Kevin Haddock Editions libre
Illustration : Ingrid Bourgault
Société

Face à la destruction écologique du monde, la radicalité comme seule option

Agir pour l’environnement, c’est pas juste trier ses déchets ou utiliser des pailles en carton. On a parlé à Kevin Haddock, cofondateur des Éditions Libre, de fausses solutions, d’action directe et de problèmes qu’on a tendance à trop simplifier.
Nadia Kara
Antwerp, BE

Kevin Haddock a la trentaine quand il commence à s’intéresser à l’écologie, et c’est en découvrant l’auteur Derrick Jensen et l’analyse de Deep Green Résistance qu’il adopte une approche plus radicale. À l'époque, il travaille dans le ventre de la bête : associé d’une start-up qui collabore avec des supermarchés pour mettre en place des programmes de don alimentaire, il découvre les coulisses de l’industrie agroalimentaire. Production gargantuesque, une agriculture responsable de la destruction des sols et l’empoisonnement des rivières, conditions de travail abominables et gaspillage ; il prend conscience du gigantisme du système et de l’ampleur du problème.

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Kevin a depuis cofondé les Éditions Libre, une maison d’édition indépendante qui publie des ouvrages mettant en avant une vision systémique et intersectionnelle de la lutte socio-écologique. On a parlé avec lui de la situation actuelle et de l’apathie du monde, mais aussi de modes d’action.

VICE : En quoi tes positions se sont-elles radicalisées au fil du temps ?
Kevin Haddock :
Je suis passé d’un positionnement politique et idéologique très critique du capitalisme, des multinationales et du monde politique, à une critique anti-industrielle et anti-technologique de notre civilisation. En d’autres termes, je ne pense pas qu’un système industriel basé sur l’exploitation massive des ressources, renouvelables ou pas, puisse être durable : toutes les industries sont des nuisances pour le monde naturel, y compris les industries de production d’énergie prétendument verte, propre, renouvelable, décarbonée ou bas-carbone, aujourd’hui présentées comme la solution au changement climatique. La construction des barrages hydroélectriques, la construction des panneaux solaires photovoltaïques, des éoliennes… tout ça implique des dégradations environnementales diverses, des extractions minières, etc. Et puis cette énergie supposément verte, elle sert finalement toujours à alimenter d’autres machines elles aussi issues du système techno-industriel, dont la production implique elle aussi des dégradations écologiques ou des pollutions. 

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Aujourd'hui, on a un système basé principalement sur un modèle de croissance infinie, alors qu’on sait tou·tes très bien que le monde est fini, que les ressources sont épuisables. Par contre, ce que le grand public doit encore comprendre, c’est qu’il n’y a vraiment aucune façon de faire persister la civilisation industrielle de façon durable. 

Dur.
Oui, c’est sûr. L’idée est difficile à vivre pour certain·es, et toutes les solutions technologiques qu’on promeut dans les médias sont finalement des fausses solutions. Elles ne s’attaquent jamais à la racine du problème : un système extractiviste est en train de transformer la Terre en un vaste territoire de désolation, avec d’une part des zones commerciales, des zones industrielles, des routes, des autoroutes, des voies ferrées, des lignes électriques, et d’autre part des mines à ciel ouvert et des décharges toxiques comme on en observe déjà dans certains pays d'Amérique latine, d’Asie et d'Afrique. On a, d’un côté, une destruction inexorable du monde naturel, et de l’autre la perspective de l’effondrement, selon moi inévitable et d’ailleurs souhaitable, de la civilisation industrielle. Comprendre tout ça, c’est une étape indispensable s’il nous importe de préserver une planète habitable pour nous et les autres espèces vivantes. 

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Ça fait un moment qu’on sait que c’est la merde. Selon toi, pourquoi on continue à vivre nos vies normales alors qu’on est en pleine urgence ? 
On est allés explorer des archives à la BNF et on est tombés sur un hors-série du Nouvel Obs datant de 1972. Les contributeur·ices et journalistes parlaient déjà de l’urgence écologique et d’une manière beaucoup plus incisive et radicale que ce qu’on entend dans la bouche des écologistes médiatiques aujourd’hui. La liste de gens qui ont essayé d'avertir le public est tristement longue. Mais vu que tous les moyens d’action qui pourraient réellement nous permettre de lutter contre la destruction de la nature impliquent d’arrêter le développement du système industriel dans lequel nous vivons, et même de le démanteler, la classe politique, les dirigeants étatiques et les institutions dominantes ne peuvent tout simplement pas les prendre en compte. 

