Société

L’impossible retour en Afrique pour leurs vacances au bled

Bar Paris, africain

Mardi 11 août 2020. Cinquième jour de canicule. Nous arrivons au Bar des amis sur les coups de 19 heures, guidés par les rires qui s’échappent de la terrasse et raisonnent dans la rue d’Alsace, qui relie gare de l’Est et gare du Nord à Paris. Plus une seule place de libre à l’extérieur, l’établissement est bondé. Debout sur le trottoir, un groupe d’amis trinquent « à la Congolaise », faisant s’entrechoquer les têtes et les culs de leurs bouteilles. Au centre, Armel, le doyen de la bande a quelque chose à fêter : « J’ai reçu le mail de confirmation d’Air France il y a quelques jours et c’est bon, je vais enfin pouvoir rentrer au Congo. J’ai un vol le 13 août ». Si Armel semble si heureux de fêter son départ, c’est qu’il a bien failli ne jamais partir.

À l’origine, il devait se rendre au Congo début juillet pour célébrer le mariage de sa sœur. Seulement, coronavirus oblige, son vol a été annulé par la compagnie aérienne française en attendant la réouverture des frontières congolaises. « Ça a été le cas pour pas mal d’invités de la diaspora, ma sœur a donc préféré reporter son mariage au mois d’août pour que tout le monde puisse être là », constate Armel. Pour mettre un pied dans l’avion, il devra présenter un test du Covid négatif de moins de 72 heures, pareil au retour. Si ces formalités ne lui font pas peur, il redoute en revanche d’être mis en quarantaine en arrivant au pays car il arrive le 13 août, à peine deux jours avant la fête nationale de l’indépendance. « Je voudrais pas rater ça, ça va boire à gogo », s’enthousiasme-t-il. Et l’éventualité de rester bloqué au Congo si les frontières venaient à fermer ne l’angoisse pas tant que ça : « À titre personnel, ça ne me dérangerait pas du tout. Ça serait comme des vacances prolongées. C’est plus au niveau de mon employeur que ça pourrait poser problème. »

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Clark, adepte de la sape, en terrasse du Bar des amis près de gare du Nord.
Clark, adepte de la sape, en terrasse du Bar des amis.

Ne pas pouvoir regagner la France avant la rentrée, c’est justement ce qui a dissuadé Clark d’aller à Brazzaville cet été. Cinq doigts, six bagues, lunettes vissées sur le nez, paires de méduses aux pieds, tout de blanc vêtu, il ne passe pas inaperçu. Et pour cause, le trentenaire parisien est modèle et mannequin. Pour lui, hors de question d’être retenu au Congo pour quelque raison que ce soit. « Je dois être à des rendez-vous à la rentrée, les castings et les shows vont reprendre. Si je rate le coche, je vais m’asseoir sur plein de contrats, et je ne peux pas me le permettre. » Après l’annulation des dernières fashion week, il mise sur la reprise pour se refaire une santé financière. Alors, quand Air France lui a proposé de reporter son vol à plus tard dans l’été, il a préféré faire machine arrière : « J’avais pris mes billets début juillet pour pouvoir fêter mon anniversaire au pays. Je n’y suis pas retourné depuis 10 ans. Et la dernière fois que j’y suis allé, c’était pour enterrer ma mère. Je comptais vraiment sur ce voyage pour me ressourcer après l’année difficile qu’on vient de traverser. Mais c’était trop risqué. J’ai eu peur de rester bloqué là-bas. J’ai préféré tout annuler ».

À défaut de retourner sur sa terre natale, Clark passe régulièrement au Bar des amis pour saluer ses frérots de l’apéro :  « Il n’y a qu’ici que je parle ma langue maternelle. Mes parents sont morts et je suis le seul de mes quatorze frères et sœurs à être né au Congo. En venant ici c’est un peu comme si j’allais là-bas ».

Camerounais d'origine, Patrick parle du pays avec ses compatriotes et amis.
Patrick parle du pays avec ses compatriotes et amis.

20 heures tapantes, l’heure de la troisième tournée. Assis en terrasse, Durel  hausse le ton pour couvrir le brouhaha ambiant. « Patrick ! Mets moi deux formules s’il-te-plaît ». Onze euros les trois bières de 75 cl. Au choix Heineken, Guinness ou Desperados. Tout comme dans les N’ganda congolais ou les maquis ouest-africains, ici, l’offre réduite, à la portée de toutes les bourses,  permet aux plus modestes de payer une tournée aux copains… En sirotant leur bière, Durel et ses potes semblent tomber amoureux comme on tombe d’une chaise et c’est des cœurs pleins les yeux qu’ils regardent le bal des passantes pressées qui se joue devant eux. « Tu es belle comme une autoroute. Chérie, tu es belle comme un panneau », lancent-ils en cœur à l’une d’entre elles.

