En cette fin d’après-midi, le soleil brûlant glisse enfin derrière les hauts immeubles du Chaudron. Au pied des tours, le goudron baigne encore dans sa sueur et les premiers bruits de moteurs sortent le quartier de sa torpeur. Depuis plusieurs mois, c’est le rituel du dimanche dans ce quartier de Saint-Denis, sur l’île de la Réunion. La fraîcheur de la soirée sonne le début du « rodéo sauvage », un concours de figures à moto – illégal – se déroulant en pleine rue.
Les jeunes du Chaudron profitent de l’arrêt du service de bus pour envahir la large voie réservée aux transports en commun, sur l’avenue principale. Le spectacle est connu des habitants, qui se massés sur les trottoirs pour profiter du spectacle. Et ce, même si le show est régulièrement interrompu par les forces de l’ordre. Cet été, une intervention policière a viré à l’affrontement avec plusieurs dizaines de jeunes du quartier, comme l’a rapporté le site d’information local Clicanoo.
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Les maîtres du rodéo sauvage embellissent pourtant un décor de barres HLM en voie de délabrement – témoin des difficultés économiques de cette zone urbaine. Dans cette cité de 30 000 habitants classée zone urbaine prioritaire, plus de la moitié de la population vit avec moins de 7 900 euros de revenu par an, selon l’Insee. La frustration qui s’y accumule éclate régulièrement. En février 2012, le quartier avait connu plusieurs nuits de violences, en marge de manifestations contre le coût de la vie et le prix des carburants. Mais les anciens du coin ont surtout en mémoire les grandes émeutes de février et mars 1991. Sur fond de pauvreté endémique, les incidents avaient été déclenchés à cause de l’interdiction d’émettre, prononcée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel contre la chaîne de télévision Free Dom, média dont la station radio est très populaire sur l’île. « Quand la Réunion est malade, le Chaudron pète », dit un proverbe local.
Le rodéo sauvage est leur exutoire. Il rassemble une foule de motards et de spectateurs. Une session peut rassembler une trentaine de pilotes et un public de plusieurs centaines de spectateurs. « A la base, rien n’était organisé. J’ai commencé il y a un an et demi à faire des figures avec ma moto, et tout le monde venait regarder. Puis les autres ont commencé à acheter leur moto, et à participer », explique l’organisateur des rodéos, qui se fait appeler « Roi Barbess » sur les réseaux sociaux – où ses vidéos enregistrent plusieurs milliers de vues.
Le rendez-vous s’est donc pérennisé. Chaque semaine, les participants fixent le lieu et l’heure du rassemblement du dimanche en échangeant sur Snapchat. « Je ne met plus rien sur Facebook car la police regardait ce qu’on postait », explique le Roi Barbess, qui souhaite rester anonyme. Une association, la Chaudron bike family, a même été constituée pour répondre à une volonté de la mairie qui souhaite encadrer l’activité. Mais la plupart des jeunes continuent de pratiquer de manière clandestine, comme s’il fallait y voir un symbole de liberté.
Ce dimanche d’octobre, ils sont une dizaine de motards en mode « free » à mettre les gaz sur quelques centaines de mètres pour lever leur roue arrière et enchaîner les figures devant le public. Des retraités ont ramené leur chaise de camping pour admirer tranquillement le show, à l’aise le long de l’avenue Leconte-de-Lisle bordée de palmiers et d’immeubles à la peinture écaillée. Des adolescents qui n’ont pas encore mué ont ramené leur BMX pour tenter d’imiter leurs idoles en pédalant à fond sur le trottoir. Les autres – ceux qui ont l’âge mais pas d’argent pour se payer une moto – chambrent, crient et commentent les figures. « Le top, c’est la position de Superman. Il faut lever la roue avant et être debout sur la selle avec une main qui tient le guidon et un seul pied en équilibre sur la moto », explique Aliou, 18 ans. Et les smartphones sont dégainés à chaque passage de ces artistes du guidon.
Sur le goudron, les pilotes sont sur un fil. En l’absence de mesures de sécurité, la moindre faute peut se payer très cher. Dans la ville industrielle du Port, reliée à Saint-Denis par la route du littoral qui longe les falaises à-pic des montagnes du nord de l’île, un rodéo sauvage a mal tourné le 12 novembre dernier au cœur du quartier Titan. Un jeune de 26 ans a perdu le contrôle de son engin en tentant une roue arrière, avant de percuter un véhicule. Très grièvement blessé, il a été plongé dans un coma artificiel.
