Début 2022, une actualité a monopolisé l’espace médiatique et replacé le sujet des conditions d’incarcération au cœur du débat : la grève des agent·es pénitentiaires face à la surpopulation carcérale. Dans les 35 établissements belges, on compterait environ 11 000 personnes détenues pour 9 200 places. Nos prisonnier·es, particulièrement les hommes, sont les uns sur les autres. Et parfois même les uns dans les autres.
Cette situation de surpopulation entraîne effectivement une promiscuité accrue entre codétenus, qui découle parfois sur des manifestations de violences physiques et sexuelles. Car oui, les hommes, ça s’encule entre eux. Et les prisons ne seraient pas lieu d’exception, au contraire.
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Si peu de personnes nient la réalité du phénomène, trop peu de ressources nous permettent aujourd’hui d’établir une photographie tangible de la situation. Et c’est bien dommage. Comme pour beaucoup de problématiques liées au monde carcéral, les études de terrain sont trop rares et les laisser-passer ne sont destinés qu’à celles et ceux qui préféreront cacher la poussière sous le tapis. On s’en remet alors aux plaintes officielles des prisonniers et aux déclarations des établissements. « Moins de cinq situations de la sorte en quinze ans », confie Christine Ratajezak, directrice du contrôle de gestion à la prison de Lantin.
« C’est tout un débat sociologique qui trouve des éléments de réponse dans ce qui se passe à l’extérieur. Mais, ici, avec une touche en plus. » – Christine Retajezak
Mais ce chiffre traduit-il la réalité ? Beaucoup s’accordent à dire le contraire. Si on ne sait rien des viols commis dans nos prisons, c’est parce qu’ils ne sont quasi jamais dénoncés. C’est en tout cas ce que laisse croire l’analyse de Christine Retajezak : « C’est tout un débat sociologique qui trouve des éléments de réponse dans ce qui se passe à l’extérieur. Mais, ici, avec une touche en plus. »
Cette « touche en plus », ce serait la masculinité hégémonique propre au monde pénitentiaire, selon Marie Berquin, avocate au Barreau de Bruxelles et co-présidente de l’Observatoire International des Prisons : « Le milieu carcéral masculin est un milieu extrêmement macho et dur. La moindre forme de faiblesse est un réel danger ». Dénoncer un tel événement reviendrait ainsi à s’exposer aux autres détenus comme quelqu’un de vulnérable, et rendrait l’incarcération plus infernale encore. « Et quand bien même les détenus sont assez courageux pour libérer cette parole, faut-il encore qu’ils soient crus et transférés dans les plus brefs délais vers une autre aile de la prison, ou idéalement vers un autre établissement pénitentiaire. »
Le problème se complique davantage lorsque ce sont les matons eux-mêmes qui commettent ces viols. « De nouveau, dans ce cas-ci, il faudra être cru très rapidement, souligne Marie Berquin, car non seulement vous côtoyez quelqu’un qui sait que vous l’avez dénoncé, mais ce quelqu’un a, en plus, l’autorité sur vous. » Une situation qui n’est pas inconnue des institutions, comme le démontre un rapport de 2020 du CCSP (Conseil Central de Surveillance Pénitentiaire) indiquant « qu’en 2020, il y a eu quelques plaintes concernant des comportements physiquement agressifs de la part du personnel (p. ex. Namur, Saint-Gilles, Marneffe et Lantin). Il s’agit de détenus agressés physiquement par des agents pénitentiaires. La Commission de Lantin fait même état d’abus sexuels répétés. »
Mais le système carcéral n’est pas vraiment prêt à se remettre en question face à ces constats, à en croire Marie Berquin : « En général, le système carcéral ne se remet pas souvent en question, car il fonctionne comme ça. Il s’auto-rassure et fonctionne sur base de l’autorité, du contrôle et de la sécurité. » Mais qui sécurise-t-on, réellement, lorsque l’on tait des faits de viols commis par les agents de sécurité eux-mêmes ?
