« Le singe c’est 50 euros pièce » déclare-t-elle. Après un rapide coup de fil à son acolyte qui garde la marchandise, elle déclare avoir tout vendu et nous conseille de repasser demain pour une nouvelle livraison. Dans les quartiers de Château Rouge et Château d’Eau situés au nord de Paris, on vend sous le manteau de nombreuses espèces protégées et en voie de disparition pour les cuisiner et s’en délecter lors d’un repas de fête ou de famille.
À l’arrière d’une boutique, directement dans un sac en plastique ou cachée dans un appartement voisin, on ne montre pas la marchandise à tout le monde. Les vendeuses sont méfiantes, très méfiantes. La douane a fait ces dernières années de nombreuses descentes pour saisir de la “viande de brousse”, nom donné à la viande d’animaux sauvages très réputée et consommée en Afrique et en Asie. Sa consommation est illégale presque partout dans le monde mais ancrée culturellement dans de nombreux pays. Si bien que certains gouvernements ferment les yeux.
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En France métropolitaine, on ne trouvera pas sur les étals du marché de l’antilope, du crocodile ou des pattes de dragon de Komodo. Seuls les connaisseurs savent où se procurer de la viande de brousse. Les quelques commerçants qui prennent encore le risque de vendre et de stocker de la viande de brousse font subir un véritable interrogatoire aux nouveaux clients pour éviter de se faire prendre par la douane et les forces de l’ordre. « Pourquoi tu cherches cette viande ? Qui t’a dit de venir ici ? »
Il est aussi impossible de voir la viande sans avoir payé le prix fort. Des animaux inconnus mais consommés comme viande de brousse nous sont proposés pour vérifier nos connaissances. Cette épicerie nous propose de l’agouti, un gros rongeur de brousse interdit à la consommation en France, pour 120 euros. Une autre du porc-épic pour 90 euros. Les yeux des commerçantes vont de droite à gauche. « Dépêchez-vous de vous décider, soit vous achetez, soit vous déguerpissez. »
Les espèces les plus impressionnantes sont vendues sous le manteau. Quelques vendeuses ont des morceaux dans des sacs en plastique qu’elles transportent. Précuits et coupés d’une certaine manière, certains animaux ne sont plus identifiables même pour des spécialistes comme les douaniers. Dans ces sacs se cachent de nombreux morceaux d’antilopes. Noircies et particulièrement odorantes, les pièces ne mettent pas en appétit mais remportent, pourtant, un grand succès auprès de certains membres de la communauté africaine nostalgiques des plats familiaux.
Pour obtenir un singe, un crocodile ou une patte de dragon de Komodo, il faudra s’armer de courage et de patience. Les stocks diminuent très vite et les vendeuses sont dures en affaires. Pour ne pas être pris la main dans le sac, un stratagème a été élaboré. Quelques mules se partagent la pièce d’un appartement voisin pour stocker la viande de brousse. Singes, serpents, crocodiles, il y en a pour tous les goûts. La viande de luxe reste le dragon de Komodo. Très rare et cher, ses pattes sont revendues en France à 70 euros pièce. Une fois la transaction faite, la vendeuse s’empresse d’appeler sa collègue pour qu’elle amène la commande. Tout va très vite, un petit sac en plastique noir qui passe de main en main. Des sourires complices et un repas de fête garanti.
« Au début j’ai commencé par des têtes de singe et ensuite j’ai osé prendre des corps entiers » – Marina
Ramener d’un voyage une valise pleine de viande de brousse est un business lucratif. Marina* rend régulièrement visite à sa famille au Cameroun, elle est mule de viande de brousse depuis maintenant deux ans. Il ne s’agit pas de son seul emploi mais d’un complément qui lui rapporterait plus de 300€ par mois. « Ma tante faisait déjà ça depuis un moment et lorsque j’ai eu un enfant je me suis aussi lancée. » Pour éviter des sanctions judiciaires et de se faire prendre par la douane, elle ne transporte que de petites espèces. Dans sa grosse valise, quelques serpents et singes sont rangés à côté de ses sous-vêtements et ses baskets.
« Au début, j’ai commencé par des têtes de singe et ensuite j’ai osé prendre des corps entiers. On coupe la tête quand on transporte un corps pour que cela ne soit pas trop reconnaissable, que l’on ne comprenne pas qu’il s’agit de singe. » Le tout est enroulé dans du papier journal puis caché dans des sacs en plastique. La viande de brousse provient généralement de l’Afrique centrale et de l’ouest. En France, la plupart des vendeuses et mules, rencontrées à Paris, viennent du Cameroun. Dans la capitale, à Yaoundé, les têtes de singes en sauce et ragoût d’antilope sont au menu de nombreux restaurants. Officiellement, pourtant, la consommation de viande de brousse est interdite au Cameroun. A fortiori, celle d’animaux protégés. La vente de viande de brousse semble être devenue un bouche-à-oreille prolifique dans le pays.
