Avec les jeunes déserteurs de l’armée française

La desertion 2 (1)

Sarah est assise seule, le dos bien droit dans un élégant chemisier serré aux poignets, les mains sur les genoux. Éparpillés autour d’elle, une quinzaine d’autres anciens militaires bavardent à voix basse. Avec leurs proches et quelques prévenus encore soldats, ils occupent une modeste salle d’audience du nouveau palais de justice de Lyon. À l’entrée, une anachronique feuille A4 sur laquelle est inscrit au marqueur « tribunal militaire ». Ce vendredi 14 décembre, la jeune femme au casier vierge, est jugée pour « désertion en état d’urgence » alors qu’elle opérait bien loin de tout conflit. Un délit pénal passible de 10 ans de prison, dès 6 jours d’absence. Elle attend son tour avec discipline puis rejoint la barre lorsqu’on l’appelle, le doigt sur la couture de son strict jean noir.

Les « chambres spéciales aux affaires militaires » jugent les soldats accusés d’infractions de droit commun en service ou de délits spécifiques issus du code de la défense. « Il y a toujours un peu de stup et de violences », détaille pour VICE un magistrat habitué de ce type d’audiences, avant d’asséner : « Mais près de trois quarts des prévenus au moins sont là pour désertion ». Selon les chiffres obtenus par les parlementaires en 2012 puis par le journal Le Monde en 2018, 1 810 désertions sont enregistrées en moyenne chaque année depuis dix ans (dont la moitié environ sont définitives et engendrent des poursuites pénales, selon le gouvernement). Selon le dernier bilan social du ministère des Armées, « 18 667 militaires ont quitté définitivement » l’institution en 2017 (au total, retraites incluses), qui compte toujours plus de 206 409 équivalents temps-plein. Ce que ces documents n’indiquent pas, c’est la diversité des situations présentées au tribunal. Les déserteurs du XXIème siècle n’ont plus rien du mythe du soudard napoléonien qui abandonne son bataillon dans le désert égyptien ou du poilu qui se mutile dans une tranché pour être démobilisé.

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Ce jour-là à Lyon, Sarah, 30 ans, est décrite comme une militaire à « la tête froide, intelligente, la seule ici titulaire d’un BTS [en communication], l’une des meilleurs de son régiment de transmission, prête pour une promotion [de caporal], mariée à un soldat lui aussi aux bons états de service ». Contactée par VICE après l’audience, elle explique avoir rejoint les rangs de l’armée de terre en janvier 2014 et accédé rapidement aux fonctions de ses rêves : la radio et le morse, basée dans le centre de la France. « Et puis j’ai accouché et ça a changé ma vie », se remémore-t-elle. Quand elle rentre de congé parental fin 2016, elle craint d’être envoyée patrouiller loin de chez elle et des transmissions, un FAMAS à la main. « J’avais déjà participé à Vigipirate en 2014, en sachant que je risquais de devoir utiliser mon arme. Je ne suis pas vraiment à la recherche d’adrénaline. Surtout, j’ai compris que l’armée était incompatible avec mon nouveau rôle de maman. Je devais partir ».

« Personne n’a signé pour ça, je préfère encore la prison » – un déserteur français

Avant et après Sarah défilent d’autres profils. Des jeunes hommes, nés entre 92 et 96, dont les états de service sont récités systématiquement par le président de séance. Deux d’entre eux présentent un certificat médical civil attestant d’une dépression contractée durant leur service mais jamais reconnue par le médecin de leurs régiments ; un autre explique que sa mère était gravement malade et qu’il a dû partir pour s’occuper d’elle ; un troisième mal intégré dans son groupe a claqué la porte après s’être fait piller son casier lors d’une permission ; et ainsi de suite. Redevenus civils, ils travaillent depuis dans les télécoms, la grande distribution ou le transport routier, et s’en portent d’autant mieux.

Dans le public, un sergent coupe en brosse de 3mm, deux croix de la Valeur à son actif, un sac en treillis sur le dos et des runnings au pieds – condamné le même jour pour avoir frappé un subordonné qui « faisait exprès de perdre du temps » lors d’un inventaire – s’alarme de la proportion de militaires insatisfaits. « C’est à cause du recrutement ça, glisse-t-il à un comparse. Faudrait pas qu’y ait une guerre, moi j’vous l’dis ».

Jacques Bessy, ancien colonel de gendarmerie et auteur de Servitudes et souffrances militaires dans les armées françaises au XXIè siècle, préside aujourd’hui l’Association de défense des droits des militaires. « On vend du rêve à des p’tits gars avec des campagnes de recrutement qui montrent des hélicoptères et des voyages en OpEx [opérations éxtérieurs, ndlr] », rappelle-t-il à VICE, puis enchaîne : « Ils ne sont pas prêts pour la discipline et la dureté des armées, les brimades, le harcèlement ». Aussi, les recrues se retrouvent essentiellement à faire du sport et du ménage le matin et à glandouiller l’après-midi, ou à faire le planton. « Comme un flic avec moins de pouvoir, en somme », dénonce à VICE un déserteur d’une autre caserne métropolitaine condamné lui aussi le 14 décembre, qui estime que « personne n’a signé pour ça » et qu’il « préfère encore la prison ». Maître Élodie Maumont, avocate spécialiste en défense des militaires, jointe par VICE au téléphone, enfonce le clou : « L’engagement dans l’armée, ce n’est pas un job d’été au McDonald. Cela exige d’être prêt à des sacrifices. L’institution a certes besoin de recruter car le turnover est important. Mais elle doit informer correctement les candidats » pour éviter ces cas de figure.