La loi du silence semble donc bien ancrée dans la culture carcérale. Maxime Closset, intervenant psychosocial à l’asbl APRES, organisme de réinsertion socioprofessionnelle pour ex-détenu·es, parle d’un double tabou. « La sexualité, même consentie, est déjà sujette à une omerta non négligeable en prison, dit-il. Les violences sexuelles sont davantage tues, pour les mêmes raisons que celles qui se manifestent dans la société civile, mais aussi pour des raisons inhérentes au milieu carcéral et à son public. »
Mais tout remettre sur le compte de la démographie de nos prisons serait un brin réducteur. Alors oui, des religions et coutumes diverses se côtoient en prison, notamment quand on sait qu’environ 44% des détenu·es sont ressortissant·es de 130 pays différents. Une vision négative de l’homosexualité et des rapports homosexuels pourrait se justifier par ces différentes idéologies et cultures coexistantes, expliquant partiellement le manque de transparence des victimes de viols. Mais d’autres facteurs entrent en jeu, et il est indispensable de questionner la responsabilité des établissements pénitentiaires également.
On peut par exemple se demander si nos prisons sont capables d’assumer ce genre de situation. En théorie, le nécessaire serait mis en place, comme nous l’indique Christine Ratajezak : « Les détenus ont différents lieux pour déposer ce genre de faits : services d’écoute (aumôniers) et d’aide (Aide sociale aux Justiciables, par exemple) et membres de l’institution depuis l’agent·e de niveau avec qui le détenu peut avoir un bon contact jusqu’au directeur qui va tous les jours dans le cellulaire et rencontre des détenus à la demande. Sur simple demande écrite non explicite, un détenu peut aussi être reçu par la police pour déposer plainte. »
« J’ai du mal à croire que dans le programme, au milieu de toutes les choses à apprendre pour devenir agent·e pénitentiaire, on ait le temps de vous expliquer quoi que ce soit sur la gestion d’une situation d’abus sexuel. » – Marie Berquin
Les endroits de dépôt de plainte existent, c’est déjà bien. Mais quand on connaît le chemin de croix que nos potes meufs doivent endurer pour se pointer au commissariat de la commune et dénoncer le vieux porc qui les a agressées la nuit d’avant, on s’imagine que la route est encore plus longue quand on est derrière les barreaux, et qu’on doit balancer le castard qui dort à moins d’un mètre tous les soirs.
Et puis, si on sait techniquement comment réceptionner la plainte, la procédure de réponse, elle, est encore floue. Aucune formation spécifique ne prépare les agent·es. Un petit tour sur le site internet du Service Public Fédéral nous apprend qu’un programme d’une année (dont 50 jours de formation théorique seulement) est nécessaire pour obtenir le titre d’agent·e pénitentiaire. « La formation raccourcit constamment, regrette Marie Berquin. J’ai du mal à croire que dans le programme, au milieu de toutes les choses à apprendre pour devenir agent·e pénitentiaire, on ait le temps de vous expliquer quoi que ce soit sur la gestion d’une situation d’abus sexuel. »
Autre facteur à prendre en compte : la libido des détenus. Il n’est absolument pas question de supposer une potentielle corrélation directe entre la frustration sexuelle et des actes de violence sexuelle, mais force est de constater qu’un homme en rut, c’est pas toujours net. Or, comme le souligne Marie Berquin, « c’est à l’État de leur garantir l’accès aux droits fondamentaux, sauf celui d’aller et de venir. Parmi ces droits fondamentaux figure la vie sexuelle et affective. » Dans les faits, des VHS (Visites Hors Surveillances) sont mises en place dans des cellules spécifiques, « équipées de sanitaires, d’un lit et des produits nécessaires à l’hygiène personnelle (gant, papier toilette, savon, préservatifs, serviettes périodiques, etc.) », comme l’indique la plateforme internationale officielle Prison Insider. On y apprend cependant qu’en Belgique, « ces pièces sont, en pratique, souvent peu isolées des autres cellules. Les visiteuses font régulièrement l’objet de moqueries ou d’insultes. » Un walk of shame au sens propre du terme qui rend ces visites cauchemardesques. À cela s’ajoute le fait qu’on relève des manquements au niveau de l’entretien de ces chambres réservées aux visites dans l’intimité, notamment à Forest et à Wortel. En bref, pas de quoi donner envie de s’envoyer en l’air.
