Une journée avec des hypersensibles français
Des membres de l’association des hypersensibles lors d’une de leurs réunions. Toutes les photos sont de Quentin Reno

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HYPERSENSIBILITÉ

Une journée avec des hypersensibles français

Bipolaires, autistes, haut potentiel intellectuel : à la rencontre des gens trop sensibles pour vivre comme tout le monde.

« Je pensais que la foule m'attendait, comme un élu, mais qu'il fallait que je me débarrasse de mon passé pour les rejoindre. J'ai commencé par cramer ma carte d'identité, mes papiers, puis des cartons entiers d'affaires. » Déclaré bipolaire en 2008, William revient sur une de ses phases maniaques – laquelle s'est déroulée quatre ans après son diagnostic. Animateur de colo pendant dix ans, puis comédien trois ans, il avait alors déjà sept ou huit allers-retours à l'hôpital psychiatrique à son actif. Après avoir brûlé l'essentiel de ses biens, il incendie sans le vouloir son logement situé à Montpellier. S'il n'y a eu aucune victime, cette prise de conscience lui aura coûté 300 000 euros. William passe ensuite par l'écriture pour se soigner et lance son blog en 2013. Un groupe de lecteurs (devenus amis) se forme autour de lui, et donne ainsi naissance à l'association des hypersensibles. Car William n'aime pas le mot « bipolaire » – trop médical à son goût. Pour lui, il est « hypersensible », caractère à la définition plus large et rassembleuse. Cerveau qui turbine en permanence, sensations démultipliées – jusqu'à rendre lumières, odeurs ou sons insupportables –, réactions émotionnelles toujours plus intenses, stress quasi-permanent mais aussi créativité et empathie : l'hypersensibilité englobe tout ça à la fois, comme l'a définie Elaine Aron en 1996 dans son livre Ces gens qui ont peur d'avoir peur. Exhumé par Aron, le psychiatre Carl Jung s'était penché dessus le premier en 1913, évoquant à la fois un « enrichissement de la personnalité » et « un très grand préjudice ». Le psychanalyste et écrivain Saverio Tomasella m'explique : « Ce n'est pas une maladie en soi. C'est un terrain sur lequel peut se développer tout l'éventail de la psychopathologie : névrose, autisme, bipolarité, schizophrénie. » Selon ce docteur en psychologie, 20 % de la population française serait concernée, plus ou moins intensément selon le caractère, l'environnement et les événements vécus.

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William et d'autres membres de l'association, dans le studio photo où se déroulait leur première réunion.

En juillet dernier, William organisait la première réunion de son association à Paris. 70 hypersensibles se sont retrouvés dans un vieux studio photo du 20e arrondissement, aux fauteuils défoncés et aux murs décrépits. À 15 heures 30, la salle est comble – certains restent même debout. Femmes, hommes, jeunes, vieux. Tous sont venus. Très peu se connaissent, mais l'assemblée transpire l'émotion à chaque prise de parole. Certains ont des sanglots dans la voix, comme cette sexagénaire qui témoigne : « Se découvrir hypersensible tard, c'est dur. Qui était-on avant ? » D'autres dédramatisent : « Faut pas confondre hypersensible et hyperchiant ! », gueule une femme au fond de la salle. L'objectif est de leur permettre d'échanger dans un environnement bienveillant. Le monde extérieur n'est pas tendre avec ces HSP, « highly sensitive people », en décalage par rapport aux normes sociales : extraversion, maîtrise de soi, virilité masculine… Décalage que certains jugent de surface, à l'instar de Nicolas Marquis, professeur de sociologie à l'Université Saint-Louis de Bruxelles spécialiste des ouvrages de développement personnel, interrogé par Le Temps : « L'hypersensibilité est un syndrome socialement valorisant, qui permet de se présenter comme inadapté au monde tout en appartenant à une communauté de personnes en avance sur celui-ci. » Saverio Tomasella éclaircit cette réserve du corps médical et universitaire : « La particularité des hypersensibles, c'est qu'ils se définissent eux-mêmes en tant que tels – et de ça découle un certain scepticisme. »

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Dans cette réunion, tous se reconnaissent comme HSP à cause de situations vécues communes imputées à l'ultrasensibilité, qui les conduisent à vivre en marge. Par exemple en médecine – même si tous n'ont pas une psychopathologie diagnostiquée – il y a les déçus, les las, les fâchés, les traumatisés : bref, personne n'y croit. L'entourage, lui, n'est souvent d'aucune aide et les relations sociales très difficiles.

Les tracts de l'association.