« Évidemment que l’armée ne doit pas devenir un hall de gare » – Jacques Bessy, ancien gradé

Revenue au régiment fin 2016, Sarah fait part de son désir de changer d’air à sa hiérarchie. Un malentendu plus tard, elle est persuadée qu’il lui faut une promesse d’embauche en CDI dans le privé pour pouvoir rompre son contrat avec la Défense. Elle en obtient une en décembre 2016 comme assistante de direction et l’assortit d’une demande de résiliation de contrat en bonne et due forme à la rentrée 2017 (le régiment est en congé pour les fêtes). Elle confond les propos rassurants de son supérieur avec un accord officiel du ministère et commence son nouvel emploi deux semaines plus tard. Elle n’a jamais reçu de confirmation officielle qu’elle pouvait rompre les rangs. « L’armée n’est pas un employeur comme les autres », lui rappelle le juge lors de l’audience. « Si l’institution ne peut pas compter sur ses troupes, son fonctionnement est perturbé et cela représente un danger ». Elle opine, convaincue d’avoir respecté les règles et retourne s’asseoir.

« La procédure “normale” pour quitter l’armée est interminable et n’offre aucune latitude », détaille à VICE maître Clément Père, autre représentant de militaires au bout du rouleau. Entre la première demande de démission (qui n’est accordée que dans des cas exceptionnellement rares), les recours internes puis la saisie et l’éventuelle décision du tribunal administratif compétent, il s’écoule en général près de deux ans. « Ceux qui n’en peuvent plus n’arrivent pas à attendre tout ce temps, et deviennent déserteurs », conclut l’avocat. À Lyon, un prévenu qui a déserté à la suite du décès de son supérieur lors d’un exercice tente le coup : « J’étais prêt à me tirer une balle dans le pieds [pour être démobilisé]. Il n’y a donc aucune solution à l’amiable possible avec l’armée ? » « Ça s’appelle l’application de la loi, monsieur, c’est tout », lui répond le président de la chambre. Sarah, qui assiste à l’échange en attendant que la chambre ne statue sur son sort, se tord les mains.

« Évidemment que l’armée ne doit pas devenir un hall de gare, rétorque à VICE l’ancien gradé Jacques Bessy, mais on ne peut pas faire marcher quelqu’un avec une baïonnette dans le dos. Sauf au goulag, bien sûr ». Les anciens soldats comparaissent souvent sans même comprendre la procédure et ses enjeux. Lorsque Sarah est convoquée à la Chancellerie en mars 2017 [le siège administratif des armées, ndlr], qu’elle apprend sa radiation définitive et la perte de ses droits à la retraite, elle tourne la page. Ce n’est qu’en octobre 2018, convoquée au tribunal, qu’elle découvre qu’elle est également poursuivie par la Justice et commence à stresser sérieusement. À l’inverse, l’un des autres déserteurs jugés le 14 décembre avec qui s’est entretenu VICE « pensai[t] que le “tribunal militaire”, c’était un vieux général tout seul dans un bureau ».

« Mon cœur n’avait jamais battu si fort – et maintenant j’ai un casier judiciaire » – Sarah

Le 14 décembre, 20 dossiers sont traités à Lyon, dont 16 désertions. Au bout de quatre heures de séance, seuls les représentants de l’état-major des armées venus écouter les discours des prévenus sont encore dans la salle. « Dossier Jean Richard* », commence le président, « encore une passionnante désertion ». Les peines semblent systématiques : deux mois de sursis pour les présents sans casier judiciaire, trois ou quatre pour ceux qui sèchent l’audience ou qui ont déjà été condamnés pour stup ou alcool au volant – à peu près une constante selon les observateurs joints par VICE. Même tarif, donc, pour ceux qui préparent une défense bien argumentée, celui qui est s’est depuis engagé dans la Marine nationale ou encore ce jeune homme de 21 ans, seul et penaud, qui explique à la barre n’avoir « aucune excuse ». Ceux qui sont représentés par un avocat obtiennent parfois la non-inscription de la peine au casier judiciaire accessibles aux employeurs.

Sarah est condamnée à deux mois de prison avec sursis. « C’est énorme pour moi, je n’avais jamais eu affaire à la police. Mon cœur n’avait jamais battu si fort qu’à la barre – et maintenant j’ai un casier judiciaire », relate-t-elle après coup. « Ce n’est pas une délinquante », nuance à VICE un magistrat proche du dossier, « on ne la reverra jamais au tribunal et elle ne fera jamais ces deux mois, j’en suis sûr ».

* Certains noms ont été modifiés.

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