Pour beaucoup malheureusement, rien n’exprime mieux la supériorité virile qu’une pénétration non consentie.
Marie Berquin nous rappelle aussi que même si certaines de ces agressions sexuelles sont le fruit d’une pulsion, la plupart d’entre elles semblent plutôt découler d’une envie de « blesser, ou dans le cadre d’un règlement de compte. » On en revient alors à cette notion de masculinité, car, pour beaucoup malheureusement, rien n’exprime mieux la supériorité virile qu’une pénétration non consentie.
Au vu de ces constats, on ne peut s’empêcher de penser aux détenus LGBTQ+ qui intègrent nos prisons, et pour qui cette fameuse vulnérabilité mortelle leur colle presque à la peau dès leur arrivée. Notamment pour ces femmes incarcérées en milieu pénitentiel masculin, conséquence d’un large manque de cohérence dans la gestion des dossiers concernant les détenu·es transgenres. Pour ces personnes, aucune forme de protection n’est accordée de façon systématique. Une fois encore, il existe une possibilité de solliciter une sécurité supplémentaire, mais encore faut-il s’assurer qu’on nous l’accordera, et vite.
Le vrai problème, au final, c’est que tous les sujets énoncés ici ne sont que très rarement une priorité des institutions pénitentiaires, comme le regrette Marie Berquin : « Faire attention à ce qu’une personne qui est susceptible de subir des violences bénéficie d’une sécurité supplémentaire, faire en sorte qu’on instaure un climat sécuritaire pour qu’elle puisse dénoncer une agression à un·e agent·e, prendre en compte l’orientation sexuelle d’une personne détenue pour lui assurer des conditions de détention décentes, tout cela n’est possible que si les institutions ont le temps de s’y investir. Or, on fait face à une surpopulation explosive qui force les directions d’institutions pénitentiaires à incarcérer trois personnes dans une cellule qui ne devrait en accueillir qu’une seule. Dans ce contexte de crise, on s’imagine bien que l’orientation sexuelle de l’un et de l’autre passe bien loin derrière. »
Au-delà du viol carcéral, d’autres conséquences de cette surpopulation sont aujourd’hui flagrantes dans nos prisons : le manque d’intimité des personnes détenues, la réduction du temps de sortie en extérieur, la charge de travail supplémentaire pour les agent·es, la dégradation du cadre hygiénique des cellules, et bien d’autres. Des éléments qui alimentent davantage le climat de tension déjà omniprésent dans les prisons. Un triste constat qui démontre à quel point la surpopulation carcérale que connaît la Belgique aujourd’hui entraîne des problématiques catastrophiques, et empêche les institutions d’y faire face.
Seule piste de solution viable à ce stade, selon la dernière tribune du CCSP datant du 23 mars 2022 : désengorger les prisons, comme on a su le faire au printemps 2020, au début de l’épidémie du coronavirus, en un claquement de doigts et quelques initiatives exceptionnelles du gouvernement. Vous voyez : quand on veut, on peut. Mais notre Ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne, préfère s’en remettre aux promesses et aux grandes annonces : 800 nouvelles places d’ici 2022-2023. Une vraie solution ? Pas vraiment, car si l’on en croit les syndicats belges, la situation de surpopulation ne s’améliorera pas avant 2025, notamment au vu de la fermeture des prisons de Saint-Gilles, Forest, Termonde et Berkendael. Ces 800 nouvelles places ne serviront donc, en réalité, qu’à combler celles qui seront perdues dans ces quatre établissements au cours des prochaines années. Et on tourne en rond. En bref, tout reste à faire, à l’heure où le système carcéral continue de montrer des faiblesses et des lacunes qui fragilisent toute une profession, bafouent les droits fondamentaux des personnes détenues et coûtent même l’intégrité physique de certaines d’entre elles.
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