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Warren Ellis a voyagé en 2022 et nous a envoyé son rapport

Warren Ellis a rédigé un rapport sur l'état du monde dans dix ans : le ciel est squatté par les drones, l'espace par la Chine, et l'Angleterre par Boris Johnson.

Illustrations : Julia Scheele

Ce sont les petites absences qui vous font savoir que le temps a passé. En 2012, à l’occasion de l’une de ces rares journées où je m’éveillais de bonne heure, je remarquais parfois l’absence d’un bruit. Le vrombissement électrique de la camionnette du laitier. Ce bruit avait ponctué ma jeunesse. J’avais même bossé dans le lait un temps, dans les années quatre-vingt. Des convois de ces absurdes petites charrettes orange qui sortaient de l’entrepôt en cliquetant à quatre heures et demi du matin, tous les matins, avec le taré en tête qui désignait la rue, au-dehors, psalmodiant « On y va ! » comme s’il s’appelait Capitaine Kirk. Mes matins étaient pleins de ce bruit. Puis tous les supermarchés se sont mis à vendre au rabais des briques et des Tetra Paks, et ç’en était fini du livreur de lait en Grande-Bretagne.

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Aujourd’hui, dix ans plus tard, je n’entends plus les oiseaux. Le sifflement incessant des rotors des drones couvre le chant des oiseaux. Pour entendre les oiseaux, il faut s’enfoncer loin dans la campagne. Hors de toute couverture réseau, comme les villes oubliées du West Country. Rendez-vous à l’extrémité ouest de l’autoroute M4 que les habitants appellent Bristol Pier. Et là, peut-être, les échos distants et distordus des cloches de l’église vous parviendront-ils sous des trombes d’eau de pluie.

On m’a demandé de rédiger un état des lieux de la situation, dix ans après que j’aie commencé à écrire pour VICE UK. Mon dixième anniversaire, leur vingtième. Et c’est du boulot, vraiment. Je dois tenir ferme la barre et m’orienter au travers des brumes de la construction de la normalité, ce truc dans nos têtes qui nous serine que la façon dont nous vivons n’est pas si étrange que ça. Ça tient à notre nature, à notre capacité d’adaptation. Et je dois avouer que l’époque dans laquelle nous vivons n’était pas si difficile à prévoir.

La République islamique de Catalogne, par exemple, a effrayé, par sa nouveauté, beaucoup de monde, mais les villes-États islamiques sont à peine une innovation pour l’Espagne. Le Premier ministre Boris Johnson a tellement prêté à rire il y a dix ans, comme le maire Boris Johnson avant lui, que je pense que la majorité s’attendait à ça.

Les gens n’arrêtent pas de dire que la violence de la campagne présidentielle US en 2016 était « sans précédent », mais ce n’était pas le cas. Ils disaient que Rand Paul n’arracherait jamais un deuxième mandat, mais George W Bush l’a bien fait avant lui. On me disait cynique parce que j’avais affirmé que Paul remporterait la deuxième élection, peu importaient les six femmes qui venaient de se faire tuer pour avoir tenté de traverser la frontière canadienne afin de se faire avorter – c’était avant que le Canada ne limite lui aussi le droit à l’avortement. Le Canada, c’est le seul pays où voyage Rand Paul ! Il a retiré tous les drones de l’Asie du Sud-Est et les a tous rapatriés à la frontière mexicaine ! (Allant à l’encontre de sa propre « politique » de 2012. Un putain de choc.)

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Comment les gens ont-ils pu être surpris ? La seule chose que Rand Paul ait faite et qui m’ait jamais surprise était d’utiliser une bombe thermobarique sur Islamabad, plutôt qu’une arme nucléaire tactique. D’une certaine façon, la Doctrine Paul a fonctionné : une Inde réunifiée, le Printemps afghan, tout ça. Le président Paul s’est vanté d’avoir « résolu les problèmes de politique étrangère en supprimant la politique étrangère ».