Dans le livre Révolution anti-tech de Theodore Kaczynski, qu’on a publié, l’auteur explique que les systèmes politiques ont un objectif principal : l'auto-propagation, et donc la survie à court terme. Concrètement, l’objectif principal d’un gouvernement, c’est d’assurer sa réélection, de tenter de se perpétuer, ce qui rend impossible toute préoccupation et action à long terme. Au final, prendre en compte la gravité de ce qui se passe, ça remettrait en cause beaucoup trop de choses, dont notamment les fondements mêmes de la prétendue « république » et du système économique. D’autre part, les médias de masse ne relaient pas vraiment le côté urgent et grave de la crise ; parce qu’ils ne sont pas conçus pour exposer la catastrophe sociale et écologique que constitue le capitalisme, mais plutôt pour favoriser sa perpétuation. Quand ils exposent des problèmes écologiques, ils en occultent presque systématiquement les causes, et embrayent sur une pub pour une nouvelle voiture électrique et un reportage sur des hôtels de luxe aux Bahamas. Ce qu’on appelle « la vie normale » - c’est-à-dire « la vie normale » dans le capitalisme mondialisé, en 2022 - c’est ça la catastrophe.

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Quelles sont selon toi les priorités dans la lutte contre le réchauffement climatique ?
Ne parler que du climat, c’est beaucoup trop simplifier le problème. En fait, le réchauffement climatique, c’est plutôt l’un des symptômes de la destruction de monde naturel ; du coup, se concentrer sur le réchauffement, le CO2, le climat, etc., c’est extrêmement pernicieux, parce qu'on ne parle pas des problèmes fondamentaux. On devrait plutôt tâcher de comprendre les interrelations entre les différentes problématiques qu’on constate aujourd’hui, de comprendre leurs causes. Le réchauffement climatique, de même que tous les autres désastres écologiques - sixième extinction de masse, acidification des océans, pollutions diverses et variées, déforestation, etc. -, est une conséquence du fonctionnement normal du capitalisme. Pour lutter contre le réchauffement climatique ou contre la déforestation, ou plus généralement contre la destruction de la nature, on devrait donc lutter contre ce qui, socialement, la précipite, c’est-à-dire contre la société industrielle.

« Je pense qu’il ne faut pas avoir peur de comprendre et d’identifier notre situation actuelle comme une guerre. »

Du coup, l’activisme qu’on voit beaucoup en ce moment, pour toi, il ne mène à rien ?
Aujourd'hui, on est en présence d’une sphère écolo-militante extrêmement naïve face à la perversité de notre culture, de la classe politique et du monde économique. Quand on établit un état des lieux du monde et de sa destruction, il y a de nombreuses actions, stratégies et de positionnements qui sont intenables. Par exemple, c’est une illusion de penser qu’on pourra faire pression sur les gouvernements et les multinationales pour qu’ils fassent ce qu’il faut. Et c’est justement toute la stratégie des grandes organisations écologistes : elles tentent toutes de faire pression sur la classe politique pour les inciter à agir pour notre futur. Leurs revendications se résument à peu près à : il faut qu’« on » décarbone le capitalisme industriel, il faut une « transition » énergétique, ou technologique, ou écologique, il faut que les gouvernements investissent massivement dans la production d’énergie dite verte, propre, renouvelable ou décarbonée, dans la séquestration du carbone, et désinvestissent des combustibles fossiles. Problème : rien de tout ça n’est écologique, rien de tout ça n’irait dans le sens de la préservation de la nature. En plus, la production et la maintenance des technologies de production d’énergie « verte » dépendent des combustibles fossiles. L’industrie du recyclage est elle aussi très énergivore - le recyclage, ce n’est pas un joker miracle. 

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L’activité des industriels et des entreprises capitalistes nécessite l’extraction massive et incessante des ressources, un système mondialisé de transport, de distribution, etc. Ils voient aussi notre monde comme un ensemble de ressources à exploiter, parmi lesquelles les « ressources humaines », qui constituent un stock de consommateurs ou consommatrices et de travailleurs ou travailleuses corvéables à merci. Demander à une multinationale de respecter l’environnement et les droits humains, c’est donc un paradoxe qui va à l'encontre de leur nature et de leur raison d’être. Comme l’ont fait remarquer deux chercheurs australiens dans un livre sur le sujet, la meilleure chose qu’une entreprise puisse faire pour mettre un terme à la destruction de la nature, c’est de mettre la clé sous la porte. 

T’es effectivement loin du compromis…
Je pense qu’il ne faut pas avoir peur de comprendre et d’identifier notre situation actuelle comme une guerre. Il y a tout un système politique, économique et médiatique qui a déclaré la guerre au monde vivant et qui procède à son démembrement et son annihilation. Notre ennemi, dans cette guerre, si l’on se positionne du côté du monde vivant et des populations exploitées, c’est le système économique et politique dans sa globalité ; ce qui est extrêmement difficile à accepter parce qu’on est très infantilisé par le monde politique, et extrêmement dépendant du gouvernement et du monde économique et industriel pour notre survie.

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Au fur et à mesure que le capitalisme industriel nous dépossède de toute autonomie politique, il nous dépossède aussi de toutes nos connaissances : aujourd’hui, tout ce qu’il nous reste, bien souvent, ce sont des connaissances extrêmement spécialisées, techniques, hors-sol, on ne sait plus rien faire de nos mains. Nous sommes dépendant·es d’un monde industriel extrêmement complexe. Et beaucoup de gens ont accepté cette idée qu’on est bien obligé de faire avec le monde industriel, les entreprises, le gouvernement, parce qu’on est vulnérables sans eux. Et je pense qu'il faut s’attaquer à cette croyance selon laquelle il n’y a pas d’autres options, selon laquelle le mode de vie industriel n’est pas négociable.

