Société

En 2022, des familles ont des esclaves à domicile en France

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Les yeux fuyants, Inès s’installe sur le canapé en face de moi. C’est la première fois qu’elle raconte son histoire à une journaliste et il faut dire qu’elle n’a pas très envie de ressasser le passé. La main sur son ventre, elle caresse des doigts son futur enfant. « C’est un garçon », me dit-elle lorsque je l’interroge sur le sujet. Un franc sourire se dessine sur son visage à la simple idée de rencontrer, dans quelques mois, son bébé. Si Inès est aujourd’hui libre de ses mouvements, cela n’a pas toujours été le cas. En 2016, cette dernière était une esclave domestique en France. 

La pratique semble archaïque et pourtant de nombreuses personnes se retrouvent chaque année victimes de travail forcé. Selon l’Organisation internationale du travail, ils sont environ 129 000 à être dans cette situation en France. Les formes d’esclavages modernes peuvent être variées : un travailleur dans un magasin, un champ, une usine ou encore une femme utilisée comme domestique. Les victimes viennent généralement du Maghreb, de l’Afrique de l’Ouest et de l’Asie du Sud-Est. Dès leur arrivée chez l’exploitant, leurs papiers sont immédiatement confisqués pour exercer une pression. Il leur est généralement interdit de sortir hormis lorsqu’ils doivent “travailler” pour la famille et ils restent généralement sous surveillance. Leurs conditions de vie sont souvent indignes, la plupart sans chambre ou lit pour dormir et avec un accès limité à la douche et la nourriture.

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Pour les cas d’esclavage domestique, il est difficile de repérer les trafics d’êtres humains. Cachés dans les foyers, les “employés de maison”, comme Inès, se retrouvent coincés en quatre murs. Originaire d’un pays de l’Afrique francophone, que nous tairons pour éviter les représailles, la jeune femme a 23 ans lorsque sa patronne lui propose de partir en France et d’être logée gracieusement chez sa soeur. « Je travaillais dans un salon de manucure et je voulais vraiment reprendre mes études. En France, c’était parfait » raconte-t-elle. À l’été 2016, Inès débarque en Île-de-France des rêves plein la tête.

Dès son arrivée, la soeur de son hôte s’avère beaucoup moins avenante que prévu. Dans cet immeuble de plusieurs étages, assez vétuste, Inès découvre une famille qui s’entasse dans un petit appartement. « Elle a cinq enfants, dont un bébé, elle me dit qu’elle va bientôt reprendre le boulot après un congé maternité et me dit que je dois m’occuper des enfants. Je lui ai répondu “pas de soucis tantine”, je trouvais ça logique de lui rendre service ».

Mais le piège se referme sur Inès. Il n’est plus question d’arranger la mère de famille pour remplacer une baby-sitter, Inès devient la femme à tout faire et n’a pas le droit de sortir hormis pour déposer les plus jeunes enfants à l’école et les récupérer. « Je travaillais toute la journée, je n’avais jamais de repos. ». La mère et les plus grands enfants font d’Inès le défouloir de la famille. Si elle ne se comporte pas comme une esclave exemplaire, les violences verbales et physiques ne se font pas attendre. Inès se protège en obéissant du mieux qu’elle peut.

S’installe alors une routine bien cadrée par la maîtresse de maison qui instaure des règles qu’Inès doit absolument respecter. La nuit, cette dernière doit s’occuper du nouveau-né aux moindres pleurs, le matin elle doit se réveiller à 4h du matin pour faire le ménage complet de l’appartement « même si c’était propre » et préparer le petit déjeuner avant le réveil de tout le monde. Quotidiennement, elle dispose d’une liste de repas à préparer pour le midi et le soir. S’ensuit une journée où Inès oscille entre cuisine, aller-retour vers l’école, tétine, biberon, vaisselle et repassage. Les jours se répètent inlassablement. 

Inès doit donc attendre, comme une esclave, la fin du dîner des maîtres pour pouvoir manger les restes, s’il y en a.