Je suis certain que les habitants encore en vie de la Zone d’amitié taïwanaise m’approuveront. Imaginez-les hocher vigoureusement de la tête, enchaînés à leur banc de travail, assemblant des ordinateurs-feuilles pour le marché occidental. (Ces feuilles sont d’ailleurs extrêmement malpratiques, et je me fous de ce que les autres en disent. J’aime bien les téléphones-feuilles – pas besoin d’un acheter un nouveau chaque année parce que les pixels de la zone déformable se mettent à déconner, mais j’aime bien la façon dont leur structure à mémoire de forme leur permet de se dérouler pour prendre la forme d’un vrai téléphone, parce que cette forme me rappelle les Trimphone des années soixante-dix. Mais les claviers-feuilles sont pires que cette satanée Surface de Microsoft, et j’ai dû en revenir à ma vieille tablette et à mon clavier Bluetooth après avoir écrit les deux premiers paragraphes de ce texte – à cause du vent, qui n’arrêtait pas de soulever la feuille de ma table de jardin.)

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D’un certain point de vue, le monde est plus calme. Poutine est mort en prison, Medvedev est au Venezuela, la kleptocratie russe rogne ses propres os depuis cinq ans, mais ses jours d’aventures étrangères et de soft power sont révolus. C’est l’Union européenne qui s’est chargée d’écraser la folie qui s’est emparée de certains anciens pays soviétiques (une mobilisation qui n’est pas passée inaperçue pour la Catalogne). La Chine est plus à l’aise, et par conséquent plus pacifique en apparence, dans un monde où l’interventionnisme américain n’est plus qu’un lointain souvenir : ils ont pris ce qu’ils estimaient être à eux et se sont retirés dans leurs frontières. Ce qui, bizarrement, effraie encore plus les gens.

Dans l’espace, on ne trouve quasiment plus que des Chinois – ça, et quelle que soit la nationalité de ces pauvres hères qui essaient de faire tenir la Station spatiale internationale avec de la colle et du scotch. Les noms que trouvent les Chinois pour leurs trucs spatiaux sont géniaux. Alors que j’écris ces lignes, il y a une douzaine de personnes dans la Station spatiale chinoise – l’Assemblée lointaine du peuple – qui font semblant de ne pas pourrir sur pied, et cinq personnes dans la base lunaire qui se réjouissent de participer au Sixième Encerclement tout en prétendant que les rayons cosmiques ne perforent pas leur corps. Ce n’est plus qu’une question de jours avant que leur véhicule d’observation martienne, l’Éclaireur Yinghuo (Yinghuo peut se traduire grossièrement par « luciole », pour le plus grand bonheur des fans de Joss Whedon), ne soit placé en orbite. Tout le monde ignore combien de taïkonautes ont trouvé la mort. Tout le monde sait, en revanche, en quoi le monde n’est pas plus calme. J’aimerais bien me prendre une clope, mais la couverture locale détecte la fumée de cigarette, et je suis assis dans le jardin. Je n’ai vraiment pas envie de me prendre une amende de 1,000 £ pour m’en être grillé une à l’occasion d’une des deux seules semaines de beau temps qu’on ait eues cette année.

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Tout le monde a regardé la dernière série de procès à Athènes. Évidemment, ça fait longtemps qu’on fait des blagues sur le fait qu’il n’y a plus assez de personnes en Grèce pour remplir le banc des accusés, mais quand le Décret de Néron est passé, avec la police, affiliée à l’Aube Dorée, détruisant toutes les infrastructures de base et tirant à vue sur chaque témoin potentiel… vous comprendrez bien qu’il a fallu du temps pour enfin pouvoir juger ces enculés. Le fait que les procès soient le fruit des efforts conjoints de l’Union européenne et de la Ligue arabe – depuis que la Turquie a rejoint la Ligue arabe, la Grèce se situe à sa frontière collective – n’a pas forcément aidé à accélérer le processus.

