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Le rap de la jeunesse irakienne ne fait pas dans la demi-mesure

Le rap de la jeunesse irakienne

Sur le parvis d’une église bombardée lors de la bataille finale contre le groupe État islamique, Muramar, observe en silence les ruines de l’édifice religieux appartenant à « ses frères chrétiens ». Quatre ans après la chute du califat éphémère de l’EI, la vieille ville de Mossoul reprend un semblant de vie. Sous un soleil qui chauffe à 45 degrés ce jour-là, le jeune rappeur de 22 ans livre, a cappella, un texte écrit quelques heures après la libération de Mossoul à l’été 2017. 

« Ici, il n’y a plus de colombes de la paix mais seulement de la douleur. Ici, on s’endort avec des cadavres sous les décombres. Une ville pure où les habitants ont été condamnés à mort. Chaque maison abrite les fantômes des martyrs et des orphelins. Il n’y a plus de fleurs qui jonchent le sol mais seulement des mines. Mourir est devenu la norme, les djihadistes vous enterrent avec leurs bombes. Au diable ces drapeaux qui nourrissent des illusions. Mossoul allait bien et maintenant, la ville est devenue un cimetière de la paix. »

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Muramar a écrit ses premiers textes de rap en 2014, l’année où les djihadistes de l’EI se sont emparés de sa cité, deuxième ville d’Irak après la capitale Bagdad. Contraint à l’exil au Kurdistan irakien puis en Espagne, il s’est plongé dans l’écriture pour « surmonter la dépression et la souffrance de l’exil (…) En Espagne ou ailleurs en Europe, les grands médias ne parlaient que de Mossoul comme la capitale du califat de Daech. Mais cette ville dont tout le monde parlait, c’était la mienne. C’était très violent pour moi et le rap m’a permis de mettre les mots sur l’horreur que subissait ma ville natale », explique le jeune homme blond aux yeux bleus.

Muramar, Mossoul, 2021.
Muramar, Mossoul, 2021.

Le rap, un exutoire face à la terreur djihadiste

Après la libération, Muramar et sa famille sont revenus s’installer dans leur maison sur la rive Est du Tigre, l’un des deux fleuves mésopotamiens qui enlacent la ville de Mossoul. Dans sa chambre d’ado ou dans la voiture d’un pote, il se filme à l’aide d’un smartphone et poste ses textes et ses freestyles sur les réseaux sociaux. « Mes sons peuvent faire 5, 10 voire 30 000 vues sur Instagram ou YouTube. Je publie mes vidéos sur les réseaux sociaux car c’est le meilleur moyen pour se faire connaître et s’adresser directement aux jeunes de mon âge. (…). En Irak, l’industrie de la musique concerne principalement des artistes locaux qui produisent des chansons traditionnelles irakiennes et qui marchent très bien auprès du grand public. Mais cette industrie a du mal à intégrer des musiques alternatives comme le rap. »

« J’ai très peur pour lui car la situation est toujours instable en Irak. Il y a des groupes religieux qui rejettent ce genre de pratique artistique, et je crains beaucoup pour sa sécurité » – Yoursa

Importée des États-Unis, cette musique est vue d’un mauvais œil par la société qui reste profondément marquée par l’invasion américaine de 2003 et le chaos politique et sécuritaire qu’elle a enfanté. Un large pan de la société, notamment les plus conservateurs, craignent de voir les nouvelles générations s’éloigner des « taqalides » – ce mot arabe englobe les traditions religieuses et les bonnes moeurs irakiennes – si elles s’imprègnent un peu trop de pratiques artistiques venues d’Occident. Pourtant, des milliers de jeunes comme Muramar, ont décidé de rompre avec la trajectoire sociale définie dès l’enfance par leur famille ou la société irakienne, très pieuse et conservatrice. 

Une transgression qui inquiète sa mère. Dans la cuisine familiale, Yousra, 43 ans, fait revenir à la poêle des aubergines pour la préparation du « tepsi », un plat à base de sauce tomate, d’oignons, d’aubergines grillés et de viande. « La société de Mossoul est très conservatrice (…) J’ai très peur pour lui car la situation est toujours instable en Irak. Il y a des groupes religieux qui rejettent ce genre de pratique artistique, et je crains beaucoup pour sa sécurité. » 

Muramar, Mossoul, 2021.
Muramar, Mossoul, 2021.