Peu à peu, Inès réalise qu’elle n’aura jamais l’occasion de reprendre ses études ou même de chercher un emploi. Quelques jours après son arrivée, elle apprend qu’elle n’a pas le droit de manger comme le reste des autres membres de la famille. Alors qu’on la surprend en train de manger dans la cuisine après avoir servi le repas aux enfants et aux parents, la sentence ne se fait pas attendre. « Elle m’a dit que je n’avais pas le droit de manger en même temps qu’eux et de me servir. » Inès doit donc attendre, comme une esclave, la fin du dîner des maîtres pour pouvoir manger les restes, s’il y en a. Bien souvent, elle se contente du riz et des quelques morceaux de poulet restant dans les plats vidés après le passage des enfants. Elle maigrit à vue d’oeil et est prise régulièrement de vertiges. Ces problèmes de santé vont finalement la sauver. 

Cela fait maintenant plus de quatre mois qu’elle est esclave domestique. Un après-midi, alors qu’elle descend les déchets dans le local à poubelle de l’immeuble, elle perd connaissance dans l’ascenseur. C’est le gardien qui s’occupe d’elle et saisit la gravité de sa situation. Il lui propose son aide pour la nourrir et lui donne de l’argent pour s’inscrire auprès de l’association du quartier pour bénéficier d’une aide juridique. Le bébé dans les bras, Inès se rend donc dans l’établissement qui la redirige vers un collectif spécialisé : le Comité Contre l’Esclavage Moderne.

Pour éviter qu’elle se fasse repérer, l’association lui donne rendez-vous dans une bibliothèque du coin et estime qu’il est urgent de l’extirper de cette situation. « Un jour, le grand frère était là. J’ai laissé le bébé dans son berceau, j’ai fait comme si je sortais les poubelles et je me suis sauvée. » Bien entendu, les exploitants n’ont pas laissé filer leur esclave sans protester. Quelques heures plus tard, la maîtresse de maison appelle à de nombreuses reprises Inès. « Sur les messages vocaux, elle me disait que je ne connaissais pas Paris, que j’allais voir, qu’on allait me violer, que j’allais me faire agresser ».  Inès frotte frénétiquement ses cuisses à l’évocation de ces souvenirs. 

Petit à petit, l’association aide la jeune femme à se reconstruire. Logée gracieusement pendant plusieurs mois, elle est accompagnée plusieurs fois par mois pour l’aider à trouver un travail et se réinsérer professionnellement. Entre-temps, elle fait une rencontre. Inès tombe amoureuse et décide de fonder une famille. Aujourd’hui, enceinte de son deuxième enfant, elle souhaite laisser de côté son passé, qui continue pourtant à la ronger. Si elle avait toutes les raisons et les preuves suffisantes pour porter plainte, elle a choisi de ne pas le faire. Difficile pour elle d’expliquer son choix sans révéler une peur panique dans son regard. « Même cinq ans après, ça me fait vraiment mal d’en reparler. Ça m’arrive de pleurer encore en y repensant. J’ai peur de la croiser. Elle est violente, c’est ça qui m’inquiète »

« J’élevais les enfants d’un couple dont la femme était banquière et le mari professeur en sciences politiques à l’Université Paris-Dauphine »

Pour cette rencontre, elle est aujourd’hui accompagnée de Zita Cabais-Obra, ancienne esclave. Alors qu’elle avait 32 ans, elle a fait le voyage depuis les Philippines jusqu’à Paris dans l’espoir d’une meilleure vie en France. L’organisatrice du voyage lui trouve un emploi pour qu’elle rembourse les 2000 euros avancés pour le trajet.

Elle se retrouve alors femme à tout faire d’un couple parisien qui lui confisque son passeport. « J’élevais les enfants d’un couple dont la femme était banquière et le mari professeur en sciences politiques à l’Université Paris-Dauphine ». Ces derniers lui interdisent l’utilisation d’un téléphone ou de parler aux voisins. Lorsqu’elle interroge son “patron” sur l’avancée de sa demande d’intégration, on lui jette une chaise dessus en guise de réponse.

Contrairement à Inès, Zita trouve la force de s’enfuir et de porter plainte. Le couple est condamné à payer tous les salaires manquants ainsi que des dommages et intérêts. Elle a maintenant fait de cette expérience son cheval de bataille et aide les victimes d’esclavage à travers le Comité Contre l’Esclavage Moderne dont elle est membre. 