L’Hiver arabe, comme l’Occident a aimé le surnommer, a fait l’impasse sur le printemps pour se jeter directement dans l’Été de la Haine. Le Moyen-Orient s’est embrasé, les populations musulmanes présentes dans d’autres pays ont soit allumé des feux, soit passé un sale quart d’heure en allumant ces mêmes feux (comme le Massacre de Paris, qui a signé la fin de Hollande). Le système bancaire américain s’est finalement écroulé sous le poids de sa propre crasse, et l’a fait au moment où l’Administration avait besoin d’une bonne excuse pour sucrer 95 % de l’aide étrangère. Le gouvernement d’Israël, déjà attaqué de toutes parts et notamment par les mouvements réformistes, a été pris de folie quand la source de plusieurs milliards de dollars annuels s’est tarie, avec un président américain qui contrôlait le Sénat et la Chambre des représentants avec une totale absence de scrupules. Ça a mis le feu aux poudres.

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Leur frappe nucléaire tactique sur l’Iran – sur la centrale de Fordo, où étaient situées les centrifugeuses (non-fonctionnelles) d’enrichissement de l’uranium – a capté l’attention de tout le monde. L’Amérique et la Chine se sont contentées de faire bouillir le Moyen-Orient, à savoir : continuer à leur pomper leur pétrole tout en empêchant leurs habitants de se barrer. C’était, si vous préférez, une non-intervention extrêmement menaçante. Une fois qu’on a éteint la bouilloire, il y avait 15 millions de morts et moins de pétrole qu’avant. Il est aujourd’hui déchirant de constater qu’Israël se retrouve dans la même position que l’Allemagne après la seconde guerre mondiale : honteuse des cadavres empilés à ses portes. Il est cependant important de rappeler que le crime n’est pas celui d’Israël ou du peuple juif (et si vous faites partie des gens qui considèrent que les récents pogroms étaient des « hoax » ou des « malentendus », c’est que vous êtes un idiot ou une sous-merde). Le crime, c’est celui d’une douzaine de vieux hommes séniles, grand maximum, et d’un système défaillant qui autorise des commandos de forces spéciales et des vendeurs d’armes à gouverner un pays.

Je vais bientôt devoir arrêter d’écrire, et aussi, j’ai presque plus de médocs. Je dois m’enfiler des comprimés pendant 6 semaines pour empêcher ma nouvelle trachée de faire une réaction aux aéro-allergènes. Je ne m’étendrai donc pas sur les killboxes iraniennes à Bahreïn et tout. Mais les États de la Ligue arabe vont être pris dans un tourbillon de conflits de basse intensité pour les années à venir, même si dans le même temps, ils s’impliquent à leurs frontières ouest et est pour apporter sécurité et stabilité dans les États démocratiques d’Afrique du Nord.

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Ce qui pourrait paraître bénin, si ce n’est qu’il s’agit de créer une sorte de zone tampon contre la moitié sud de l’Afrique. Je n’ai pas vraiment les compétences requises pour traiter de l’effondrement de l’Afrique, de la chute de l’Afrique du Sud et de toutes les aides qu’on a sucrées à l’Afrique. Et l’Amérique du Sud. Bon Dieu. Un autre jour.

Je regarde les relevés allergènes sur mon téléphone, depuis la couverture locale. La couverture locale, comme tout le monde l’appelle, est l’utilisation qu’on fait des drones, du genre de drones qu’on charge de senseurs et qu’on fout en autopilote pour plusieurs mois d’un coup. Chaque personne disposant d’un accès à un écran, quel qu’il soit, peut accéder aux données des drones. Météo, circulation, analyses de l’air, alertes, activité policière, vues d’endroits publics et toutes les choses auxquelles vous pourriez penser. Aussi longtemps que vous avez de quoi vous connecter. Et un compte Facebook.gov.

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