Les risques de la discipline et les décibels produits par les motos hérissent les poils de la police. Au Chaudron ou au quartier Titan, plusieurs échauffourées ont opposé forces de l’ordre et pratiquants. « Il y a parfois des flics qui viennent en secret et qui prennent des photos des mecs qui sont à moto, raconte Denis, âgé de 20 ans. On est pas mal à avoir fait de la garde à vue pour avoir fait du rodéo. »
« Le dimanche, ils nous disent qu’ils s’ennuient. Donc ils font des rodéos, c’est un fléau » – Kevin Alamelou, responsable de la Maison d’actions et d’initiatives locales
Sous la pression populaire, la mairie de Saint-Denis a accepté d’ouvrir sur certains créneaux horaires le circuit voisin de la Jamaïque pour des sessions de rodéos ouvertes aux adhérents de l’association Chaudron bike family. L’activité se délocalise là-bas certains dimanches, mais la saveur n’est pas la même. Les habitants du Chaudron ne s’y déplacent pas en nombre, même si le circuit n’est qu’à quelques kilomètres. Les frontières invisibles sont bien présentes autour du quartier. Une portion d’autoroute découpe le paysage au nord et les transports en commun sont peu nombreux. Le rodéo revient donc régulièrement sur l’artère principale du Chaudron. « On est bien ici, c’est chez nous. C’est là qu’on aime se montrer, être fier de nos prouesses », dit Denis, crête iroquoise peroxydée sur le crâne.
Une activité que les « grands frères » ne voient pas d’un bon oeil. Le bureau de Kevin Alamelou donne sur le carrefour où les motards achèvent leur course folle. Ce responsable de la Maison d’actions et d’initiatives locales (MAIL) veut offrir une meilleure image du quartier. Dans les locaux, une affiche fait la promotion du projet de funiculaire qui doit bientôt relier le quartier du Chaudron au campus universitaire, niché sur les hauteurs de Saint-Denis. « Le projet a été validé. C’est une très bonne nouvelle pour notre quartier. Cela va attirer des commerces et permettre aux habitants de se rendre plus facilement à l’extérieur », dit ce gamin du Chaudron passé dans le camp des autorités aux yeux des kids.
La peinture rose éclatante de la MAIL ne fait que camoufler l’histoire du bâtiment. En 2012, des jeunes l’avaient incendié. La maison carrée symbolisait pour eux l’inertie des pouvoirs publics sur place. Depuis, le lieu a été reconstruit. Mais la méfiance est restée.
« Le dimanche, ils nous disent qu’ils s’ennuient, dit Kevin Alamelou. Donc ils font des rodéos, c’est un fléau. Ils reviennent tous les week-ends et ça donne une mauvaise image du quartier. Avant les émeutes, on pouvait discuter, se poser au MAIL avec eux. Aujourd’hui, ce n’est plus vraiment un lieu de vie. Il y a de la méfiance de la part des jeunes. On se contente de regrouper les associations dans nos locaux ».
Pascal Jovien, la quarantaine, est au contact des jeunes au quotidien. Il anime des activités sportives et scolaires adaptées à la réalité locale. « Par le sport, on apprend à comprendre un gamin, à voir ses capacités cognitives et physiques lors de tel ou tel exercice. C’est un moyen pour nous de lui proposer ensuite une formation ou orientation en adéquation avec ses qualités. On veut un peu comprendre ce qu’ils ont envie de découvrir et les aider dans leur mal-être ». Les pectoraux saillants, les traits durs, Pascal Jovien encadre les adolescents avec poigne. Lui-même acteur des émeutes de 1991, il s’inquiète des tensions qui divisent la vie du quartier.
« Avant dans le Chaudron, tout le monde était lié. Il y avait plus de loyauté, alors que maintenant, il y a davantage de groupes rivaux. De mon temps, si les anciens te voyaient faire une connerie, ils te remettaient à ta place et tu repartais la queue entre les jambes. Maintenant, nos jeunes sont plus extériorisés. Ils se sont américanisés. Ils n’ont pas peur d’ouvrir leur gueule. Les jeunes, même si tu as des cheveux blancs, ils ne te regardent pas. »
Les « cheveux blancs » du Chaudron ont pourtant ouvert la voie au rodéo sauvage. Dans les années 1980, les courses de voitures tunées ont commencé à se multiplier sur le front de mer. « La pousse », disent les Réunionnais en créole. « Ça a commencé bien avant que je sois né », rigole le Roi Barbess. Assis sur un muret de pierre le long de la chaussée, un habitant surnommé « Le Corse » assiste au show du dimanche. Proche de la quarantaine, il a connu la grande époque des courses de bolides le long de l’océan. « Les courses d’autos du vendredi soir, c’était beaucoup plus impressionnant. Il y a toujours quelques courses d’ailleurs, mais moins qu’à l’époque. »
Sur un espace plus restreint, les rodéos à dos de moto rassemblent un public plus nombreux et permettent aux jeunes réunionnais du Chaudron d’oublier, le temps de quelques arabesques motorisées, un quotidien avec trop peu de perspectives.