De toutes les crasses commises par l’armée française en déplacement, il y en a une, pernicieuse, qui s’invite encore parfois dans les débats : pourquoi avoir abandonné sur place certains membres du personnel civil de recrutement local (PCRL) utilisée lors de son intervention en Afghanistan ? Engagée aux côtés de l’OTAN dès 2001, la Grande Muette a employé de la main-d’œuvre pour des missions d’entretiens, de logistique et, surtout, de traduction. Que ce soit sur ses bases ou en opération, les interprètes, ou tarjuman, ont pris parfois autant de risque que les soldats – et en ont payé le prix comme lors de l’embuscade d’Uzbin en 2008.
Mais c’est surtout après le retrait progressif des troupes occidentales – commencé en 2012 pour la France – que le sort des traducteurs se complique. Comment retrouver une vie normale quand les talibans considèrent les auxiliaires de l’armée française comme des traîtres et des infidèles ? Certains tarjuman sont rapatriés, d’autres non. Ceux qui n’ont pas pu quitter l’Afghanistan vivent dans la peur de se prendre une balle dans la nuque en sortant faire les courses. Ceux qui entament les démarches pour rejoindre l’Hexagone se heurtent à l’opacité de l’administration française qui refuse visa ou droit d’asile sans donner d’explications.
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Deux journalistes, Quentin Müller et Brice Andlauer, se sont penchés sur le sujet et ont publié en 2019 : Tarjuman, enquête sur une trahison française. Ils ont décidé d’adapter leur enquête en BD, choisissant de mettre en avant le destin de trois interprètes en particulier : Zainullah Oryakhail, qui a survécu à deux tentatives d’assassinat, Shekib Daqiq et Abdul Razek Adeel, ce dernier étant devenu le président de l’Association des anciens interprètes afghans de l’armée française qui se bat pour leurs droits.
C’est Pierre Thyss qui a dessiné tout ça. L’ouvrage, sorti le 12 février dernier aux éditions La Boîte à Bulles, est excellent. Ce qui n’est pas une surprise, car Pierre est bourré de talents en plus d’être un chouette type. L’occasion était donc belle de lui demander ce que ça faisait de publier une BD « IRL » (on vous rappelle que sa première s’appelle Les Plantes Froides et qu’elle est toujours disponible ici) pour qu’il se la raconte enfin mais même là il est parvenu à esquiver le piège tendu.
Si Pierre est capable de dessiner tout ce qu’on lui demande – de Slim Thug à des pangolins colonisant Mars – ça ne l’a pas empêché de relativement galérer sur ce projet : « Six mois, c’est court pour faire une BD. J’ai commencé très fort et puis j’ai presque fait un burn-out. Finalement, c’est quand j’ai fini le story-board quelques semaines avant la date de rendu que ça c’est débloqué. C’était comme une épiphanie. J’étais chez moi, en mode ermite, c’était à la fois exaltant et désagréable. Mais maintenant, je sais dessiner des voitures. »
La collaboration du trio prend racine dans un article de Quentin Müller sur le rapport conflictuel qu’entretient l’État islamique avec le football illustré par Pierre. « Ils avaient retenu mon taf sur ce papier qui racontait comment, quand tu essaies de regarder un match sur les terres du califat, des mecs débarquent immédiatement avec des kalachs. Tout était réglementé jusqu’à l’absurde et des gens risquaient leur vie par amour pour le ballon rond. »
La proposition de dessiner l’histoire des traducteurs ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. « C’était un projet comme je n’en avais jamais fait, avec une portée culturelle et politique, explique Pierre. Je ne suis pas un activiste mais j’ai des valeurs et des principes. Quand j’ai appris ce qui était arrivé aux tarjuman, j’ai été choqué. On a menti à ces gens parce qu’il n’y avait rien de prévu pour eux. Tu vois dans les dossiers de refus les raisons invoquées : “Celui-là a trop de gosses” ; “Celui-ci poste des trucs religieux sur son Facebook, ça nous fait flipper”. C’est déprimant. »