J’ai aussi pu entrer en contact avec une mule originaire de Côte d’Ivoire. Beaucoup plus méfiante, Anaïs* a très peur. Elle a déjà été arrêtée par la douane, il y a un an, à l’aéroport Paris-Charles-de-Gaulle avec une valise entière remplie de viande de brousse. « C’est mon seul emploi, je ne veux pas le perdre et j’ai peur d’aller en prison si je me refais prendre » déclare-t-elle particulièrement tendue. Elle se rend beaucoup moins souvent en Côte d’Ivoire qu’auparavant et passe désormais par la Belgique pour amener sa marchandise en France. « Les douaniers belges ciblent moins mon pays. » Lorsque mes questions se font trop précises, Anaïs raccroche sans autre forme de procès. Nous rencontrons également Alice*, Vietnamienne de 45 ans, qui, à chaque retour de ses visites familiales, transporte dans ses valises de la viande de brousse pour « la famille et en vendre un peu à ses proches. » Loin d’être un business comme pour d’autres mules, la jeune mère de famille ne veut pas renoncer à la cuisine de son enfance. « Mes valises n’ont jamais été fouillées, ça peut arriver bien sûr mais je prends le risque. J’ai des recettes qui font partie de mon histoire et je ne veux pas les perdre. »
Ni Marina, Anaïs ou Alice n’expliqueront l’achat de la viande au pays. Il est fort probable qu’elles les achètent directement aux marchés où la vente est toujours acceptée. Les deux mules vendent des espèces protégées et en voie de disparition comme, par exemple, le pangolin. Ce petit mammifère recouvert d’écailles, qui se nourrit d’insectes, qu’il chasse à l’aide de sa langue, pèse environ 20 kilogrammes à l’âge adulte. Il est très prisé pour sa chair en Afrique et la diaspora africaine dispersée en Europe. Vendu sur les marchés camerounais à environ 5€, il est ensuite revendu 75€ sur le sol français. Ses écailles, elles, prendront un autre chemin. Direction les marchés asiatiques où elles seront réduites en poudre pour, soi-disant, booster la fertilité ou encore guérir les cancers. Les huit espèces de pangolin recensées dans le monde sont toutes inscrites sur la liste rouge des espèces menacées de l’UICN.
C’est par les aéroports d’Orly et de Charles-de-Gaulle qu’arrivent la plupart des viandes de brousse que l’on retrouve en vente en France. En 2018, la douane a procédé, rien qu’aux aéroports, 2 079 saisies sur de la viande pour un total de 17,4 tonnes (contre 16,2 tonnes en 2017). Même si la nature exacte de la viande interceptée est difficile à déterminer, la direction de Paris Aéroports estime que près de 25% semblerait être de la viande de brousse.
Ce trafic est facilité par des franchises facilitant l’enregistrement de valises de plus de 30 kilos en soute entre l’Afrique et l’Europe chez certaines compagnies. Anaïs nous a confié donner régulièrement des pots-de-vin pour que l’aéroport d’où elle part la laisse décoller avec sa marchandise. Une fois en France métropolitaine c’est au petit bonheur la chance. La douane présélectionne des vols « à risque » provenant de pays où l’on peut se procurer facilement de la viande de brousse. Elle procède ensuite à des fouilles au hasard tout en privilégiant les gros bagages plus susceptibles de contenir de la viande de brousse.
Comme Anaïs, de nombreuses mules passent désormais par la Belgique pour faire transiter la marchandise et ainsi éviter la douane française. Considérée comme moins regardante, la douane belge procède pourtant également à de nombreuses saisies. Chaque année, 44,4 tonnes de viande de brousse passent par l’aéroport de Bruxelles-National. « Généralement, on ramène presque tous une viande ou un produit à manger dans nos valises. Il faudrait presque tous nous fouiller. C’est culturel, on veut pouvoir manger la même chose que ce qu’on mangeait quand on était enfant » raconte Anaïs.
Le contenu de certaines valises relève parfois de la consommation personnelle mais la majorité contient plusieurs kilos de viande destinée au commerce pour contribuer à alimenter l’économie parallèle. La marchandise, une fois passée entre les mailles du filet, est dispatchée vers le domicile d’habitués, de boutiques, de restaurants et de marchés. Sur certains menus de tables spécialisées les types de viandes ne sont pas spécifiés. Ce n’est qu’à l’oral après étude détaillée du client que les serveurs annoncent un large choix de pangolin, porc-épic ou singe en sauce accompagné de riz et de bananes plantain. Avec en prime des conseils de cuisine : « On a des pangolins entiers qui ont encore leurs écailles. Pour enlever les écailles, on allume du feu, on le met sur la grille et ça se détache tout seul tellement c’est tendre. »
Les risques sanitaires liés à la consommation de ce genre de viande restent très importants. Transportés dans des conditions qui ne respectent jamais la chaîne du froid, la viande reste souvent à l’air libre avant d’être enfin achetée et consommée. Le principal risque reste l’intoxication alimentaire due à la prolifération de microorganismes sur le produit. L’intoxication à l’escherichia coli peut, par exemple, mener à de graves infections médicales pouvant affecter le fonctionnement des reins.
Transporter et consommer la viande de brousse peut aussi introduire sur le territoire des maladies graves transmissibles au monde animal mais aussi à l’homme comme le virus Ebola ou plus récemment le coronavirus, qui proviendrait de la consommation de chauve-souris, pangolin ou serpent.
Outre les nombreux dangers sanitaires que représente la viande de brousse, ce commercial illégal favorise l’appauvrissement des écosystèmes et la disparition de certaines espèces. Une grande partie des viandes saisies est issue d’espèces protégées par la Convention de Washington sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction. Le trafic d’espèces animales et végétales menacées d’extinction serait le troisième plus important derrière celui des armes et des stupéfiants selon la douane française. Ce business s’étend aux spécimens vivants revendus comme animaux de compagnie, morts comme repas, aux parties (peaux, plumes, dents…) pour des prétendues vertus thérapeutiques jusqu’à la peau pour des vêtements et la maroquinerie.
Avec au maximum 15 000 euros d’amende et un an ferme pour le trafic d’une espèce Cites, protégée à l’international, les trafiquants et vendeurs prennent des risques limités en France. Les condamnations restent rares face à ce phénomène grandissant. Les mules se voient régulièrement confisquer leurs marchandises sans pour autant se soucier de quelconques conséquences, hormis quelques légères amendes.
* Tous les prénoms ont été modifiés
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