Rapper, un affront au conservatisme irakien 

Pour casser les journées d’été où le thermostat grimpe à 50 degrés à Mossoul et dans le reste de l’Irak, Muramar embarque Anas, son ami d’enfance, sur la banquette arrière de la voiture familiale. Basses à fond, grop coup sur l’accélérateur, Muramar démarre un freestyle « où j’me sauce un peu j’avoue. C’est pour rouler un peu des mécaniques comme les rappeurs américains ». À défaut de pouvoir rapper librement dans les rues de Mossoul, aux risques de heurter les passants, Muramar se lâche dans la voiture. C’est le petit plaisir qu’il s’octroie quotidiennement pour vivre sa passion tout en profitant de l’environnement urbain. 

Assis sur la banquette arrière, Anas observe les embouteillages se former près du pont numéro 4, partiellement détruit par une frappe aérienne de la coalition internationale pendant la bataille finale contre l’EI. Quatre ans après la fin de la guerre, ce pont stratégique reliant les deux rives n’a pas été reconstruit, en dépit des millions de dollars injectés par la communauté internationale pour réhabiliter Mossoul. Depuis, Muramar et les autres Mossouliottes doivent circuler sur ce pont rafistolé à l’aide d’une structure en acier. Ces négligences en matière de services publics – qu’elles concernent la reconstruction d’une ville, l’accès à l’eau potable, à l’électricité ou encore à l’emploi – sont la norme dans un pays souffrant d’une corruption endémique. C’est dans ces maux quotidiens que Muramar puise son inspiration.

« Ses textes sur nos conditions de vie, qu’il s’agisse de sa chanson sur notre révolution en octobre 2019 ou sur la situation à Mossoul, donnent des clés de compréhension sur notre propre condition. On n’entend que des mensonges à la télévision irakienne alors que Muramar, lui, raconte les vrais problèmes de la jeunesse irakienne », explique son ami Anas.  

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Muramar près du pont numéro 4.

« Le prix du pétrole est plus cher que mon sang »

Les deux garçons traînent sur les rives du fleuve du Tigre, Muramar y raconte « sa révolution d’octobre », une contestation sociale inédite qui a éclaté en octobre 2019 en Irak. Des milliers de jeunes, comme lui, ont réclamé la chute d’un régime incompétent et corrompu, qui a englouti deux fois le PIB de l’Irak depuis 2003. Dans cette quête de liberté, plus de 600 Irakiens, en majorité des jeunes, ont été tués au cours d’affrontements avec les forces de sécurité du pays. Muramar a choisi l’écriture comme exutoire, face à la répression sanglante dont « ses frères et soeurs » ont été victimes sur la place Tahrir de Bagdad, l’ancien épicentre de la contestation.

« Ils ont tué nos frères d’une balle dans la poitrine. Un symbole pour les générations futures. Les corps meurent mais les idées continueront de vivre. Notre réalité est une jungle et nos gouvernants sont des bâtards. Ces gens sont des menteurs qui étouffent la vérité. Je vis dans un pays où le prix du pétrole est plus cher que mon sang. Détruisez tout et faites ce que vous voulez car personne ne vous en tiendra rigueur. »

Qutayba, Bagdad, 2021.
Qutayba, Bagdad, 2021.

A 400 kilomètres au sud de Mossoul, Bagdad. Dans le quartier animé de Karada, au centre de la capitale, Qutayba gribouille sur un bout de papier en enchaînant les cigarettes dans le café Ridha Alwan, lieu où se côtoient artistes, intellectuels et « shabab muthaqathin », la jeunesse éduquée en arabe. Ce n’est pas le rap américain qui a poussé ce diplômé en langue anglaise à écrire ses premiers textes, « car je ne parlais pas un mot d’anglais avant d’aller à la fac », mais plutôt la crise migratoire en 2015, année où des milliers de Syriens et d’Irakiens ont tenté de fuir la terreur de l’EI.

Qutayba a aussi été tenté par le « qachaq » – terme du jargon irakien désignant l’immigration illégale – mais il a finalement décidé de rester en Irak pour sa mère. « La première chanson que j’ai écrite s’appelle “Une petite barque”. C’est l’histoire d’un Irakien qui a choisi de risquer sa vie sur une embarcation illégale pour tenter de rejoindre l’Europe. J’y explique les raisons qu’ils l’ont poussé à l’exil : le terrorisme, l’instabilité politique ou encore le chômage de masse en Irak », précise le rappeur âgé de 25 ans. 

