÎNER DANS CE MILIEU
En dehors d’être à peu près bien rémunéré pour un job dit « culturel », l’intérêt de traîner dans un tel milieu, c’est aussi d’avoir le droit de squatter les ateliers d’artistes. Les ateliers, en plus d’être de bons repères de la qualité de l’artiste pour ceux qui auraient la chance d’investir dans le game, sont également agencés comme de véritables matérialisations du cerveau de l’artiste. C’est la banlieue de leur esprit, si vous voulez.
Il s’agit donc d’un lieu protégé, dans lequel les mecs passent plus de temps qu’auprès de leur famille. Concepts, morceaux de vie choisis, message à tout prix – la création contemporaine passe son temps à se justifier, s’inventer une narration, servir des histoires pour séduire acheteurs, critiques et galeristes. Dans son atelier, l’artiste est vrai. Brut et sans posture, à peu près à l’exact opposé de l’espèce de spectre que vous pourrez rencontrer lors de ses vernissages. C’est aussi dans ces mêmes ateliers qu’ont lieu les meilleures fêtes.
L’HORREUR DU TRUC
Comme vous l’avez compris, on recense pas mal de trucs compliqués, tristes ou chiants dans cette grande cour de récré qu’est l’Art contemporain. Le truc le plus sinistre, c’est les jeunes artistes aussi se soumettent au snobisme de rigueur. Eux aussi s’accouplent aux réalités marchandes agressives à l’œuvre dans toutes les strates du game. Et l’on parle d’un marché brutal, affamé. Donc irrésistible pour un jeune diplômé des Beaux-Arts au ventre vide.
Capitaux sans limite, mécénat de la part des grosses entreprises et arrogance des acheteurs ont dessiné un nouveau conformisme ultralibéral. Ce marché accompagne la violence du monde, au lieu de la combattre. Maîtrise d’ouvrage, savoir-faire ou heures passées sur une œuvre ne comptent plus – littéralement. L’Art contemporain se fout du travail, de la technique ou de la subversion. En réalité, il se fout de TOUT.
Peter Doig, « Pond Life », 1993. Via Flickr.
LA POSSIBILITÉ D’UN ESPOIR
Pas de bile, le grand méchant Capital n’éclipse pas tout ce qu’il reste de bon dans l’Art. À travers Lui, quelques contre-feux parviennent à illuminer la jeune création. Du côté de l’autoédition, le support livre est redécouvert : en une poignée d’années, il a même sauvé la photographie contemporaine de l’asphyxie. Ces ouvrages, généralement tirés à peu d’exemplaires, permettent aux quelques gens intéressants de l’avant-garde créative de rencontrer son public, sans passer par l’entremise de galeries ou d’institutions. Risqué, le statut d’artiste-éditeur donne néanmoins lieu à de très beaux trucs en format papier, dont vous pouvez, par exemple, feuilleter une sélection sur le salon annuel Offprint à Paris, autoproclamé « Art Publishing Fair ».
La communauté des makers, activistes des technologies open source et déviés, innerve elle aussi la jeune création. Pour vous prendre la tête – et vous marrer, aussi –, penchez-vous sur les travaux de Matt Hope ou les projets du Français Nicolas Maigret. Dans un genre plus politique #NEWPALMYRA, initié par Bassel Khartabil et l’artiste et technologue Barry Threw, réunit hackers, photographes, architectes et artistes 3D. Le projet vise à une reconstruction numérique du site archéologique de Palmyre détruit par L’État Islamique.
La scène D.I.Y. & non-profit berlinoise demeure une place de choix en 2015. Au ID Festival par exemple, qui présentait cette année les travaux du vidéaste Amit Jacobi et de la performeuse gigerienne Moran Sanderovich. Monika Grabuschnigg s’envolera en février exposer à Va, première galerie d’Art contemporain basée à Ispahan, en Iran. La jeune plasticienne partage d’ailleurs son atelier avec Roman Moriceau et Henrike Naumann, qui vient de présenter son Musée de la Transe à l’excellente Ghetto Biennale de Port-au-Prince.
Car c’est dans la capitale haïtienne que se tient le meilleur événement contemporain qui ait jamais été ; là-bas, les artistes restent trois semaines sur place avec zéro budget afin de créer l’œuvre de leur choix autour du Créole, du Vaudou ou du Lakou, à destination d’un public local quasi-analphabète. « Vous devrez subvenir à vos frais de transport, logement et matériel. Aucun projet de photographie ou de vidéo ne sera accepté », précise le règlement. Cassez-vous, les bourges.
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