Pour le travail, c'est encore plus tendu. Une jeune enseignante dit agacer ses collègues avec ses manies – dont l'une consiste à constamment fermer la porte de la salle des profs. « Ils n'y prêtent pas attention. Du coup, je me sens encore plus incomprise et isolée », regrette-t-elle. Un quadragénaire demande timidement s'il ne serait pas possible de faire reconnaître le statut d'HSP comme un handicap. Murmure d'approbation, vite étouffé par la conférencière Marie Else Bruhner, qui a créé une association similaire en Suède. « En général, les hypersensibles travaillent en freelance, ou ouvrent leur propre boîte », raconte-t-elle. Mais elle positive : « Les HSP ont plus de compassion, de sensation, d'intuitions, et comprennent mieux le monde malgré des blocages sociaux. » Il faut apprendre à mieux le vivre en faisant des activités créatives, en acceptant sa sensibilité, en étant indulgent envers soi-même. Dans la foule près du buffet, Renaud et ses longs cheveux noirs frisés tirés en queue-de-cheval me raconte avoir été ballotté toute sa vie. « Je suis passé en centre expert pour Aspergers, pour bipolaires. On ne m'a jamais donné de réponse claire. » Ses troubles du spectre de l'autisme (TSA) lui mènent la vie dure : « Il y a des moments où tu te demandes si ce n'est pas de la folie. » Toxicomanie, « crises maniaques à la Requiem for a dream », vie nocturne. Il a tout lâché et entamé un parcours de soins après un ulcère à 30 ans. « Rencontrer des gens qui s'en sortent, comme ici, ça aide. »

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Laurent, membre de l'association des hypersensibles.

Laurent, 28 ans, se cache derrière son verre et ses grandes lunettes. « Mon père me tapait. J'ai développé très jeune un manque de confiance en moi », détaille-t-il. Ici, ce Français d'origine Vietnamienne au QI de 136 cherche une réponse : son hypersensibilité est-elle due à son haut potentiel (HP) ou à son enfance ? Après s'être senti « écrasé » toute sa vie – parents, camarades de classe prépa, ex-patron – cet ingénieur bosse maintenant en télétravail. Une stabilité trouvée malgré « l'inconvénient de ne rien partager avec des collègues ». Autant d'histoires qui se suivent et ne se ressemblent pas. Pour Saverio Tomasella, « il y a autant d'hypersensibilités que de personnes. » À 20 heures, il est temps de se diriger vers un bar pour finir la journée avec la dizaine de fidèles de la première heure. Mais William ne suit pas le mouvement ; l'organisateur fait quelques pas, pieds nus dans l'herbe mouillée du parc d'à côté, le temps de faire redescendre la pression. Saoulé par le bruit, il s'installe à une table à part. Je me pose avec lui et le voilà qui étale une galaxie de pilules sous mes yeux, ses régulateurs de l'humeur – lithium, Xeroquel, Lamictal – et ses « si besoin exceptionnel » – Valium, Tercian, somnifère. Un cocktail de médocs qu'il s'enfile avant un burger-frites, une première part de tarte aux poires sauce chocolat, puis une seconde. « Les neuroleptiques, ça donne vachement faim ! »

« En pleine crise maniaque, j'ai pensé qu'il fallait que je prévienne la presse. Je suis allé à l'accueil de Canal +, j'ai dit qu'il y avait une bombe, et que je devais parler au grand chef. » – William

William enlève son béret, laisse échapper une folle mèche brune et gratte sa barbe naissante en faisant le compte de la journée. 66 personnes déplacées, et « dix adhésions, bordel ! » Le sourire aux lèvres, il raconte : « J'avais peur que ça m'échappe, comme en 2009. J'avais organisé un événement pour faire connaître l'entreprise de promotion d'artistes amateurs que je montais à l'époque, et deux ou trois personnes seulement s'étaient pointées. En pleine crise maniaque, j'ai pensé qu'il fallait que je prévienne la presse : je suis allé à l'accueil de Canal + j'ai dit qu'il y avait une bombe et que je devais parler au grand chef. Je me suis fait coffrer. » L'association des hypersensibles, c'est son bébé : il a tout quitté pour elle, jusqu'à retourner vivre chez ses parents dans la région parisienne, avec environ 800 euros d'allocs dues à sa bipolarité. En conséquence, il la choie : il a mis au point une radio chaque vendredi soir sur Discord et compte ouvrir un centre de ressourcement prochainement. William m'avoue avoir hâte de quitter la capitale et de fonder une famille. « Le travail que je fais depuis trois ans, ce n'est pas mon quotidien. Je veux rester tranquille à la campagne, jouer avec mes enfants. » Aux alentours de 22 heures, il quitte le bar en titubant sous l'effet des médicaments, après avoir bu un coup avec tout le monde. Dernier regard à ses amis, autour d'un jus de fruits ou d'une bière. « Je vous aime hypersensiblement », conclut-il.

@brnlus