Pierre souligne le destin ubuesque de ces civils qui, après avoir été bombardés par les Russes, puis les Américains, pensaient pouvoir retrouver une vie normale. Menacés par les talibans, ils tentent aujourd’hui de s’en sortir et se retrouvent in fine face à l’indifférence de leur ancien employeur. « Nous, Français, on s’est tous retrouvé au moins une fois dans une espèce de galère administrative kafkaïenne, soupire-t-il. Une situation où l’on te met la pression et tu ne comprends pas pourquoi. J’imagine qu’un Afghan qui dépose son passeport à l’ambassade de Kaboul pour une demande de visa et qui tombe sur un connard qui lui demande un dossier B26 ou une attestation sans lui donner d’explication, ça ne doit pas être simple. »
Comment dessine-t-on l’Afghanistan sans y avoir mis les pieds ? Pierre explique avoir été « très bien briefé » sur le sujet. Un historique du pays de A à Z depuis les années 1970 et une grosse documentation rassemblées par les deux journalistes qui l’ont abreuvé de photos – certaines prises par les interprètes – ainsi que de liens YouTube pour se faire une idée des bases de l’armée française et de la région. « J’y serais bien allé mais Brice et Quentin n’avaient pas prévu d’y retourner, sourit Pierre. Ils m’ont dit que le billet coûtait mille balles, que tu passais ta vie dans un taxi à te cacher et à te déguiser pour éviter de te faire kidnapper. »
Quant au choix du noir et blanc, « avec quelques nuances de gris », il permet de poser des ambiances. « Plus il y a de tension, plus c’est sombre, raconte Pierre. J’ai pu jouer avec les textures, me lâcher sur les montagnes et les forêts. Au début, je n’étais pas très à l’aise mais je pense que c’est ce qui donne un peu son style à la BD. Et puis j’ai pu faire passer mes obsessions bizarres pour Charles Burns ou Shigeru Mizuki. Ils font partie des influences que j’ai eues ces derniers temps, un mélange entre les comics américains, les mangas japonais et le vieux dessin français des années 1970. »
Pierre rappelle que tous les événements décrits dans la BD sont le fruit d’une longue enquête journalistique. Que l’histoire des tirs essuyés par un des interprètes dans son jardin est vraie. Que les documents officiels ont été reproduits de manière brute. « Il y a une critique d’un internaute qui dit qu’on a édulcoré la traversée d’un des traducteurs qui suit le trajet des migrants à travers l’Europe pour atterrir à Strasbourg avec son fils – qui souffre depuis de syndromes post-traumatiques. Il a raison, c’était beaucoup plus dur que ce que l’on montre dans la BD. »
Pierre n’a rencontré les trois interprètes qu’une fois le travail terminé, lors d’une soirée consacrée à la sortie de Traducteurs afghans, une trahison française. Il a presque été surpris de voir des types sans aucun ressentiment pour le pays qui a longtemps refusé de leur tendre la main. Il s’est dit que, si même eux avaient eu des difficultés pour obtenir le précieux sésame, qu’est-ce que ça devait être pour les autres. « Dans un métier où tu peux vite te sentir isolé ou bouffé par le syndrome de l’imposteur, c’était hyper valorisant que voir qu’une BD dont je n’avais pas été le moteur et qui n’était pas à propos de moi, pouvait compter pour eux. »
Le sort des tarjuman restés en Afghanistan n’est toujours pas réglé. L’association aidée par le travail titanesque de l’ancienne avocate Caroline Decroix continue son combat, avec une arme de plus pour sensibiliser les gens à leur cause. « On voulait vraiment effacer la distance qu’on peut avoir avec le conflit. Ne pas tomber dans le sensationnel ou sur les clichés de scènes de souk et de derbouka, pour que le lecteur puisse s’identifier aux personnages, conclut Pierre. Parce que devant l’histoire humaine, presque universelle, la réponse de l’État français est, par contraste, totalement inhumaine. »
Traducteurs afghans, une trahison française, aux éditions La Boîte à Bulles, de Quentin Müller, Brice Andlauer et Pierre Thyss, sortie le 12 février.
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