Le faucon gerfaut déploie ses ailes en un mouvement brusque, puis leur imprime deux battements violents – forçant son dresseur à se protéger de la main. D’épais liens de cuir l’empêchent de prendre son envol. Le temps n’est pas encore venu ; le grand oiseau gris au poitrail blanc reprend donc sa place sur le bras de Steve Schwartze, ses grosses serres agrippées au cuir du gant.
Schwartz est fauconnier professionnel. Au garde à vous sur une vaste prairie au nord de Lethbridge, Alberta, au Canada, il s’apprête à défaire les liens qui maintiennent l’oiseau à son poignet. C’est un grand jour pour le rapace : un an après avoir été retrouvé mourant dans un champ cultivé, il allait enfin retrouver sa liberté. Au cours des quatre mois précédents, Schwartze a passé d’innombrables heures à le rééduquer à l’aide d’un physiothérapeute un peu particulier : un drone.
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Les fauconniers des temps modernes utilisent souvent des drones pour entraîner leurs oiseaux. C’est cependant la première fois qu’ils sont exploités pour la rééducation de ces animaux.
Gordon Court, spécialiste de biologie animale établi à Alberta, au Canada, est venu récupérer l’oiseau après qu’un fermier l’a vu déambuler dans son champ. Lorsqu’il est arrivé, il a découvert qu’il souffrait d’une plaie ouverte et d’une épaule endommagée. Ces blessures, peut-être causées par une altercation avec un semblable, rendaient le vol impossible pour l’animal. “Elle était au sol depuis longtemps, se rappelle Court. Je ne pensais pas qu’elle survivrait à la première nuit.”
Et pourtant, le faucon a survécu. Court l’a alors présenté à Schwartze. Les centres de soin pour animaux sauvages s’occupent régulièrement d’oiseaux blessés, mais la majorité d’entre eux n’ont ni le temps, ni l’expertise requises pour les rééduquer à l’aide de drones. Schwartze, lui, sait comment faire. Le drone à quatre hélices standard qu’il utilise pour entraîner ses propres bêtes, un faucon pèlerin et un autour, lui a également servi à rééduquer avec succès un faucon pèlerin blessé l’année dernière.
L’épuisant programme d’exercices que Schwartze avait préparé pour le faucon gerfaut de Court a duré quatre mois.
Les faucons gerfaut sont parmi les plus grands faucons du monde. Ils nichent à flanc de falaise dans les reliefs austraux du Canada et de l’Alaska. Ce sont des prédateurs féroces qui présentent un goût prononcé pour le lagopède alpin, un oiseau de la famille des oies qui aime à randonner dans la neige à l’aide de ses pattes plumées. Le gerfaut est capable de poursuivre sa proie au-dessus de la toundra sur de longues durées, et son agilité en vol est remarquable. Au moindre raté dans la trajectoire de la bête poursuivie, il l’agrippe serres en avant et l’entraîne au sol pour la dévorer.
Les autres oiseaux de proie, notamment les autours, préfèrent nicher dans les forêts, où ils volent bas et manœuvrent entre les branches à l’aide d’impulsion brèves. Le gerfaut est un coureur de fond, l’autour un sprinteur ; comme les athlètes, les oiseaux ont besoin d’entraînements conçus spécialement pour eux.
Schwartze a fait appel à son propre faucon pèlerin pour me montrer à quoi ressemble un entraînement de routine. D’abord, il a tiré une aile sectionnée et déplumée d’un sac posé à l’arrière de son camion. “Du pigeon”, m’a-t-il lancé. Le reste de l’animal attendait dans son congélateur. Tôt ou tard, il finirait dans le gosier de l’oiseau de proie.
Ensuite, le fauconnier a accroché l’aile à un filin de débroussailleuse, plus difficile à emmêler qu’une corde classique selon lui. À l’autre bout du fil était fixé un petit parachute orange, lui-même arrimé au ventre d’un drone. Lorsque ce dispositif a pris son envol, le faucon de Schwartze savait déjà ce qu’il avait à faire.
L’oiseau s’est élancé dès que Schwartze a ôté son chaperon, cette pièce de cuir qu’utilisent les fauconniers pour couvrir les yeux de la bête quand elle ne chasse pas pour qu’elle reste calme. Le drone était devenu une proie. Alors que je suivais la scène depuis ma caméra, Schwartze s’est mis à compter à rebours : “Il y sera dans 3, 2, 1…”
Une conversation avec le fauconnier Steve Schwartze à propos du faucon qu’il a aidé à sauver. Video : Sarah Hewitt/YouTube
Le faucon pèlerin a agrippé l’aile sectionnée après quelques secondes de vol. Il ne la lâcherait plus. Le parachute, tiré de sa gaine par les secousses, s’est déployé au-dessus de la mêlée. L’oiseau, le bout de tissu orange et le drone ont fini leur course doucement dans le champ du fermier. “Et voilà, ça ne va pas plus loin que ça” m’a lancé Schwartze.
Avec le faucon gerfaut blessé, les choses ont progressé tout doucement. “Quand je l’ai sortie le premier jour, elle était si faible qu’elle pouvait à peine décoller du sol”, m’a expliqué Schwartze.
Au début, il a fait voler le drone assez bas pour que l’aile de pigeon râcle le sol et excite l’oiseau de proie. “Elle l’a attrapée immédiatement, se souvient-il. C’était complètement naturel pour elle.” À mesure que l’oiseau gagnait en force, Schwartze faisait grimper la “proie” de plus en plus haut, mètre par mètre. “Une fois qu’ils arrivent à la saisir en vol, vous pouvez doubler l’altitude chaque jour, m’a-t-il affirmé. Avec un oiseau en bonne santé, vous atteignez les 300 mètres très rapidement.”
Avec un oiseau blessé, bien sûr, les choses vont plus lentement. Mais comme avec un marathonien qui s’entraîne pour atteindre des distances toujours plus importantes, Schwartze a poussé le faucon gerfaut à aller aussi haut qu’il le pouvait.
“Je l’ai contrainte à le faire encore et encore, a-t-il expliqué. C’est difficile, mais dans la rééducation et la physiothérapie, on ne peut pas prendre le plus court chemin. On ne progresse pas en choisissant la facilité.”
Tous les programmes de rééducation n’atteignent pas leur but. Les oiseaux qui ne parviennent pas à se réadapter à leur environnement finissent souvent dans des zoos. Mais avec le faucon gerfaut de Court, Schwartze avait un bon pressentiment ; il était sûr qu’elle avait récupéré toute la force et l’endurance nécessaire à une authentique partie de chasse.
Schwartze souligne que ce programme, en plus d’être chronophage, a peu d’impact sur les populations de faucon pèlerin à grande échelle. Cependant, à l’échelle individuelle, il fait la différence entre une vie de liberté et une place en captivité.
Après quatre mois d’entraînement intensif, presque un an après sa blessure, les muscles de l’oiseau sont de nouveau robustes Elle peut voler à haute altitude et attraper sa nourriture toutes serres dehors. Schwartze était sûr qu’elle pourrait retourner à l’état sauvage.
Le vent ébouriffe les plumes du faucon gerfaut, sur la prairie où tout a commencé. Pour nous il faisait très froid, mais par pour elle : son espèce supporte aisément les -50°C. Schwartze a retiré son chaperon. Après un coup d’œil sur les environs, l’oiseau quitte le gant du fauconnier pour la dernière fois. Un cercle au-dessus de nos têtes, un regard jeté à la dérobée, et c’est terminé. Elle regagne la vie sauvage sans un regret.