C’est quoi alors, la solution ? Concrètement, qu’est-ce qu’on peut faire pour se mobiliser, pour s’organiser ?
Il y a beaucoup à apprendre des mouvements de résistance et de lutte qui ont déjà eu lieu. De manière très schématique, les actions qu’on doit mener s’articulent autour de deux stratégies complémentaires. Premièrement, une composante offensive et destructive pour laquelle on peut puiser des idées dans la théorie de la guerre - c’est le sujet des livres d’Aric McBay qu’on a publiés, les deux volumes de Full Spectrum Resistance. Un des objectifs de la guerre, c'est de désarmer ton ennemi, de l’empêcher de pouvoir t’attaquer. Ça veut dire qu’un de nos objectifs, c’est que le monde économique ne puisse pas continuer sa destruction du monde vivant. Concrètement, ça passe par l’action directe, le sabotage, des actions musclées contre tout ce système mortifère. Plus facile à dire qu’à faire, mais jusqu’à présent les écologistes ont surtout été sur la défensive. 

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Deuxièmement, on a une composante constructive, qui vise à préparer un futur désirable, soutenable, en s’organisant en dehors de l’État et des autres formes de domination impersonnelles - la bureaucratie, l’argent, les multinationales, les organisations supra-étatiques, etc. Dès maintenant, et même si ça s’avère plus ou moins difficile en fonction des contextes, on peut expérimenter des modes de gouvernance plus démocratiques, plus autonomes. Un autre aspect crucial, c’est la formation de nouveaux modes de production : actuellement, le mode de production alimentaire dominant est extrêmement vulnérable aux aléas climatiques, et il est aux mains d’un petit groupe de grandes entreprises. Cette production, il faut se la réapproprier. C’est un défi monumental, mais on n’a pas vraiment le choix.

« ​​Face à des injustices, on n’agit pas forcément parce qu’on a l’espoir d’y mettre un terme, mais parce que c’est moralement le seul comportement acceptable. »

Tu parles d'actions musclées ; est-ce que, selon toi, ça sert encore à quelque chose d’utiliser des pailles en carton, de trier ses déchets, de manger moins de viande ? 
S’il est louable de tenter de vivre sobrement, et si c’est ce qu’on devrait naturellement faire d’un point de vue moral, cela s’avère relativement inutile dans l’optique de sortir de la société industrielle ou de précipiter son effondrement. Le capitalisme étant fondé sur la croissance, la civilisation industrielle étant animée par une pulsion développementiste inexorable, au final, les petits gestes individuels promus ci et là n’ont à peu près aucun impact sur le tableau d’ensemble et son évolution. Comme l’a noté Kaczynski dans Révolution anti-tech : « Le comprendre peut nous aider à éviter de perdre notre temps dans de naïfs efforts. Par exemple, dans des démarches visant à apprendre aux gens à économiser de l’énergie et des ressources. De telles actions n’accomplissent rien. Cela semble incroyable que ceux qui prônent les économies d’énergie n’aient pas remarqué ce qui se passe : dès que de l’énergie est libérée par des économies, le système-monde technologique l’engloutit puis en redemande. Peu importe la quantité d’énergie fournie, le système se propage toujours rapidement jusqu’à ce qu’il ait utilisé toute l’énergie disponible, puis il en redemande encore. La même chose est vraie des autres ressources. Le système-monde technologique s’étend immanquablement jusqu’à atteindre une limite imposée par un manque de ressources, puis il essaie d’aller au-delà de cette limite, sans égard pour les conséquences. »

Comment tu fais pour pas perdre espoir ? Tu y crois toujours, en cette lutte ?
Difficile à dire. S’il nous reste de l’espoir, c’est bien peu, et ça dépend des moments. Mais on ne fait pas tant ce qu’on fait parce qu’on a l’espoir que les choses s’améliorent que parce que c’est la chose juste à faire. Face à des injustices, on n’agit pas forcément parce qu’on a l’espoir d’y mettre un terme, mais parce que c’est moralement le seul comportement acceptable. C’est là que j’en suis aujourd’hui : j’ai accepté que la situation est catastrophique, et surtout qu’on n’est pas dans un film hollywoodien. Aucun super-héros ne va se manifester au dernier moment et sauver la planète ; beaucoup de choses suggèrent qu’il y a de grandes chances de se retrouver dans une situation où la planète est tellement déplétée que seules certaines bactéries survivront. 

C’est pas dangereux d’être très pessimiste ?
On évite le pessimisme. Si on était pessimiste, on ne ferait juste rien. Il me semble qu’on s’efforce surtout d’être réalistes. Ne pas se voiler la face. Ne pas se mentir.

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