« Beaucoup d’Irakiens veulent changer le pays mais finissent par se satisfaire du peu qu’on leur donne » – Qutayba

En octobre 2019, dès les premières heures de la révolte, Qutayba et des milliers de jeunes diplômés des universités de Bagdad sont descendus massivement sur la place Tahrir pour réclamer des emplois à leurs gouvernants. Car selon le dernier rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT), le chômage touche plus de 25% des 15-24 ans, une tragédie dans un pays où 60% de la population a moins d’un quart de siècle. Comme la plupart de ses amis, eux aussi diplômés des universités de la capitale, Qutayba vit de petits boulots alimentaires faute de trouver un emploi dans le domaine de l’enseignement. Des perspectives d’avenir avortées pour sa génération que Qutayba raconte ici.  

https://www.youtube.com/watch?v=Hci7En6vBDU

« Bonjour à tous les diplômés qui, comme moi, cherchent un emploi. Alors mon conseil, oublie tes rêves et devient ouvrier. (…) Allô, bonjour Qutayba, notre société cherche un nouvel employé. Vous allez rencontrer Monsieur le directeur afin qu’il puisse vous connaître. Je mets mes plus beaux vêtements, je cire mes chaussures et je me parfume tout le corps. Le jour de l’entretien, le directeur me dit: “Je vous tiens au courant”. Comme d’habitude, je connais la réponse. (…) Ça me fait vraiment chier car jour après jour, je suis épuisé par cette vie. »

Bagdad, 2021.
Bagdad, 2021.

« Les Irakiens veulent la paix et la guerre en même temps »

Comme des milliers de jeunes pendant la contestation, Qutayba a flirté plus d’une fois avec la mort lors d’affrontements avec les forces de sécurité irakiennes place Tahrir. Sa « révolution d’octobre » a été réprimée dans le sang par le régime au pouvoir depuis 2003. Après une vague d’assassinats visant des militants pro-démocratie et des manifestants, imputés à des groupes armées, un climat de peur s’est installé dans les grandes villes irakiennes. Avec amertume, Qutayba raconte l’espoir d’une transition démocratique avortée par le contexte politique et sécuritaire dans son pays.

Qutayba, Bagdad, 2021.
Qutayba, Bagdad, 2021.

Pour le jeune homme, cet échec est aussi le fruit de sa société, profondément fragmentée par les guerres. « Le problème c’est que nous avons deux visages. Les Irakiens veulent la paix et la guerre en même temps. Parmi nous, certains ont été nourris par la guerre et y ont trouvé un intérêt de pouvoir, qu’il soit politique, économique ou social. Ce système politique reposant sur la partition religieuse a renforcé le clientélisme et la “wasta” », précise-t il.

La “wasta”, c’est le piston français. Le terme désigne un large système de relations privilégiées avec des personnes haut-placées par l’intermédiaire de sa famille ou de ses amis. Comme dans le reste du monde arabe, les jeunes Irakiens doivent « jouer de leur wasta » – appartenance à une communauté religieuse, à un parti politique ou à une tribu forte – pour pouvoir trouver un emploi ou avoir accès à des biens ou des services. « Beaucoup d’Irakiens veulent changer le pays mais finissent par se satisfaire du peu qu’on leur donne », soutient-t-il dans le morceau “Contradiction”.  

« J’ai eu de l’espoir mais nous restons figés dans la contradiction. Personne n’a été notre sauveur. Ceux qui ont essayé de changer les choses ont maintenant tourné leur veste (…) La paix n’est qu’un rêve (…) Si le poids de la tristesse devient trop lourd. Affronte la réalité de mille façons jusqu’à ce que tu sois à terre. Mais ne te laisse pas contrôler comme une carte parce qu’ils l’utilisent puis la jettent. Je te donne la connaissance. Tu as un libre arbitre par nature. Mais tu préfères suivre les plus forts même s’ils ont tort car tu veux avoir du pouvoir (…) Les plus forts ont levé un verre de vin rempli de notre sang. »

Cette nouvelle génération d’Irakiens a connu l’invasion américaine de 2003, le sang des guerres confessionnelles et le groupe État islamique sur leur sol. Héritiers d’un passé trop lourd, ces jeunes ne veulent pas reproduire la même trajectoire que leurs aînés. Le rap est une arme dans cette quête de liberté. Reste à savoir si la société irakienne et ses leaders politiques et religieux pourront tolérer une telle audace. 

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