Les yeux brillants, Inès écoute ce récit qui lui rappelle évidemment le sien. « Je ne me sens plus victime mais combattante. J’aimerais réunir toutes les victimes pour qu’elles soient comme moi. C’est des épines qui sortent de là », affirme Zita, en pointant du doigt sa poitrine.  « Ma mission, c’est de sauver les autres, je me dis que c’est pour ça que j’ai autant souffert. »

Aujourd’hui, le Comité Contre l’Esclavage Moderne suit et propose un accompagnement juridique et social de tous les cas de traite d’êtres humains à des fins d’exploitation par le travail, allant du travail domestique, agricole jusqu’au milieu de la restauration. Après un signalement remonté à l’association, s’ensuivent un questionnaire et un entretien afin de déterminer s’il s’agit bien d’esclavage moderne. La victime peut se présenter d’elle-même au comité mais des alertes de la part d’acteurs comme des médecins mais aussi de voisins ou de passants aident à l’identification de cas d’esclaves.

« On a eu une école qui nous a contactés car il y avait une gamine qui, sans manteau en plein hiver, venait chercher des enfants à l’école »

En 2021, 222 personnes victimes d’esclavage ont été accompagnées par l’association, dont 71% de femmes, afin de les sortir de cette situation. « Dernièrement, on a eu une école qui nous a contactés car il y avait une gamine qui, sans manteau en plein hiver, venait chercher des enfants à l’école par exemple » raconte Mona Chamass-Saunier, directrice du Comité Contre l’Esclavage Moderne. Chaque semaine, l’association passe en revue les alertes, en plus de décider du suivi de chaque personne.

« Est-ce qu’on peut lui financer une carte Navigo pour qu’il puisse se déplacer ? Tout le monde est d’accord ? », demande une membre lors d’une des réunions à laquelle je peux assister en tant qu’observatrice, à condition de respecter l’anonymat des victimes. Les accompagnements peuvent prendre des années et pèsent parfois sur le moral des assistants. Il arrive que ces derniers aient aussi besoin de se confier auprès d’un psychologue pour souffler et repartir de plus belle. Le but est d’aider les victimes d’esclavage à se sortir de ces situations désastreuses mais aussi de les accompagner dans le processus de reconstruction. « Le récit est souvent difficile, il y a parfois des blocages, on essaie de prendre le temps qu’il faut. Et cela passe par trouver un traducteur lorsqu’ils ne parlent pas français par exemple », déclare la présidente du CCEM.

Les exploitants se trouvent aussi bien chez de riches ambassadeurs étrangers, qui n’ont que faire de la loi française, que dans des foyers beaucoup plus pauvres. « Il n’y a pas que des familles bourgeoises. Cela arrive que le misérable exploite aussi le pauvre. » raconte Sylvie O’Dy. Les années précédant un procès sont toujours longues mais les plaintes pour traite des êtres humains aboutissent régulièrement à des condamnations. Ce délit peut être puni de sept ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. Mais le plus difficile reste l’après : le moment où il faut panser ses plaies, laisser derrière soi l’esclavage et trouver sa place dans la société. Le comité propose des cours de français et un accompagnement pour trouver un emploi.

Sur un mur de l’association, les photos d’enfants ou de familles sont fièrement accrochées. Des preuves qu’il est possible de s’en sortir et que l’association collecte pour aider les nouveaux arrivants victimes d’esclavage. La présidente se rappelle avoir reconnu, par hasard dans un journal, un visage familier : « On a de superbes évolutions de parcours. Il y a quelques années, on est tombé par hasard sur un portrait de Libération d’une des victimes qu’on a suivies. Elle est maintenant cantinière de la rédaction, on est fier du chemin qu’elle a parcouru ». Cette ancienne esclave indonésienne a été tenue en captivité à Paris par une famille de diplomates omanais avant de parvenir à s’en échapper grâce à un voisin et au comité.

Chacun tente de se reconstruire à sa manière et à son rythme. Inès espère trouver un travail après son accouchement. Si elle ne sait pas encore exactement ce qu’elle veut faire, elle espère avant tout aider son prochain dans son futur emploi. Depuis quelques mois, elle est d’ailleurs interprète pour le CCEM pour lequel elle traduit les récits des victimes d’esclavage. Un moyen pour elle de tendre la main vers ceux qui vivent l’enfer par lequel elle est passée. « Je veux aider pour que ça n’existe plus », dit-elle, avec plus de fermeté à la fin de notre entretien.

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