En allant aux toilettes, Will, un ami congolais de Durel qui vit à Neuilly, fait tomber un préservatif. On le lui rend aussitôt : « Attention tu as fait tomber ton chapeau. Sans ça, tu risquerais d’attraper un coup de soleil ». Deux filles assises en terrasse roulent les yeux et esquissent un sourire gêné. Il faut dire que les femmes restent très minoritaires ici. La clientèle y étant presque exclusivement masculine, c’est un repère d’hommes. Notons qu’elles rencontrent néanmoins les mêmes difficultés que leurs homologues masculins. « Quand les frontières ferment c’est pour tout le monde. »

bar Paris 10
Un ami de Durel passe aussi du bon temps au Bar des amis.

Durel tient à ce qu’on sache qu’il a les moyens. Il est habillé en Philipp Plein de la tête aux claquettes et détaille l’arsenal de marques qu’il a sur le dos à qui veut bien l’entendre. Pas question de blaguer avec la sape. Ici les anciens en cravate bombée, Weston triple semelle, côtoient les jeunes en jogging et leurs désaccords relatifs au bon goût et à l’élégance peuvent durer des heures. Aujourd’hui Armel est sur son 31 avec sa petite chemisette en wax faite sur mesure, il balance à Durel : « Moi monsieur je suis élégant. Toi, tu as vu comme tu es fagoté ? »

« J’ai abandonné l’idée de partir dès l’annonce du confinement. On partira en 2021 aux vacances de Pâques » – Lionel

Durel n’en dément pas, son t-shirt à strass lui va comme un gant et il s’apprête à nous donner une leçon de style à tous. Il dégaine son portable et se met à scroller l’écran frénétiquement en quête d’une vidéo « digne d’Hollywood » dans laquelle il est « beau à tomber ». Fier comme Artaban, il agite son téléphone pour que les autres s’approchent : « C’est moi avec mon petit frère ». Sur l’écran, une mise en scène à l’américaine, façon bad boy au premier degré. « Calme-toi Armel. Regarde ça et calme-toi ».  On les voit débarquer au ralenti façon commando sexy, lunettes noires sur le nez et arme factice à la ceinture. La saynète fait l’unanimité. On adore.

Durel, à gauche, et son frère en pleine conversation avec leur mère qui se languit elle aussi de rentrer au pays.
Durel, à gauche, et son frère en pleine conversation avec leurs proches au pays.

Comme pas mal de ses amis, ce Français d’origine congolaise a fait une croix sur le Congo cet été, préférant miser sur le mois de novembre. « C’est plus sûr, au moins tout sera fini d’ici là », dit-il comme pour mieux se rassurer. Le Samsung collé à la tempe, il fredonne un air de coupé décalé quand son téléphone sonne. C’est sa mère, en Facetime. Elle aussi est triste de rester en France pour les vacances et se languit de retourner auprès des siens.

21H30. Un homme en bras de chemise rejoint le groupe d’amis. Durel, Armel, Clark et les autres se lèvent pour le saluer. Le vacarme cesse un instant laissant place à une accolade cérémonieuse de front à front. C’est Lionel, un habitué de longue date. 20 ans qu’il vient ici. Cet ancien basketteur reste très attaché à ce bistrot : « Je me sens comme au bled ici. J’étais à l’école avec certains gars présents autour de cette table ». Cet été, il comptait emmener son fils de sept ans au Congo pour la première fois. Mais lui aussi s’est découragé :
« J’ai abandonné l’idée de partir dès l’annonce du confinement. On partira en 2021 aux vacances de Pâques ».

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Lionel a lui aussi renoncé à voyager cette année en raison de l’épidémie de Covid-19.

En guise de consolation, Lionel prévoit de voyager en France. Cap sur Tours, Bordeaux et Marseille. Mais en attendant les vacances, c’est ici que ça se passe : « On se retrouve là avec tous les potos qui n’ont pas pu rentrer. » Si le Bar des amis fait l’unanimité c’est sans doute parce qu’il est bien placé. Tout près de la gare du Nord, il permet à chacun de rentrer avec les derniers trains.

23 heures. Lionel s’éclipse de peur de rater son RER. Il lance en riant : « Je rentre à Corbeil avec le D, le RER de tous les opprimés. Passé une certaine heure, on compte les babtous sur les doigts de la main ».

En attendant la fermeture, Patrick, chargé du service et de la sécurité débarrasse les tables. Il ne se sent pas concerné par les préoccupations de ses clients. Originaire du Cameroun, il ne comptait pas rentrer chez lui cet été. « Si j’y vais, je ne reviens plus. Je ne suis pas venu en France pour prendre des vacances. »

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